samedi 31 décembre 2011

Le Top 10 du Dr. Funkathus : les coups de cœur de 2011


D'accord, proposer une sélection de ses albums préférés de l'année, c'est : 1. arbitraire, 2. paresseux, 3. ça ne vole pas très haut, etc... Ceci posé, comme une année ne se passe heureusement pas sans coups de cœur, je souhaite une fois de plus les partager après les avoir déjà présentés plus en détail tout au long de 2011. Autrement dit, quand on n'aime pas, pas de palmarès ! Or, cette année, quelques albums m'ont beaucoup plu, touché ou fait vibrer.

Etant entendu que cette sélection vaut à un instant T, j'avais l'an dernier laissé la place à l'inconnu et au changement d'opinion en ne proposant qu'un Top 9 ! Et comme il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis, si je devais refaire aujourd'hui cette sélection 2010, elle serait considérablement différente de celle proposée alors !

Il n'y a pas eu cette année un album très largement au-dessus des autres comme l'avait été The ArchAndroid de Janelle Monáe. Cette année, les choses sont plus serrées, il y a deux albums que j'ai bien du mal à départager et, à vrai dire, je m'en fous un peu. Ce genre d'exercice est déjà suffisamment bêta pour ne pas y rajouter de la mesquinerie. Voilà : il y a deux albums que j'adore plus que les autres. Metá Metá de Kiko Dinucci, Juçara Marçal et Thiago França et Nó Na Orelha de Criolo. Et, hormis, ces deux-là, l'ordre n'a aucune espèce d'importance. Je ne suis pas encore assez maniaque pour tenir compte d'un critère subsidiaire positiviste, le compteur de lectures de mon juke-box virtuel !

Et je précise aussi que ce n'est pas non plus contradictoire que la liste que j'ai proposée à Vibrations soit sensiblement différente de celle de l'Elixir. Pour Vibrations, j'avais adopté un point de vue plus objectif, ou vaguement, avec l'idée de relever des albums "qui comptent" sans être trop exclusivement brésilo-centré. Ici, qu'on ne s'étonne par contre pas de ne trouver quasiment que des albums brésiliens : ce sont aussi les disques que j'ai le plus écouté, tout bonnement !

Enfin, chose extraordinaire, sept des mes dix albums préférés de l'année ont été proposés en téléchargement gratuit (mp3 320 kbps) par leur auteur !


1. Kiko Dinucci, Juçara Marçal et Thiago França, Metá Metá (Desmonta)


En trio acoustique, Kiko, Juçara et Thiago ont signé un album fantastique d'une profonde spiritualité, très inspiré par le candomblé et les religions afro-brésiliennes. Ils jouent une musique qui tend vers l'élévation, qui excelle tant dans la détente que dans la tension. Une musique qui passe de ballades tout en apaisement apollinien à des montées hypnotiques évoquant les figures d'orixas dans la fièvre d'un afrobeat réinventé et porté par la voix sublime de Juçara. Essentiel.

Lire : la chronique et un entretien exclusif sur l'Elixir et la chronique adaptée pour le site de Vibrations...
A télécharger gratuitement sur le site de Kiko ou sur la Musicoteca

et

1. Criolo, Nó Na Orelha (ôLôKo Records)


Si Lucas Santtana est la grande révélation brésilienne en Europe, c'est Criolo qui est la véritable révélation de l'année au Brésil ! Le rappeur de Grajaú, quartier périphérique de la Zona Sul de São Paulo, a signé un album magnifique qui le voit endosser un rôle de chanteur, voire même de crooner ! Grâce à l'appui, le talent et les encouragements de Daniel Ganjaman et Marcelo Cabral, ses producteurs, il a sorti un disque d'une grande variété, brassant le rap avec l'afrobeat, le samba ou le reggae. Bouleversant et toujours à fleur de peau. Et, il faut bien le dire, avec cette mue, il a probablement dû réaliser que sa voix de chanteur est bien meilleure que sa voix de MC !  "Linha de Frente" et "Bogotá" sont aussi parmi mes chansons préférées de 2011.

Lire : la présentation de l'album et pas mal d'autres petites choses sur Criolo...
A télécharger gratuitement sur le site de Criolo ou sur la Musicoteca

3. Passo Torto (Kiko Dinucci, Marcelo Cabral, Rodrigo Campos et Romulo Fróes) (YB)


C'est la loi de la survie dans le monde de la musique brésilienne : les musiciens sont dans la nécessité de mener plusieurs projets de front. D'un impératif économique, on ne s'attendrait pas à trouver un tel niveau d'excellence. Ainsi, notre bande de jeunes musiciens paulistes se configure et re-déploie en une multitude de formations à géométrie variable et en albums passionnants. Ensemble ou séparément, on retrouve donc Kiko Dinucci, Marcelo Cabral, Thiago França, Rodrigo Campos, Guilherme Held, ou Romulo Fróes trustant cette sélection de mes albums favoris de 2011. Passo Torto, c'est la rencontre de trois compositeurs qui ont écrit à quatre mains les chansons de ce disque, accompagné d'un formidable contrebassiste qui, de son archet, donne une belle profondeur au son de l'ensemble. Un disque de cordes, uniquement : guitare, cavaquinho et contrebasse. Contrairement à Metá Metá, l'autre disque de Kiko Dinucci sorti  cette année, il n'est plus question ici d'élévation mais de spleen urbain.  De désenchantement plus que de foi. Avec la qualité du son YB, produit par Mauricio Tagliari et mixé par Carlos "Cacá" Lima. Un album dont se détache la chanson "Cidadão", absolument magnifique. Romulo n'a peut-être jamais aussi bien chanté que sur ce titre.

Lire : la chronique de l'album "La Mélancolie à nu"
A télécharger sur le site de Passo Torto ou sur la Musicoteca

4. Seu Jorge, Músicas Para Churrasco, Volume 1 (Universal)


Après son album "américain" avec le groupe Almaz, signé sur le label californien Now Again, Seu Jorge est retourné au Brésil et il consacre donc un album, voire même une trilogie, à une institution nationale au Brésil : le barbecue ! Et pour ça, il balance un disque hyper funky où il continue de brailler de sa voix éraillée d'écorché ! La "musique pour barbecue" est-elle fonctionnelle, demandais-je à son propos cet été ? Elle l'est devenue, oui, mais pas pour cuire ma viande : c'est le disque que je fous à fond quand je fais les sols et passe balai et serpillière. Le truc qui donne du cœur à l'ouvrage : "Olé Olé" !!!

Lire la chronique "Le Barbecue de Seu Jorge"

5. Mariana Aydar, Cavaleiro Selvagem Que Te Sigo (Universal)


Pour le plus formidable travail d'orchestration de l'année. Entouré de musiciens brillants, le maestro bahianais Letieres Leite (Orkestra Rumpilezz) tisse une toile instrumentale de grande classe.

Lire la chronique

6. Pipo Pegoraro, Taxi Imã (YB)


L'afrobeat commence à faire naître des vocations au Brésil et le phénomène est récent. C'est sa rythmique élastique qui donne sa cadence au disque de Pipo Pegoraro. Entouré d'une floppée de musiciens, il prend le temps de faire durer les morceaux et y pose sa voix en douceur. Le genre de disque qu'on réécoutera volontiers avec le retour des beaux jours.

Lire la chronique "Ou comment Pipo Pegoraro imagine l'afrobeat tropicaliste"
A télécharger sur la Musicoteca

7. Anelis, Sou Suspeita Estou Sujeita Não Sou Santa (Scubidu Records)


Après avoir fait partie du groupe Dona Zica, Anelis Assumpção se lâche enfin et sort son premier album. Depuis son adolescence Anelis chante, depuis qu'elle accompagnait sur scène son père, Itamar Assumpção. C'est d'ailleurs avec la voix d'Itamar et une de ses compositions encore inédite que s'ouvre le disque, provoquant une étonnante continuité de l'œuvre familiale avec le fantastique "Mulher Segundo Meu Pai". Et cet album est une œuvre ambitieuse, longue comme un double-LP, qui la place d'emblée parmi les artistes de sa génération à suivre de près.

Lire la chronique "Ou comment la fille d'Itamar Assumpção s'est fait un prénom"
A télécharger sur la Musicoteca


8. The Dø, Both Ways Open Jaws (Cinq7)


Les amateurs d'indie pop ne considèreront peut-être pas le deuxième album de The Dø comme une des réussites de l'année. Si je ne me trompe, il figure seulement à la 37ème place du classement pop/rock/rap des Inrocks. Je m'en tamponne. Pour moi qui n'écoute que peu de pop/rock (parce qu'à l'écoute, mon intérêt est souvent trop vite gagné par l'ennui)  Both Ways Open Jaws est un album qui m'a captivé. The Dø, couple d'amour et de musique, Olivia Merihlati et Dan Levy, semble littéralement touché par la grâce. On a l'impression qu'il ont déjà tellement tout intégré, des field recordings d'Alan Lomax à l'electro pop Micachu, qu'ils peuvent désormais créer en toute liberté, avec naturel et évidence.

