C'est une sorte de petit mystère agaçant : pourquoi les Français écrivent-ils "looser" quand ils veulent dire "loser" ? Curieuse manie de rajouter un deuxième o là où il n'en faut pas. Lacan aurait probablement décrété que ça dit quelque chose... Quelque chose de notre inconscient collectif de Français, nuls en langues étrangères et, finalement, pas trop décontractés... Car le loose n'est pas la lose.
Il y a encore quelques jours, c'est dans Le Monde Magazine, me semble-t-il, que je rencontrais cette faute dans un article consacré à Jeff Bridges. Il y était question de son personnage devenu culte du Dude dans The Big Lebowski. Le Dude y était décrit comme un looser. Rencontrer ce sempiternel quiproquo, qui plus est dans un journal de référence, ne manque pas d'intriguer. Exemple toutefois particulier puisque le Dude est à la fois loose et loser.
Pour évoquer cette confusion, nous convoquerons rien moins que nos grands hommes de lettres, Gustave Flaubert, ci-contre à l'âge de vingt-cinq ans, et André Gide.
Avant cela, rappelons le sens de ces deux mots, avec un seul o ou avec deux. Loser est effectivement rentré dans le langage français courant, encore faudrait-il bien l'orthographier. On comprend bien de quoi il s'agit, un loser, ou un looser (sic), est un perdant. Presque un raté, ou un type maudit qui échoue dans ce qu'il entreprend. Un loser, quoi. A noter aussi que le terme a parfois été francisé au point de s'écrire la louze. La louze, un truc bien de chez nous...
Mais si je prends la peine de préciser les choses, c'est que l'autre mot, loose, évoque une notion également importante, surtout si on s'intéresse à la musique, et qui malheureusement est trop rarement comprise en raison de nos lacunes linguistiques.
Etre loose, c'est être détendu, relâché, décontracté. Il y a, par exemple, dans le funk une dimension intrinsèquement loose. Pour groover de cette façon inimitable, il faut cette décontraction, ce relâchement. Comprenez que quelqu'un de crispé et tendu sera bien en peine d'approcher le funk dans son essence.
Il faut s'abandonner au rythme pour groover. Senghor avait une belle expression pour décrire cette nécessité : "le rythme agit sur ce qu'il y a de moins intellectuel en nous, despotiquement, pour nous faire pénétrer dans la spiritualité de l'objet ; et cette attitude d'abandon qui est nôtre est elle-même rythmique" (in L'Homme de Couleur).
Alors évidemment dans notre tradition savante et cartésienne, ce n'est pas tout à fait le genre d'attitude que l'on cultivera. C'est cette attitude de l'abandon qui, effectivement, court-circuite en quelque sorte l'étape intellectuelle. En ces moments-là, il faut sentir plutôt que penser.
Pourtant, en cherchant bien, on retrouve chez certains de nos grands auteurs une célébration de cet état où le sensible prend le pas sur l'intellect. C'est André Gide qui, dans L'Immoraliste, se dore au soleil : "je ne pensais à rien; qu'importait la pensée ? Je sentais extraordinairement".
C'est Gustave Flaubert qui, apercevant le port de Thèbes, écrit : "j'ai remercié Dieu dans mon cœur de m'avoir fait apte à jouir de cette manière quoiqu'il me semblât pourtant ne penser à rien - c'était une volupté intime de tout mon être".
Précisons aussi, coïncidence, que les mœurs de nos deux hommes de lettres lors de leurs voyages en Orient étaient également très... relâchées*, à une époque où ne parlait pas encore de tourisme sexuel mais où on le pratiquait sans mauvaise conscience. Si, délibérément, j'ai pris ces exemples qui illustrent combien on s'autorise dans ces contrées exotiques des comportements qu'on n'aurait pas chez soi mais, même s'ils sont répréhensibles, cela ne doit pas nous distraire de l'essentiel, cette confusion nationale entre la défaite et la détente, la lose et le loose.
La culture française valorise l'esprit plutôt que le corps, la raison plus que l'émotion. A moins qu'il ne faille élargir à la culture occidentale et citer une fois encore Senghor : "la raison est hellène, l'émotion est nègre" ? Certes... Est-ce là l'explication de cet amalgame où la décontraction devient une défaite ? Faut-il que l'on soit mal à l'aise dans nos corps et nos têtes pour se tromper si radicalement...
Il faut rien moins que requalifier le loose dans la culture française, en célébrer toutes les vertus ! Et des synonymes familiers de loose, on en aurait pourtant quelques uns. J'avoue une prédilection pour le fameux et culte... "décontracté du gland"...