Alors qu'on est encore sous le choc du Metá Metá de Kiko Dinucci et qu'on est impatient de découvrir le prochain album de de Rodrigo Campos, Bahia Fantástica, voilà qu'ils sortent un nouvel album en compagnie de Romulo Fróes et Marcelo Cabral, Passo Torto. Cet album est encore une fois proposé en téléchargement gratuit. Et on ne manquera pas de préciser que l'illustration de la pochette est l'œuvre de Kiko.
Quand on jette un œil à la discographie de Kiko Dinucci, on remarque que d'un album à l'autre, il a toujours changé de configuration, ne reproduisant jamais deux fois la même formule : en duo avec Juçara Marçal ou Douglas Germano, en leader de Bando AfroMacarrônico, chanté par d'autres sur Na Boca dos Outros ou, plus récemment, en trio Metá Metá. Son sixième album, sorti la semaine dernière, confirme ses mues continues. Cette fois-ci, il rejoint Passo Torto, un "super groupe" composé de Romulo Fróes, Rodrigo Campos et Marcelo Cabral. Soit trois compositeurs et un contrebassiste. A vrai dire, Passo Torto me prend de court, je m'apprêtais à d'abord présenter Um Labirinto em Cada Pé, l'album de Romulo Fróes également sorti cette année, mais ma chronique traîne depuis des semaines, presque finie mais pas encore...
Si ce n'est le minimalisme acoustique, Passo Torto n'a que peu en commun avec Metá Metá. Nous sommes ici dans un tout autre registre. Quand Metá Metá est un disque intense et spirituel, Passo Torto ne cherche aucun échappatoire au désenchantement. Son approche intimiste où seules les cordes accompagnent les voix mêlées de Romulo, Kiko et Rodrigo, s'interdit le moindre subterfuge. Kiko Dinucci est à la guitare, Rodrigo Campos au cavaquinho, ou l'inverse, et Marcelo Cabral à la contrebasse. Kiko et Rodrigo se partagent le chant quand Romulo Fróes chante sur tous les titres, sauf un. Après tout, il compense là le fait de n'y jouer d'aucun instrument. S'il reconnaît que sa voix grave est monotone, il estime avoir progressé dans son chant. Il est indéniable, en tout cas, que Romulo impose son style et marque l'ambiance générale de l'album. Son premier album, Calado, en 2004, avait été décrit comme "un des plus tristes de la musique brésilienne de ces dernières années". Sur Passo Torto, c'est donc une étrange mélancolie qui envahit tout le disque. Mais cette mélancolie n'a pas le poids du pathos, elle est légère comme un fluide onirique.
Si les titres sont signés par les trois compositeurs, une étrange homogénéité se dégage de l'album. Ce n'est pas comme si nos quatre compères avaient décidé de chanter les chansons de l'un ou de l'autre. Non, le procédé aurait été paresseux. Ce projet est né d'une longue amitié, de scènes partagées et de moments improvisés, comme si le disque s'était écrit face au public. Les chansons qui figurent ici ont toutes été écrites à quatre mains, Rodrigo et Romulo, Kiko et Romulo, Kiko et Rodrigo... De cette triplette, c'est le discret Rodrigo Campos qui semble ici le plus prodigue alors qu'il brille de sa douceur caractéristique, tant comme parolier que comme compositeur. Ce qui, au passage, ne fait qu'aiguiser notre impatience de découvrir Bahia Fantástica, son prochain album, déjà annoncé ici même. Avec Passo Torto, on découvre ses textes, très sensibles et inspirés, plus accessibles que ceux de Romulo. Ainsi sur "Cidadão", les paroles sont de Rodrigo Campos et la musique de Romulo Fróes. Et c'est peut-être, avec ces longues phrases à perdre le souffle, le plus beau titre de l'album, ou le plus émouvant... "Cidadõ, esquizofrênico...", comme on peut le découvrir ici en images :
Autant le trio Metá Metá de Kiko Dinucci joue une musique d'élévation, entre transe et apaisement, autant Passo Torto s'inscrit au ras de la réalité, ou plutôt au ras d'un fantastique social. Ici, c'est la ville qui est le motif, la source d'inspiration. Et cette ville est très précisément São Paulo, comme en attestent les morceaux "Da Vila Guilherme até o Imirim" ou "Faria Lima Pra Cá". Tout aussi urbain, on retrouve également le sublime "Samuel", co-écrit par Kiko et Rodrigo, qui figurait déjà sur Metá Metá. Passo Torto préfère la poésie au social mais la réalité de la ville perce comme une fleur de bitume sur un trottoir défoncé. Si on trouve une fantaisie macabre sur "A Musica da Mulher Morta", ou la lointaine réminiscence des bandeiras paulistes sur "Cavalieri", c'est la réalité sans fard qui constitue le substrat de ces chansons, les difficultés économiques, les loyers en retard...
On a peu parlé de la musique elle-même : elle est dure à décrire. Si tous sont profondément attachés au samba, on ne saurait à quel genre rattacher Passo Torto. Par défaut, on hasardera qu'il s'agit d'une MPB sombre et minimaliste, c'est en tout cas ce qui s'affiche comme genre quand on installe l'album sur son jube-box digital : MPB. On pourrait y voir un squelette de rock : parce que n'y figure que l'essentiel et qui si un seul élément venait à manquer, la musique en serait tout de suite déséquilibrée. La contrebasse de Marcelo Cabral est discrète et précise, jouant parfois de l'archet. Les guitares et cavaquinhos de Kiko et Rodrigo jouent à se répondre et se compléter. Passo Torto a été enregistré aux studios YB et produit avec Mauricio Tagliari, une sacrée référence. Seul un sens aigu de l'espace et du silence peut donner une telle profondeur à cette musique dénudée.
Curieux paradoxe, alors même qu'au Brésil, il sort au printemps, Passo Torto arrive ici à point nommé. Il procure en effet tout le réconfort d'un disque de saison quand approche l'hiver, que la nuit tombe tôt et que le ciel est gris. Vous savez, ce moment de l'année où nous sommes étreints par la mélancolie des feuilles mortes, cette brève parenthèse où nous nous y complaisons encore parce que c'est seulement le début de la mauvaise saison et que nous ne sommes pas encore fous impatients du printemps. Passo Torto est un bel album où la mélancolie est douce comme un foyer quand dehors on frissonne.
Passo Torto (Kiko Dinucci, Marcelo Cabral, Rodrigo Campos, Romulo Fróes), 2011 (mp3 320 kbps)
01 - A Música da Mulher Morta (Kiko Dinucci / Romulo Fróes)
02 - Da Vila Guilherme Até o Imirim (Rodrigo Campos / Romulo Fróes)
03 - Faria Lima Pra Cá (Kiko Dinucci / Rodrigo Campos)
04 - É Mesmo Assim (Kiko Dinucci / Rodrigo Campos / Romulo Fróes)
05 - Cidadão (Rodrigo Campos / Romulo Fróes)
06 - Samuel (Rodrigo Campos / Kiko Dinucci)
07 - Por Causa Dela (Kiko Dinucci / Romulo Fróes)
08 - Três Canções Segunda Feira (Rodrigo Campos / Romulo Fróes)
09 - Sem Título Sem Amor (Rodrigo Campos / Romulo Fróes)
10 - Detalhe Azul (Rodrigo Campos / Romulo Fróes)
11 - Cavalieri (Kiko Dinucci / Rodrigo Campos)
Superbe chronique pour un très bel album !
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