Lire la chronique

9. Romulo Fróes, Um Labirinto em Cada Pé (YB)


Romulo Fróes aimerait que l'on oublie parfois sa réputation de penseur de la musique brésilienne actuelle pour que l'on se concentre sur ses disques, pour ne pas que ses analyses pointues fassent de l'ombre à sa musique. Sur cet album produit par Mauricio Tagliari, aucun risque qu'on soit distrait de la musique : les textures sonores sont suffisamment denses avec les guitares de Guilherme Held, le cavaquinho de Rodrigo Campos et le saxophone de Thiago França, et la voix de Romulo a gagné en assurance. Ouf, il peut continuer à être bavard quand il parle de musique, on l'écoutera et le lira toujours avec intérêt, cela ne nous distraira pas de l'essentiel !

Lire la chronique "Comment traverser les murs du labyrinthe"
A télécharger sur son site ou sur la Musicoteca

10. Caçapa, Elefantes na Rua Nova (Garganta Records)


Il fallait un album "difficile" dans la liste, lequel se révélait très vite hypnotique. Un disque instrumental qui va savamment dénicher le psychédélisme au fin fond d'un tradi-moderne idiosyncrasique. C'est tout ça qu'explore les trois violas dinâmicas polyphoniques de Caçapa.

Lire la chronique "Caçapa et la finesse des éléphants"
Le site très didactique de Caçapa.

Festoyez bien !

vendredi 30 décembre 2011

Lucas Santtana, ou l'art de réinventer cinquante ans de tradition : une interview pour l'Elixir !


Avant de présenter mes albums favoris de 2011, histoire de boucler la boucle, voici en quelque sorte le cadeau de fin d'année que réserve l'Elixir à ses lecteurs : une interview inédite de Lucas Santtana. Si nous avons fréquemment dit ici que Criolo est la révélation de l'année au Brésil, de ce côté-ci de l'Atlantique, c'est sans conteste Lucas Santtana qui est la révélation brésilienne de 2011. Qu'il est loin le temps où je pouvais écrire que Lucas Santtana était "le secret le mieux gardé de la musique brésilienne" !

De façon assez paradoxale puisque Sem Nostalgia, l'album qui lui a apporté cette reconnaissance, est sorti au Brésil en 2009 mais dût attendre l'été dernier pour trouver un label, Mais Um Discos, qui le sorte en Europe. Ce qui explique que l'album de Lucas ne figure pas dans le palmarès 2011 de l'Elixir. Il était pour moi le meilleur disque de 2009 même si, cette année-là, je ne m'étais pas amusé à établir de classement de mes coups de cœur. (Parenthèse : ce n'est pas une contradiction par contre que, quand le magazine Vibrations me demande la liste de mes albums favoris, je l'y mette en bonne place. Dans la perspective de l'actualité musicale européenne/internationale, Sem Nostalgia est effectivement un album de 2011).


Personnellement, Lucas Santtana est un artiste que j'adore depuis l'époque d'Eletro Ben Dodô, son premier album, il y a une dizaine d'années. Je l'avais même fait figurer dans mes dix disques favoris de ce nouveau millénaire : "Manifeste Afro-Tropicaliste du IIIe Millénaire" ! Et quand j'ai projeté de réaliser des interviews exclusives pour l'Elixir, le premier musicien vers qui je me suis tourné était naturellement Lucas Santtana. Par e-mail, il m'avait donné son accord de principe et demandé de lui envoyé mes questions. Il ne s'attendait bien sûr pas à être assailli par une cinquantaine de questions revisitant l'ensemble de sa carrière, aussi me laissa-t-il sans réponse. Il fallut attendre que s'inaugure ma collaboration avec le magazine Vibrations pour que le contact soit renoué. On me demandait un article qui présente la nouvelle génération de musiciens brésiliens en recentrant mon propos sur Lucas Santtana, coup de cœur de la rédaction qui venait de le découvrir, et Seu Jorge. Et libre à moi d'y ajouter quelques noms.

Cette fois-ci, le rendez-vous fut pris par le biais de son attachée de presse en Angleterre. Ne pouvant malheureusement monter sur Paris pour son concert et l'interroger en face-à-face, nous décidâmes d'enregistrer l'interview la veille, le 1er novembre, alors qu'il était encore à Londres. Nous nous sommes retrouvés face-à-face certes, mais par écrans interposés, sur Skype, alors qu'il était dans le hall de son hôtel à siroter un soda. Ce fut un échange détendu et très sympa. Lucas devait être rassuré d'avoir à faire à quelqu'un qui connaissait bien son œuvre et, en même temps, soulagé d'avoir évité de se coltiner le fardeau de répondre par écrit à ma liste immense de questions ! En une demi-heure, nous nous sommes concentrés sur l'essentiel, à savoir son actualité, son dernier album, Sem Nostalgia, où il réinvente brillamment le format voz-violão si important dans la grande histoire de la musique brésilienne. Mais, comme vous devez bien vous en douter, je n'ai pas pu m'empêcher de glisser dans la conversation une ou deux questions sur Eletro Ben Dodô ! Et il m'a même parlé de son futur disque qui devrait sortir début 2012 !


O. C. : Quand on a connu, comme toi, le succès critique dès ses débuts, est-ce une forme de reconnaissance importante à tes yeux de pouvoir tourner en Europe et d'y voir ton album distribué ?

Lucas Santtana : Oui, c'est important de pouvoir jouer en Europe car, que ce ce soit en France, en Allemagne, en Italie ou en Angleterre, il y a un public qui aime beaucoup la musique brésilienne, qui accompagne son histoire. Il y a des gens comme toi qui connaissent ma musique depuis dix ans. Alors c'est pour cette raison que je trouve important de pouvoir venir en Europe, en raison de l'amour des gens pour la musique brésilienne. La musique brésilienne est connue dans le monde entier.

Avec internet, enfin, tout semble plus proche. Il ne faut plus penser le Monde séparément avec le Brésil, l'Europe mais penser le monde comme un seul monde. On parle des langues différentes mais nous avons quand même des langages communs. La musique est une langue universelle. Et, finalement, je n'ai pas tant l'impression de lancer un disque en Europe. Je pense que je suis en train de lancer un disque dans plus de pays, d'atteindre d'autres lieux.

O. C. : C'est peut-être ton disque le plus international, on y trouve plusieurs chansons en anglais, penses-tu que cela le rende peut-être plus accessible ?

Lucas Santtana : Oui, peut-être. Mais quand j'ai fait le disque, qui contient plus de chansons en anglais qu'en portugais, ce n'était pas pensé ou destiné au marché international. C'est une coïncidence…

O. C. : C'est peut-être aussi l'influence d'Arto Lindsay avec qui tu as composé plusieurs titres de l'album ?

Lucas Santtana : Oui, j'ai toujours fait des musiques pour mes disques avec Arto. Alors, cette fois-ci, quand je lui ai dit, "viens, on va écrire des musiques pour nouvel album", il avait déjà deux chansons prêtes en anglais, encore inédites, qui n'avaient jamais été enregistrées. Mais je trouve ça important. Dans tous mes disques, il y a toujours une ou eux chansons en anglais. Et j'aime bien la langue anglaise pour chanter, c'est quelque chose qui se passe naturellement.


O. C. : Il est difficile de t'associer à une scène précise tant ta musique est originale et suit sa propre voie… Tu es Bahianais mais tu vis à Rio. A quels artistes cariocas es-tu lié, dans quels lieux vas-tu jouer ? Quelle est l'importance de Rio pour toi ?

Lucas Santtana : Pour moi, Rio a été important parce que, quand j'habitais à Bahia, internet n'existait pas encore. Aussi il était très difficile pour moi d'avoir accès à l'information. Pour que je puisse découvrir Fela Kuti, il avait fallu qu'un ami ramène un LP d'Europe puis qu'il le copie en cassette pour les amis. Vraiment, c'était très difficile d'avoir accès à l'information. Et quand je me suis installé à Rio, j'ai eu accès à beaucoup plus de choses. J'ai pu voir beaucoup de films, trouver beaucoup de disques, découvrir de nouveaux styles musicaux qui n'arrivaient pas jusqu'à Bahia. Pour toutes ces raisons, ça a été important pour moi d'aller vivre à Rio. Parce que c'est un centre culturel du Brésil plus riche.

O. C. : Plus riche que Salvador ?

Lucas Santtana : Salvador possède sa propre richesse et elle est la seule à l'avoir. Mais quand j'y vivais, il était plus difficile d'y assimiler ce qui venait d'ailleurs. C'est différent aujourd'hui. Avec internet, n'importe qui, en n'importe quel point du globe, peut accéder à tout. A mon époque, pendant mon adolescence, ce n'était pas le cas et Rio a été très important.

O. C. : Mais quand je regarde ton agenda de concert, j'ai l'impression que, chaque mois, tu joues dans tous les coins du pays mais assez peu à Rio, que tu ne sembles pas forcément y être attaché à un lieu particulier…

Lucas Santtana : C'est le problème depuis un moment, il n'y a pas assez de lieux où se produire. L'endroit où je joue le moins de tout le Brésil, c'est Rio ! C'est pareil pour beaucoup d'artistes qui vivent à Rio et qui jouent le plus souvent ailleurs qu'à Rio. C'est le même problème. Parce qu'il n'y a pas assez de lieux adaptés et qu'ils ne paient pas bien, alors ça ne vaut pas la peine de s'y produire. Sauf pour les festivals qui sont des événements bien organisés qui paient correctement. Là, une nouvelle salle vient de s'ouvrir, le Studio RJ qui est un bon lieu pour jouer.

O. C. : Peut-être aussi que Rio reste encore très branché sur le samba, et notamment une interprétation assez classique du samba, ta musique étant plus originale et inclassable…

Lucas Santtana : Oui, il y a aussi ce côté-là. Ceux qui font du choro ou du samba peuvent jouer plus facilement à Rio. Mais si tu fais une musique plus originale, un travail d'auteur si je puis dire, tu auras moins de lieux où te produire à Rio. Et aussi, à Rio, tu as aussi ce côté "estival" : les gens vont voir un concert mais, pour eux, c'est aussi l'occasion d'aller boire des coups, draguer les filles. Ils vont au concert mais il y a des choses aussi importantes que le show lui-même. A São Paulo, le show, c'est le show, les gens sortent pour aller au concert, tu vois ! (rires).

O. C. : Sur Sem Nostalgia, tu te confrontes au format voz-violão. Mais tu subvertis la contrainte, en quelque sorte. Les sons de guitares peuvent être samplés, tu joues des percussions sur la caisse… Comme si tu avais voulu casser le format.

Lucas Santtana : Oui. Ce format existe au Brésil depuis au moins cinquante ans. La borne serait João Gilberto, en 1958. Et, en cinquante ans, ce format n'a jamais évolué. Alors que si tu prends un autre format établi comme le power trio dans le rock, à savoir guitare-basse-batterie, c'est le cas. Si, dans cette configuration, tu écoutes un enregistrement des années soixante, puis un enregistrement des années-soixante-dix, et des années quatre-vingt, tu remarqueras que le même format musical s'est transformé avec les années. Parce que sont apparues de nouvelles pédales pour les guitares, de nouveaux sons, de nouveaux micros pour capter différemment le son de la batterie. Et tu trouves des formations guitare-basse-batterie qui ne jouent que du jazz, que du rock… Donc le même groupe d'instruments sert à plein de choses différentes. Mais, au Brésil, les artistes qui ont chanté en s'accompagnant à la guitare n'ont rien changé de cette formule. Alors, j'ai voulu faire un disque de voz-violão mais je voulais y amener quelque chose de nouveau. Je me suis demandé de quelle manière je pourrais y parvenir. Comment faire que ce voz-violão sonne de plusieurs manières différentes. Donc, l'idée c'était de faire un disque de voz-violão mais qui ne sonne pas comme un disque de voz-violão.

O. C. : Te confronter au format voz-violão, c'était peut-être aussi une façon de t'inscrire dans une filiation de Bahianais qui l'ont pratiqué et sont allés poursuivre leur carrière à Rio comme Dorival Caymmi ou João Gilberto ? Surtout que tu considères encore ces artistes comme des influences.

Lucas Santtana : Bien sûr, ils m'ont beaucoup influencé : Caymmi, João Gilberto, Caetano, Gil, Jorge Ben. Et quand je fais le "Super Violão Mash-Up" ou le "Violão de Mario Bros", c'est fait exclusivement à partir de samples des guitares de Jorge Ben, Caymmi, etc… C'est comme de leur rendre hommage mais sans trop les respecter non plus. C'est un hommage à ma façon.

O. C. : J'adore vraiment ton premier album, Eletro Ben Dodô, il est comme un portrait musical de ta ville, de Bahia. Tu y fais référence à toutes les formations du cru : les Muzenza, Timbalada, Olodum, Ilê Ayiê, Apaches do Tororó, etc... C'est un disque qui reflète la musique de Salvador au début des années 2000, quand s'inventait un nouveau langage de percussions et que tu as mis en avant sur ton disque mais c'était quoi l'idée ? Est-ce que c'est parce que tu en étais déjà loin à Rio, que tu en avais la saudade

Lucas Santtana : J'avais conscience qu'il existait une culture de la percussion à Bahia, une culture de la rue. Mais je percevais aussi autre chose. La culture afro y était très intériorisée et j'ai voulu la faire communiquer avec des éléments extérieurs. L'idée de ce disque, c'était que tous les instruments aient une fonction rythmique. La guitare ne fait pas d'harmonie, elle joue une rythmique. La basse fait du rythme, la voix fait du rythme. Comme si tous les instruments étaient de percussions. C'est mon idée de départ. Et l'autre idée, c'était de montrer aux jeunes de Salvador qu'ils pouvaient faire une musique de percussions mais pensée d'une manière plus globale et pas seulement locale.

O. C. : L'an dernier, tu participais au disque de Baiana System. Je parlais justement avec Roberto Barreto il y a deux jours, pendant qu'il était à Copenhague pour le WOMEX. Leur concert a fait un tabac et ils devraient pouvoir faire une petite tournée en Europe l'an prochain. Pour moi, leur projet n'est pas seulement de moderniser un instrument presque tombé en désuétude comme la guitarra baiana mais c'est aussi, comme l'avait fait Eletro Ben Dodô, de moderniser la musique percussive de Bahia, tout en gardant son langage, ses timbaus qui claquent.

Lucas Santtana : Ce que fait Baiana System est excellent. Comme tu le dis, il ne s'agit pas seulement de sortir la guitarra baiana des trio elétricos, il l'amène à la surf music, à la cumbia, vers d'autres univers musicaux. Et aussi il prend ce langage de la percussion, le mêle à l'électronique. Et lui donne une dimension urbaine. Ca cesse d'être une musique folk, ou traditionnelle, pour devenir une musique urbaine. Et c'est ça qui est très intéressant.


O. C. : Il y a une chose étonnante en ce moment au Brésil. Même si la crise du disque y est la même que partout dans le Monde, on a l'impression que les musiciens y vont de l'avant et positivent. C'est incroyable de voir que Kiko Dinucci, Criolo, Romulo Fróes, Baiana System, etc... proposent leurs disques en téléchargement gratuit. Alors, bien sûr, la situation est différente. En Europe, il n'y a pas suffisamment de lieux pour que les artistes puissent se produire régulièrement alors qu'au Brésil, faire connaître sa musique permet d'obtenir une plus grande notoriété et donc de jouer plus souvent. Sans vendre de disques, les artistes peuvent vivre de leur musique. Mais la situation est malgré tout difficile et nécessite de l'imagination pour inventer un nouveau schéma…

Lucas Santtana : Au Brésil, pour les gens de ma génération, pouvoir télécharger la musique a été un truc super important. Parce qu'il y a encore une dizaine d'années, il était encore impossible de faire connaître ta musique par le biais de la radio. Aujourd'hui, on entend plus des gens de ma génération passer à la radio mais il y a dix ans, ce n'était pas le cas. Alors internet était le seul moyen d'atteindre le public et il fallait donc laisser notre musique pour qu'elle soit téléchargée et puisse se disséminer rapidement. Et c'est vrai, du coup, que les disque ne se vendent plus beaucoup mais on gagne notre vie grâce aux concerts, en composant une musique pour un film, et tout ce qu'on peut imaginer de cet ordre-là. Et pour dire vrai, ça valait le coup d'offrir son disque en téléchargement gratuit parce que ça permettait de se faire connaître et, du coup, faire plus de concerts, plus de travail grâce à ce disque. Au Brésil, on vit grâce aux concerts.

O. C. : Il y au aussi des lois, comme la Loi Rouanet, qui incitent les entreprises à pratiquer le mécénat culturel en échange d'exonérations fiscales, mais on entend parfois dire qu'il n'y a que les artistes les plus célèbres qui en profitent.

Lucas Santtana : Non, je ne crois pas que ce soit le cas. Il y a beaucoup d'artistes indépendants qui parviennent à être publiés s'ils obtiennent des subventions. Et il en existe au niveau national, mais aussi régional, municipal. Et si tu obtiens ces subventions, ça t'aide beaucoup. Parce qu'enregistrer un disque coûte cher, ce n'est pas vrai qu'on puisse faire un disque bon marché. Alors ça permet aux artistes de faire des disques de qualité et de payer tout le monde, les musiciens, l'ingénieur du son, le graphiste qui fait la pochette. C'est de l'argent qui circule dans le milieu musical. Après, c'est vrai ce que tu me dis mais uniquement dans le cas du mécénat d'entreprises. Celles-ci ne veulent financer que des artistes qui sont déjà très connus, pour ne pas prendre de risques. Mais il existe plein d'aides possibles.

O. C. : Bon, je t'ai expliqué que Vibrations m'a commandé un article centré sur toi mais où il sera aussi question de quelques autres artistes. Pourrais-tu me dire en quelques mots ce que tu pensent d'eux ? De Seu Jorge pour commencer ?

Lucas Santtana : C'est une des plus belles voix du Brésil, c'est un grand crooner, un grand interprète. C'est un très bon chanteur avec un timbre de voix très spécial. Et aussi un grand acteur, un grand artiste vraiment.

O. C. Et Kiko Dinucci et son trio Metá Metá ? 

Lucas Santtana : Kiko est un très bon guitariste. J'ai beaucoup aimé Metá Metá parce qu'ils parviennent à retrouver cette sonorité des vinyles, des vieux disques brésiliens. Par les arrangements, les sonorités. C'est un peu comme ça que j'ai conçu Sem Nostalgia, même si c'est plus tourné sur le futur, où que le passé est lié au futur. Metá Metá actualise le passé d'une manière organique.

O. C. : Criolo ? Tu as participé avec lui au disque de Gui Amabis, Memórias Luso-Africanas.

Lucas Santtana : C'est un très bon disque. Il a rassemblé beaucoup de monde. Criolo, Céu, Tulipa, Curumin, et moi. Il est très bon. C'est un travail de samples, presque tout est fait à partir de samples mais ils sont utilisés presque comme si c'était joué, c'est très sophistiqué. Ce n'est pas comme dans le hip-hop où tu as un sample et un beat par-dessus, là, c'est très sophistiqué, c'est accordé. C'est un travail d'artisan avec les samples.

O. C. Et l'album de Criolo ?

Lucas Santtana : Il est très bon. Criolo, ça fait vingt ans qu'il est dans le truc. Et ça n'arrive que maintenant mais c'est bien de voir un type qui n'a jamais renoncé. Et c'est intéressant également parce que les groupes de rap au Brésil ont toujours beaucoup imité les Américains avec les mêmes beats. Là, c'est bien de voir le rap se mélanger avec le samba, la musique brésilienne. C'est quelque chose de salutaire pour le rap brésilien, qu'il ne reste pas à toujours imiter le rap américain.


O. C. : Y a-t-il quelque chose qui t'a frappé en Europe ? Une anecdote ? C'est la première fois que tu viens ?

Lucas Santtana : L'an dernier, je suis déjà venu mais c'était seulement à Lisbonne.

O. C. : Ah, Lisbonne, c'est toujours la porte de l'Europe pour les Brésiliens !

Lucas Santtana : Hier, c'était le premier concert en Angleterre, demain le premier à paris. Ce sont mes débuts ici. Ce que j'ai ressenti ? La première fois que je suis venu en Europe, c'était quand je jouais avec Gilberto Gil, j'avais vingt-trois ans. Je ne connaissais encore rien du Monde et l'Europe me paraissait vraiment très différente. Mais aujourd'hui, je remarque surtout tout ce qu'il y a en commun : les rues, le métro, les boutiques, la nourriture. Chaque lieu a ses caractéristiques, sa personnalité mais même si l'architecture est différente, je ne ressens pas tant de différences dans le monde.

O. C. : Notamment grâce à internet et aux réseaux sociaux, où chacun peut se connecter par centre d'intérêt ?

Lucas Santtana : Exactement, exactement. Et aussi parce qu'il y a beaucoup plus de migrations. De plus en plus, les grandes villes sont cosmopolites et rassemblent des gens venus du monde entier. Le monde se rapproche, et c'est plutôt bien.

O. C. : Je ne pourrai malheureusement pas assister à ton concert parisien mais j'ai compris que tu devais déjà revenir l'an prochain pour faire plus de concerts. J'ai bon espoir de te voir enfin sur scène !

Lucas Santtana : Oui, je vais revenir l'an prochain ! 

O. C. : J'ai cru comprendre que ton prochain album était déjà presque prêt, qu'il était déjà enregistré.

Lucas Santtana : Oui, il est en phase de mixage.

O. C. : Et à quoi va-t-il ressembler, sera-t-il dans une continuité avec Sem Nostalgia ? 

Lucas Santtana : C'est un disque qui est très centré sur le groupe, en train de jouer live. Mais il y a aussi beaucoup de samples symphoniques. Parce que quand j'étais adolescent à Bahia, j'écoutais beaucoup de musique classique symphonique. Je suivais cette éducation classique et donc, même si j'écoutais de tout, il y avait beaucoup de musique symphonique. Et ça a beaucoup influencé ce que je fais. Mes quatre disques sont tous très différents entre eux. Mais ils ont tous une chose en commun qui est la recherche de textures musicales. Tous mes disques sont composés de chansons mais leurs arrangements recherchent des textures de sons superposés, des textures particulières. Et c'est quelque chose que l'on retrouve dans la musique symphonique. En raison de la variété des instruments de l'orchestre, chaque combinaison produit une texture particulière, différente. Puis, j'ai arrêté d'écouter du classique pendant longtemps. J'y suis revenu l'an dernier et ça a beaucoup influencé le prochain album.

O. C. : Mais ce sera à partir de samples ?

Lucas Santtana : Oui, ça va être samplé mais certains sons seront joués.

O. C. : Parce que les samples, c'est moins cher que d'avoir un orchestre ?

Lucas Santtana : Tu m'étonnes ! Un orchestre ? Ca, c'est impossible (rires) !

Un grand merci à Lucas pour cet échange. Sem Nostalgia figure parmi les meilleurs albums de l'année pour de nombreuses publications. Cela lui permettra, pour son retour l'an prochain, d'avoir  plus de dates de concert. Personnellement, après qu'il l'ait invité dans son émission sur la BBC, je caresse l'espoir qu'il soit programmé par Gilles Peterson dans le Worldwide Festival qui se déroule à Sète. Autant dire à deux pas. D'ici là, vous pourrez découvrir prochainement dans l'Elixir une interview de Lewis Hamilton, alias Mais Um Gringo, le jeune Anglais qui a fondé le label Mais Um Discos qui a sorti Sem Nostalgia en Europe.

Et j'apprends à l'instant que le cinquième album de Lucas sortira en mars et s'appelle O Deus.

mercredi 28 décembre 2011

"Xirley" et les meilleures vidéos de 2011


Fin décembre, vient le temps des bilans et l'occasion de se rappeler nos coups de cœur. Avant les sélections musicales, un coup d'œil sur nos vidéos préférées parce que désormais l'image accompagne presque toujours le son. Pour les blogueurs, YouTube ou Vimeo sont des opportunités extraordinaires de faire partager la musique que l'on aime. Cela peut même devenir une solution de facilité, un truc de gros feignant. On copie le code pour que la vidéo soit embedded et pof, ça fait un post en deux coups de cuiller à pot. Mais sur l'Elixir, on n'est pas comme ça. On essaie au moins de présenter les choses et l'artiste. C'est quand même la moindre des choses. Par contre, proposer sa sélection de l'année, ça, je l'avoue, c'est un peu paresseux.

Alors, si rien ne m'a autant enthousiasmé que, l'an dernier, le "Tightrope" de Janelle Monae qui est probablement la vidéo que j'ai vu le plus grand nombre de fois de toute ma vie, cette année ma vidéo préférée, c'est "Xirley" de Gaby Amarantos.

Gaby Amarantos, "Xirley", par Priscilla Brasil

Nous l'avions annoncé, avec Gaby Amarantos, la "Muse de la tecnobrega", c'est une tornade de qui allait frapper le Brésil. On attend la suite avec la sortie de son "vrai" premier album.

Ce petit film réalisé par Priscilla Brasil raconte une histoire. Il raconte en plusieurs tableaux l'ascension vers la gloire d'une chanteuse partie de tout en bas de l'échelle. Très autobiographique et ironique. Le décor et les tenues changent mais, toujours dans un coin, tout aussi kitsch que le reste, la petite statue de Nossa Senhora de Nazaré à qui Gaby voue un culte.

Si "Xirley" est mon clip préféré, c'est parce qu'il donne la pêche. Vous le regardez et vous avez envie de tout écarter sur votre passage comme la tornade Gaby !

Présenté ici le 20 octobre...


Carlinhos Brown dans les Petites Planètes, par Vincent Moon
et
dom & Kiko Dinucci, "Ciranda Para Janaína", par Jeremiah

Il y a désormais une école Blogothèque dès lors qu'il s'agit de filmer la musique quand elle se joue. Il s'agit d'être au cœur de l'action et de tourner autour des musiciens, voire de tourner sur soi-même pour saisir un panorama à 360° du lieu. Dit comme ça, ça n'a l'air de rien mais avec le talent de ces jeunes réalisateurs, c'est une véritable tentative d'immersion du spectateur sur le lieu de l'action. J'ai cru voir que la collection Ocora fondée par Charles Duvelle était une influence pour Vincent Moon. Ces enregistrements sont de véritables référence en matière d'ethnomusicologie et d'enregistrements de terrain. Charles Duvelle allait sur le terrain mais pour rendre compte de la dynamique de leur exécution, accompagnant souvent une cérémonies, des danses, etc., ne posait pas ses micros mais les déplaçait discrètement afin d’être toujours au cœur de l’action. Vincent Moon, Jeremiah et les autres réalisateurs issus de la Blogothèque semblent avoir adopté ce principe et transposé dans leur cinéma musical. En voici les deux exemples que j'ai préférés cette année.

Tourné dans son studio de l'Ilha dos Sapos, dans le Candéal, le film consacré à Carlinhos Brown par Vincent Moon, est une tournerie funk imparable. Avec Brown, quand ça commence à jouer, ça chauffe très vite ! La collection Petites Planètes qui conduit Vincent Moon à faire le tour du monde pour rencontrer des musiciens dans leur environnement est un projet magnifique. Réalisé sous licence Creative Commons et n'existant que grâce à vos dons !

Présenté le 25 mai...


Quand Jeremiah filme Dominique Pinto, aka dom (sa chérie) et Kiko Dinucci interprétant "Ciranda Para Janaína" sur un balcon, au vingt-quatrième étage d'un immeuble de São Paulo, il saisit un moment de grâce intimiste alors que le crépuscule tombe sur la ville.

Présenté le 30 novembre...


Criolo, "Subirusdoistiozin" par Tom Stringhini

OK,  Criolo est la révélation de l'année au Brésil, on l'a déjà dit et répété. Mais il illustre l'importance pour un artiste qui propose son album en téléchargement gratuit d'avoir des clips soignés, de véritables petits films, afin d'être en rotation sur MTV ou abondamment regardé sur YouTube car ce qui compte, c'est désormais de se faire une notoriété et multiplier les concerts.

Avec "Subirusdoistiozin", Tom Stringhini réalise une belle reconstitution, un film "en costumes" des années 80. Avec le grain de l'image qui va avec. Un retour au temps de l'enfance de Criolo et les époques qui se succèdent jusqu'à aujourd'hui autour de l'échoppe d'un coiffeur...

Présenté le 31 août...


Madvillain, "Strange Ways", par JYB (Jean-Yves Blanc)

Pour être franc, je ne suis allé que deux fois au cinéma cette année. Pour voir Rio et Tintin. Et même si c'était pour accompagner mes enfants, j'ai me suis bien régalé. Depuis Shrek, j'adore les films d'animation en images de synthèse. Mais j'aime aussi beaucoup le hand-made. Et les imperfections qui vont avec. Le côté bricolo hyper-inventif d'un Michel Gondry. Ou le soin obsessionnel d'un Nick Park à confectionner ses personnages en pâte à modeler et ses décors. Jean-Yves Blanc, aka JYB, est un de ces passionnés méticuleux. Cela déjà quelques années qu'il sculpte les figures du hip hop et du funk en pâte à modeler. Ici, avec son matériau habituel, il a réalisé "Strange Ways", un titre de l'album Madvillain, un classique instantané du rap, l'œuvre de Madlib et MF Doom. Dans le cadre d'un concours organisé par le label Stones Throw qui invitait les vidéastes amateurs à illustrer un titre de leur choix du catalogue. Et vous savez-vous, il n'a même pas fini premier, quelle injustice !

Présenté le 22 septembre...

mardi 27 décembre 2011

Les Alchimistes du Son : un documentaire sur l'innovation dans la musique brésilienne


Je me lamente suffisamment de ne pas avoir accès à de nombreux documentaires réalisés sur la musique brésilienne pour ne pas manquer de signaler celui-ci. Et, même mieux, le partager ici-même. Alors, sortez le fauteuil et posez-vous, voici Alquimistas do Som de Renato Levi, d'après un scénario de Fernando Salém

, un film d'une heure consacré à l'innovation dans la musique populaire brésilienne.

Nous y découvrons des images d'archives et les témoignages entrecroisés de Tom Zé, Lenine, Arnaldo Antunes, Egberto Gismonti, Carlos Rennó ou Arrigo Barnabé. Comme il le dit en introduction, pour Lenine, le fait d'être issu d'un peuple métis et d'avoir une culture hybride pousse le musicien brésilien à l'expérimentation. Et Arnaldo souligne que le Brésil a déjà une tradition de musique populaire très sophistiquée. Et comme Arrigo Barnabé, toujours dans l'introduction, estime que les traditions n'ont pas le même poids historique en Amérique du Sud qu'en Europe, on en déduira que le Brésil est un terrain propice à l'innovation musicale.


Découpé en époques, le premier chapitre de ce film évoque João Gilberto et la bossa nova. Enfin, surtout João Gilberto. Et Tom Zé de rappeler que, quand la bossa apparaît en 1958, alors qu'il a vingt-deux ans, elle fut vraiment la folie de sa jeunesse, l'étendard de sa génération. Lenine rappelle que le Brésil était alors considéré comme le pays du futur. Brasilia, sa capitale sortait du néant imaginée par les plans d'Oscar Niemeyer, un architecte visionnaire (et communiste)*. La bossa a mis le Brésil sur la carte du Monde, comme le dit Tom Zé : "nous n'étions jusqu'alors qu'à la périphérie de la planète et le monde ignorait tout de nous puis, grâce à la bossa nova, le monde entier a su ce qu'était le Brésil"... Il nous dit combien le chant feutré de João Gilberto était tellement impensable en ces temps de chanteurs à voix qu'il fut surnommé le "ventriloque" !

L'époque suivante est celle du Tropicalisme qui introduit les guitares électriques, fait redécouvrir au pays ses rythmes régionaux, cherche du côté des musiques contemporaines et voue un culte à João Gilberto ! Mouvement culturel comme il y en eut quelques uns de par le monde à la fin des années soixante, le Tropicalisme fut considéré comme "une trahison à la nation", rappelle Tom Zé. Et en matière d'expérimentation, le lutin bahianais possède une imagination des plus fertiles. Au tout début du film, on le voit interpréter, en 1978, un de ses morceaux "Música et Músicas", œuvre avec orchestre, bandes et outils. Il intègre à sa musique des bandes, des transistors, de vrais instruments et où il fait chanter la rencontre des cloches agogô et d'une disqueuse ! Du Tom Zé en majuscule ! Comme le dit Arnaldo Antunes, ce n'est pas seulement de la musique mais aussi de la performance, pour la dimension scénique, pour l'attitude, cette intégration des objets et bruits du quotidien.


On voit des images de Caetano Veloso, en pleine période hippie, expliquer que le Tropicalisme était né d'une révolte contre les limites établies du bon goût. Ce qui demeure aujourd'hui une caractéristique forte chez lui.

C'est Egberto Gismonti qui propose une belle métaphore pour décrire la portée du mouvement. Il prend l'image de la catapulte : pour projeter quelque chose loin dans le futur, il faut d'abord qu'elle se tende vers le passé.

Est ensuite présentée la Vanguarda Paulista et ses figures comme Arrigo Barnabé et Itamar Assumpção. Apparu à la fin des années soixante-dix à São Paulo, cette scène mêlait elle-aussi les références en une musique parfois difficile. Barnabé était un musicien savant qui avait l'ambition d'introduire des éléments dodécaphoniques ou atonalistes dans la musique populaire brésilienne. Pour filer la métaphore un brin caricaturale, si Jobim c'est Debussy, alors Arrigo Barnabé, c'est Schönberg ! Entendez par là que cette Vanguarda Paulista n'a pas choisi la facilité, que sa musique n'était pas du genre à nous caresser dans le sens du poil. Mais aussi avec Itamar Assumpção et Arrigo Barnabé, même l'expérimentation peut être funky !


Dans la partie suivante, on flirte avec les musiques savantes. Pour Uakti, l'innovation passe par l'invention d'instruments originaux et fabriqués sur mesure. L'influence, entre autres, de Walter Smetak et Hans-Joachim Koellreutter est évoquée. Ce grand compositeur allemand installé au Brésil dans les années trente, a développé un enseignement dont peuvent se revendiquer Tom Zé, ou Marco Antônio Guimarães, fondateur du groupe Uakti. "J'ai eu le bonheur, dit Tom Zé, d'avoir fréquenté, dans un pays où des gens crèvent de faim, une école de musique hyper-sophistiquée qui a pu ouvrir les yeux de tant d'élèves".

Marco Antônio Guimarães souligne qu'en matière d'invention de nouveaux instruments, la richesse du monde de la percussion est infinie. Ce qui est très bien illustré par le film. Carlinhos Brown serait un représentant de cette école mais, ici, c'est Naná Vasconcelos qui fait montre de cette incroyable inventivité. Mais ce grand maître prévient : "la percussion, ce n'est pas seulement pour faire du rythme. C'est aussi pour faire des sons. Les sons de la nature, du vent, de la rivière, des animaux". On entendra en écho Hermeto Pascoal déclarer que "tout le monde veut imiter les animaux". Difficile, en effet, d'évoquer l'innovation dans la musique brésilienne sans retrouver Hermeto Pascoal.
Renato Levi, Alquimistas do Som (2003), en intégralité :


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* Il quittera d'ailleurs le pays quand celui-ci basculait dans la dictature et profitera de son exil français pour dessiner notamment le fameux siège du Parti Communiste Français, place du Colonel Fabien. Aujourd'hui centenaire, Niemeyer a également eu l'inspiration d'écrire les paroles de quelques sambas, comme nous l'apprenait BossaNovaBrasil.


jeudi 22 décembre 2011

Son of Bazerk : complètement Bazerk !!! (1991, vingt ans après)


Nous avions annoncé le retour de Son of Bazerk il y a un an jour pour jour mais, en cette année 2011 dans le cadre de notre rétrospective 1991, vingt ans après, c'est le moment d'évoquer les vingt ans de leur chef d'œuvre, leur seul et unique album avant leur récente reformation : Bazerk Bazerk Bazerk !

Son of Bazerk, c'était peut-être la plus grande voix de l'histoire du rap. Chuck D. de Public Enemy en est convaincu : "Son of Bazerk has the greatest voice ever !". Le groupe se distinguait de ses collègues en s'inspirant du style de James Brown, une tension rythmique incroyable, un beat ultra sec, des costumes bien coupés et une pochette inspirée du Please Please Please du Maître... Assez flagrant, n'est-ce pas ?





En un seul album, Bazerk, Bazerk, Bazerk, sorti en 1991, Son of Bazerk a acquis un statut culte. Il faut se souvenir, si vous en avez l'âge, de l'impact du groupe à sa sortie. "J.Dub's Theme", "Change the Style", "What Could Be Better Bi***", etc. Qui a entendu ces titres n'est pas près de les oublier ! Une bombe. Sans exagérer. Une vraie bombe.

D'ailleurs, en parlant de bombe, c'est Keith et Hank Shocklee du bien nommé Bomb Squad, délaissant Public Enemy le temps de produire Son of Bazerk, qui réalisèrent l'album. Il était absolument incompréhensible que pareil album ne connaisse pas de suite. Ironie de l'histoire, c'est Hank Shocklee qui serait responsable de la fin de l'aventure en les renvoyant à leurs chères études, n'ayant jamais jugé dignes d'être sorties les propositions de nouvel album du groupe. C'est du moins ce que déclara Son of Bazerk dans une interview accordée à Unkut en 2008. Une version des faits qui est démentie par Shocklee. Who knows... Cela va jusqu'à en faire perdre sa lucidité à Bazerk qui prétend détester la musique de "Change the Style", alors que c'est un numéro hallucinant de virtuosité, justement par cette façon vertigineuse de jongler avec les styles.

"- Je détestais la musique sur “Change the Style”, ce n'est pas ce que je leur ai donné.
- Mais les gens considèrent ça aujourd'hui comme un classique !
- Pour moi, c'est nul. J'en ai rien à foutre. Je déteste cette chanson"

Curieuse réaction... Tout le monde était pourtant béat devant un tel morceau. Dee Nasty, notre ancien French Zulu King, disait alors son admiration pour le travail du Bomb Squad sur ce disque : "la qualité des machines ouvre des horizons de plus en plus vastes, et on arrive à des choses complètement extrémistes comme Son of Bazerk. C'est l'équipe qui est derrière Public Enemy, Bomb Squad, qui fait les musiques. Si tu décortiques ce qu'ils font, ça devient de la folie. Je ne sais pas combien de minutes de samples ils font. Tu as quatre rythmiques qui tournent en même temps, là-dessus plein d'arrangements... Tu as l'impression que dix DJs jouent en même temps" (in Terminal n° 56, novembre-décembre 1991).

Si mon titre préféré demeure le "J.Dub's Theme", "Change the Style" est une véritable démonstration, un tour de force destiné à mettre la concurrence sur les rotules ! Je vous laisse découvrir ça !




Encore aujourd'hui, Bazerk Bazerk Bazerk reste un de mes disques de rap préférés. 


PS : les lecteurs fidèles reconnaîtront des extraits du texte publié l'an dernier. Certes, mais c'est mon anniversaire et je n'ai pas le temps d'en faire plus. Et puis, c'est déjà pas mal, non ?

mercredi 21 décembre 2011

Flavia Coelho et sa "bossa muffin", ou l'ingérence française en matière de musique brésilienne


Certes, Baden Powell a fait une partie de sa carrière en France. Certes, Naná Vasconcelos a sorti ses deux premiers albums sur le même label que Baden, Saravah. Mais pour deux grands maîtres, combien de fumisteries ? Il s'agit d'une vieille manie nationale, une forme d'ingérence qui ne dit pas son nom. En France, on a une fâcheuse prétention à avoir notre propre vision de la musique des autres. En matière de musique brésilienne, la dernière venue s'appelle Flavia Coelho. Et c'est elle qui est mise en avant par la grande chaîne de supermarchés culturels qui avait jadis vocation à être "agitateur culturel" ! Alors qu'au Brésil l'année a été particulièrement riche en albums sublimes, en France on préfère la Bossa Muffin, sic !


Parce qu'en France, on ne se contente pas de faire découvrir de nouveaux artistes brésiliens, non, on préfère carrément inventer un nouveau style musical, ici la bossa muffin ! Il s'agit du titre de l'album de cette charmante jeune femme qui a tapé dans l'œil d'un professionnel de la profession qui a pignon sur rue et possède deux studios d'enregistrement...

Les musiciens brésiliens à avoir fait carrière en France sont nombreux, y compris ceux qui sont restés inconnus dans leur pays d'origine, ce qui est souvent un mauvais présage. De cette longue histoire se détachent bien quelques figures de génie, Baden Powell ou Naná Vasconcelos donc. Quelques divisions en dessous, il y eut également Nazaré Pereira, Mônica Passos ou Les Etoiles. Ou plus récemment Bïa ou Márcio Faraco. Tous ayant en commun d'avoir à un moment de leur carrière vécu en France et d'y avoir été signés sur un label national. Nous eûmes aussi droit à des styles dénaturés et présentés dans une version racoleuse, Kaoma pour la lambada ou Carrapicho pour le bumba meu boi. Mais reconnaissons également que c'est sur un label français, Delabel, que Carlinhos Brown a sorti Alfagamabetizado, son premier album.

Si le monde de la musique au Brésil est un univers hyper-concurrentiel débordant de talents où il est difficile de faire son trou, le choix de la France n'a rien d'un Eldorado. Outre que l'exil est le meilleur combustible de la saudade, on peut souhaiter à Flavia Coelho d'enchaîner les dates et avoir suffisamment de cachets pour obtenir le statut d'intermittente du spectacle.

Franchement, je n'ai rien contre Flavia Coelho et sa musique. Mais c'est quoi cette bossa muffin, à part une tentative éhontée de faire du racolage musical ? C'est une musique plutôt bien troussée, souvent acoustique, et qui balance plutôt reggae. Les paroles sont le plus souvent en portugais... La musique de Flavia Coelho est légère, enlevée... Ensoleillée est le qualificatif qui reviendra le plus souvent pour la décrire parce qu'on n'a pas grand-chose d'autre à en dire. Ses chansons sont peut-être très personnelles mais... insipides, sans aucun caractère. Et la prose que nous sert son Blue Line Productions, son label, en guise de biographie sent carrément l'arnaque à plein nez. "Son titre, Bossa Muffin (...) claque comme une déclaration d’indépendance, ou un manifeste. Mais un manifeste sans dogmes ni mots d’ordre, qui dans la spontanéité du geste musical chanterait avant tout les vertus du métissage, de la mondialisation sous son visage le plus humain". Du vent, le genre de phrases creuses que nous balancent les labels pour faire mousser des artistes trop plats.

Dans le rap, la street credibility est parfois un critère d'exclusion alors que l'on sait pourtant que tous les rappeurs ne viennent pas du ghetto et que c'est notamment le cas de quelques uns parmi les plus intéressants d'entre eux. Mais la street cred', ça sert à repérer les intrus, les "faux", les avatars inventés par les maisons de disque parce qu'ils sont moins gênants... Appliquée à d'autres genres musicaux, il serait parfois bon d'interroger la crédibilité de certains artistes ? D'où vient Flavia Coelho ? A quelle scène brésilienne est-elle rattachée ? Par quels pairs est-elle reconnue ? Cela nous fera gagner du temps.

On sait le peu de place accordée en France aux musiques brésiliennes. Actuellement, s'ouvre pour la musique brésilienne une période exceptionnelle de créativité où de nouveaux artistes très nombreux re-visitent leurs racines pour mieux être ouvert à leur temps. A l'humble échelle de ce blog et rien que cette année, nous avons présenté de nombreux albums et artistes passionnants. Au lieu de ça, à l'heure des cadeaux de Noël, que voit-on en tête de gondole ? Navrant...



mardi 20 décembre 2011

Anelis, ou comment la fille d'Itamar Assumpção s'est fait un prénom


Si São Paulo est devenu la capitale culturelle du Brésil et abrite aujourd'hui une grande diversité de scènes musicales, le phénomène est encore récent. De cette nouvelle génération pauliste, certains musiciens revendiquent l'héritage du premier mouvement indépendant issu de la ville, la Vanguarda Paulista. Un mouvement avant-gardiste tourné vers l'expérimentation pour s'émanciper des carcans dominé par les figures d'Itamar Assumpção et d'Arrigo Barnabé. Parfois, au sein de cette relève, les liens avec la Vanguarda Paulista sont carrément filiaux. Ainsi Iara Rennó est-elle la fille de la chanteuse Alzira Espindola et du parolier Carlos Rennó, tous deux acteurs de cette scène. Tulipa Ruiz est la fille d'un musicien d'Itamar Assumpção. Quant à Anelis, une des filles d'Itamar en personne, elle a sorti cette année son premier album.


Lancé au printemps dernier, Sou Suspeita Estou Sujeita Não Sou Santa a été depuis mis à la disposition du public par Anelis, en téléchargement gratuit (mp3 320kbps) sur la Musicoteca. Ce qui est le prétexte pour qu'on en parle : il vous sera facile d'aller vous le procurer ! Pour des débuts, elle a mis la barre assez haut. Avait-elle le choix ? Non. Quand on est la fille d'un musicien culte, on est attendu au tournant. C'est d'ailleurs la voix d'Itamar Assumpção que qui ouvre cet album de façon magistrale avec l'excellent "Mulher Segundo meu Pai". Un titre inédit de celui-ci qu'elle interprétait déjà en 2005 sur l'album Filme Brasileiro de son premier groupe, Dona Zica. Un groupe indépendant de São Paulo clairement en avance de quelques années sur son temps. Et pour souligner l'inscription familiale, Anelis a également invité sa sœur Serena et sa fille Rubi !

S'il est parfois considéré comme un artiste maudit", le "maldito da MPB", Itamar Assumpção est donc une légende. Un documentaire vient d'ailleurs de lui être consacré, Daquele Instante em Diante. Outre son œuvre majeure, Itamar s'est illustré pour avoir, parmi les premiers, voulu s'affranchir des majors. Il était rebelle à ce système et donc dérangeant. La liberté artistique a un prix et ce combat, son combat, n'était pas encore à l'ordre du jour pour ses pairs musiciens. Aujourd'hui, sa démarche trouve un écho au sein de la nouvelle génération qui peut se revendiquer de lui. On ne s'étonnera donc pas qu'Anelis ait sorti ce premier album sur un label indépendant. Ni qu'elle le propose désormais en téléchargement gratuit. Si Itamar était encore là*, nul doute qu'il aurait été le premier à inciter sa fille à adopter une telle démarche !

S'adapter à un nouveau modèle de diffusion de la musique est une chose, encore faut-il signer une œuvre exigeante pour être à la hauteur d'un tel pedigree. C'est là que les choses se corsent car il n'est pas aisé de se faire un prénom. Mais sur ce plan-là aussi, Anelis réussit brillamment ses débuts en solo. Sous ses airs de gamine espiègle, à trente ans, elle a déjà un long parcours dans la musique : encore adolescente, elle accompagnait déjà son père sur scène aux chœurs, avant d'être de l'aventure Dona Zica, formation où elle retrouvait sa copine d'enfance Iara Rennó, autre enfant de la balle.


Ce premier album a visiblement été longuement mûri et les morceaux déjà rodés sur scène depuis plusieurs années. Car Anelis signe là un disque d'auteur, composant la plupart des titres. Et ils sont nombreux ! Quand la très grande majorité des albums brésiliens semble encore marquée par les traces d'un phonograph effect qui limite à douze le nombre de chansons et à une quarantaine de minutes la durée, elle signe un "double-album" de plus d'une heure et dix-sept morceaux**. Un telle durée étant peut-être une façon de conjurer la pression ou de démontrer qu'elle tient la distance.

Sou Suspeita... est aussi l'accomplissement de son travail de chanteuse. Elle est impeccable dans tous les registres, y compris le rap (ce qui ne surprendra personne : elle anime en effet l'émission Manos e Minas consacrée au rap et aux cultures urbaines). Sa voix ne souffre ici aucune comparaison, même quand elle s'entoure de ses consœurs CéU, Thalma de Freitas ou Karina Buhr.

Entre les ballades et le reggae et ses grosses basses, se glissent sans perdre le fil ni la cohérence globale du projet des touches jazzy rétro sur "One Day", rock ou afros sur "Sonhando". Pour donner corps à ce répertoire, lui donner un son, elle est accompagnée d'une formation particulièrement pointue dont la moitié des membres appartient au groupe de reggae pauliste Rockers Control, paraît-il le meilleur de la ville : Cris Scabello (guitare), Mau Pregnollato (basse) et Bruno Buarque (batterie). Elle s'inscrit aussi dans la lignée familiale puisqu'on trouve également à ses côtés Lelena Anhaia (guitare) et Simone Sou qui avaient fait partie des Orquídeas do Brasil, le groupe féminin qui accompagna Itamar. Les invités sont nombreux et contribuent à étoffer la texture sonore de ce disque. Citons simplement Curumin à la batterie (son mari à la ville) ou Daniel Ganjaman aux claviers...

A côté de morceaux reggae qui trouveraient sans mal leur place sur la bande-son ensoleillée de nos humeurs légères, les ballades sont inspirées, de vraies chansons. Anelis Assumpção nous offre un album où les trames sont complexes et qui s'avère si dense que les écoutes ne l'épuisent pas mais en révèle toute la riche matière. Une vraie révélation.


Anelis, Sou Suspeita Estou Sujeita Não Sou Santa (2011) 

@ Musicoteca (mp3 320 kbps)

01. Mulher Segundo Meu Pai
02. Bola Com Os Amigos
03. Amor Sustentável (avec Gero Camilo)
04. Passando a Vez
05. Deita I
06. Secret (avec Céu et Thalma de Freitas)
07. Neverland (avec Céu)
08. Sonhando (avec Karina Buhr et Flávia Maia)
09. Estrela
10. Quaresmaira (avec Alzira E)
11. One Day (avec Cris Scabello)
12. Alta Madrugada (avec Céu et Thalma de Freitas)
13. Deita II
14. Luz Nos Meus Olhinhos
15. Paixão Cantada (O Urso da Cara Brilhante)
16. O Importante é o que interessa (avec Lurdez da Luz et Rodrigo Brandão)
17. Como é Gostoso

_______________________________

* Itamar Assumpção est décédé en 2003, à cinquante-trois ans seulement.
** Macunaima, le très ambitieux premier album de son amie Iara Rennó, inspiré du roman de Mario de Andrade, avait également la durée d'un double-LP.

lundi 19 décembre 2011

Hommage à Cesaria Evora : le chant comme hygiène de vie


Une des plus grandes voix du Monde vient de s'éteindre. De Cesaria Evora, on disait qu'elle avait mis l'archipel du Cap-Vert sur la carte du Monde. A-t-elle vraiment fait connaître les mornas et coladeras au public international ? Elle a surtout fait passer un frisson et touché l'universel. Elle était aussi la preuve que le chant se contrefout de l'hygiène de vie que lui prescrivait ses médecins.


Révélée à presque cinquante ans, Cesaria Evora avait dans son chant une vie d'épreuves, une vie à chanter dans les bars, une vie et des amours déçues. Que serait devenue sa voix si elle n'avait pas bu et fumé autant ? Si elle n'avait pas souffert en amour ? Si elle n'avait pas été, aussi et surtout, une bonne vivante qui aimait bien rigoler ?

José da Silva, le patron de Lusafrica, l'homme et le label qui l'ont révélée, a eu la bonne idée de rééditer ses premiers enregistrements quand elle chantait pour Radio Mindelo. Âgée d'une vingtaine d'années seulement, elle n'était alors qu'une charmante jeunette au beau brin de voix. Elle chantait déjà parfaitement juste mais sa voix ne portait pas encore cette émotion bouleversante qui fera d'elle cette grande dame de la chanson, cette "diva aux pieds nus".


Le répertoire qui figure sur ces premières sessions a été revisitée par Cesaria durant toute sa carrière, nous en avons choisi deux exemples :

Cesaria Evora, "Sangue de Beirona"Radio Mindelo - Early Recordings (mp3 320kbps)
Cesaria Evora, "Sangue de Beirona", Cabo Verde (1997) mp3 320 kbps


Cesaria Evora, "Mar Azul"Radio Mindelo - Early Recordings (mp3 320kbps)
Cesaria Evora, "Mar Azul", Mar Azul (1991) (mp3 320kbps)

En apprenant sa mort, j'ai repensé à l'article de Véronique Mortaigne pour Le Monde, publié en septembre dernier, "Au Bord du vide, Cesaria Evora tira sa révérence" (23/9/2011). La mort dans l'âme, elle venait d'annuler tous ses prochains concerts et annonçait sa retraite définitive. Alors qu'elle avait fêté ses soixante-dix ans l'été dernier, ce qui avait eu raison d'elle, apprenait-on, n'était pas l'alcool ni le tabac mais les... chips !

"Un jour, cet été, une enfant est venue chez moi, elle avait un petit paquet de chips à la main. Je voulais les goûter, mais je n'osais pas lui demander. Quand elle est partie, j'ai demandé à Piroque d'aller m'en acheter. Le jour suivant, pareil, et ainsi de suite". Ainsi de suite... Cesaria ne savait visiblement pas s'arrêter... "J'aime le goût du sel et le croquant. Avec une petite bière, non ? Vous voyez comment c'est, les petits paquets de chips portugaises ? Si on m'avait laissé en acheter un, je vous aurais montré". Incorrigible !

Cesaria était peut-être compulsive, célèbre pour sa générosité, elle possédait aussi une sagesse qui concluait par une morale cette histoire : "la petite fille aux chips n'est pas responsable, on n'a pas à envier ce que l'autre tient dans sa main".

jeudi 15 décembre 2011

FFF : quand le funk français était adoubé par George Clinton (1991, vingt ans après)


"Leurs cauchemars sont nos rêves, 
leurs peurs sont nos espoirs. 
Dès que nos tempos résonnent, 
ils sont dans le brouillard. 
Je dédicace ce couplet 
à tous les bourgeois de la terre, 
se sent concerné qui doit, ou qui veut
(FFF, "Tout pour le Kifff")

Il serait impensable de boucler cette rétrospective sur 1991*, vingt ans après, sans rendre hommage à FFF dont le premier album, Blast Culture, est sorti cette année-là. Plus encore que sur disque, les découvrir sur scène fut une claque monumentale ! Car avant d'être adoubé par George Clinton, FFF, la Fédération Française de Funk, a chauffé les salles avec une saine fureur !


Avec FFF, il faut commencer par le début et dire l'impact incroyable de leurs concerts. Avant de découvrir leur premier album, je les avais vu sur scène. Lors de je ne sais plus quelle soirée, j'avais aussi remarqué sur les murs de l'Hopital Ephémère, dans le XVIIIe, des affiches annonçant : "FFF, ils arrivent". Ou un truc dans le genre... Se replonger dans cette époque, le début des années quatre-vingt-dix, c'est se souvenir qu'il y eut sur Paname un petit microcosme dédié au revival funk. Un funk placé sous les meilleurs auspices, allant biberonner à la meilleure source, pas celle d'un moonshine frelaté mais celle des purs millésimes, celles des cuves de master blenders. Au sein de ce microcosme, si Juan Rozoff avait la flamme, les deux groupes majeurs étaient sans conteste FFF et la Malka Family, récemment présentée ici en plusieurs épisodes.

Les deux formations se détachaient mais étaient assez complémentaires. Quand Malka poussait loin le bouchon du bordel ambiant tout en cultivant la disponibilité de guys next door, FFF semblait taillé pour le succès. D'ailleurs, ils ont tout de suite signé chez Sony ! Il est plus facile de gérer six gars que douze, en termes d'image et de marketing s'entend ! Le problème de Malka était bien là : comment construire sa carrière quand il faut partager les cachets à parts égales entre une bonne douzaine de gars ! Certes, FFF était deux fois plus nombreux qu'un power trio mais deux moins que Malka. Et, surtout, le groupe possédait sa star, sa personnalité charismatique capable d'être sur le devant de la scène et tirer les autres comme une locomotive. Marco Prince était une vraie bête de scène. Le type qui démarre la journée en arrosant ses céréales d'une bonne rasade d'égo-trip. Mais suffisamment malin pour cultiver la mégalomanie au second degré, parce qu'il sait très bien qu'elle est le bagage minimum pour qui prétend chanter dans un groupe de funk ! Le refrain du premier titre de l'album, quand un chœur de nanas chantent : "Marco, viens m' chercher", est à prendre dans ce sens-là. Humilité et grand spectacle ne font pas bon ménage.


Alors oui, quand j'ai vu débarquer ces types sur scène, ce fut une bonne claque. Si Marco Prince était le chanteur qui faisait défaut aux autres formations, et qui en plus jouait du trombone, la palme d'argent de la présence la plus forte revenait tranquillement à Niktus, le bassiste. La première fois que je l'ai vu, j'ai à demi-halluciné : avec son manteau de plumes blanc (le même que dans le clip ci-dessous), ces énormes bagouzes à tous les doigts, on aurait cru un Lemmy échappé de Mötörhead pour empoigner la basse de Bootsy ! Et le type demeurait imperturbable sur scène, planté droit, impassible : il nous rappelait que l'art du cool commence par savoir rester de marbre et ne rien laisser passer de ses émotions. J'apprenais ensuite qu'il était un ancien de Cosmic Wurst, un groupe de hardcore mené par Pat Ca$h, un des types qui donnait l'air d'être parmi les plus branchés de Paname (il organisait des fêtes et était dans la mouvance de Nova-Actuel) mais avait aussi des airs de poseur tête à claque. Nicolas Baby, alias Niktus, était d'ailleurs à l'origine de FFF. C'est lui et Marco Prince qui ont commencé à jouer ensemble avant que ne se greffent au projet Krichou Montieux à la batterie, Yarol Poupaud à la guitare, Philippe Niel, aka "Félix", aux claviers, et "Pinpin" au saxophone. Ce dernier était un rescapé de la génération précédente, Philippe Herpin (de la Croix Herpin pour l'état civil) avait en effet joué dans Marquis de Sade, emblématique formation de la new wave rennaise.


Le moins qu'on puisse dire, c'est que FFF la jouait musclé. Plus que du funk, comme leur nom, splendide trouvaille, le laissait croire, ils disaient jouer du fonck ! A savoir un mélange de funk et de rock. Et, en matière de rock, ils pouvaient compter sur un guitar hero littéralement déchaîné : Yarol Poupaud, frère de l'acteur Melvil. J'avais à l'époque un ami qui me disait répéter dans le local mitoyen de celui de FFF : l'enfer ! Ils étaient tellement à donf et jouaient tellement fort que c'était juste impossible de s'entendre. Et à ce petit jeu, je soupçonne Yarol d'avoir été le premier à pousser le volume de son ampli. Sur scène, c'était la même chose : il lui était difficile de mettre fin à un solo ou une envolée bruitiste. En matière de raffut, Krichou n'était pas loin derrière. Il faisait partie de ces batteurs pour qui la performance est également physique. Notre grand costaud à dreadlocks tapait comme un malade. Je l'ai vu une fois sur scène pour son projet Liquid, dans mon souvenir plutôt drum n bass, rivaliser avec une boîte à rythmes et il faut dire que c'était assez impressionnant.

FFF ? Qu'on n'aille pas dire qu'ils se la pétaient. C'est juste que ça faisait partie du job et, en la matière, ils assuraient grave et avaient une sacrée allure.

Dans la foulée de Blast Culture, un album produit par Bill Laswell, ma chère, il ne passa pas inaperçu que l'on retrouve George Clinton dans le clip de "New Funk Generation". Mieux, de son épée, il les adoubait au pied du Sacré Cœur. Waaahhh, trop la classe !!! A ce stade, je précise que le chauvinisme n'a que peu à voir avec le patriotisme, encore moins le nationalisme, surtout avec celui qui nous est emballé-pesé par le gouvernement, ce truc qui pue la xénophobie. En voyant Clinton dans le clip de FFF, on était juste fier, c'était une reconnaissance de ce qui se passait ici en matière de funk. Certains en ricaneront aujourd'hui mais il y a vingt ans, c'était juste inespéré. Dans la foulée, le groupe fut admis au sein de la Black Rock Coalition. Là encore, c'était historique. Dites-moi si je me trompe mais je ne pense pas qu'un autre groupe français ait jamais été invité à faire partie de cette confrérie.

Tant pis s'il n'est pas toujours un poète inspiré, Marco Prince a signé sur Blast Culture des refrains définitifs comme : "Mama Fonck, plus fonck que toutes les mamas" ! Eh, qu'est-ce que vous voulez ajouter à ça ! Quant à son veni vedi vici, c'était presque la devise de toute une génération : "FFF vit, a vécu et vivra : TOUT POUR LE KIFFF !!!

Sorti en 1993, Free For Fever, leur deuxième album, était encore meilleur. Une bombe indémodable, un boucan d'enfer, une déflagration qui n'a pas pris une ride. On en reparle pour ses vingt ans ?


Quand j'ai acheté l'album, c'était en double-vinyl. Outre l'album, il y avait un disque live en bonus. Si j'arrive à le faire ripper d'ici la fin du mois, je vous le propose en téléchargement. C'est un témoignage historique de ce formidable bruit de funk et de rock que jouait FFF.
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* J'espère encore trouver le temps de présenter le premier album de Galliano, emblématique de l'acid-jazz et du premier label de Gilles Peterson, Talkin Loud !