dimanche 31 octobre 2010

Danyel Waro, ou l'éloge de la batarsité

Riche année pour Danyel Waro, après avoir sorti Aou Amwin, un double album, il va recevoir aujourd'hui, 31 octobre, le prestigieux Womex Artist Award. Il y a deux semaines, Les Inrocks partaient en reportage à sa rencontre, chez lui à La Réunion. Il y était décrit par Stéphane Deschamps comme "un petit volcan bipède en activité depuis cinquante-cinq ans". Volcan, il a maîtrisé le feu, en pratiquant depuis l'an dernier ce rite tamoul de purification consistant à marcher sur des braises. "Sa musique fait trembler la terre, sa voix fiche la chair de poule, sa personnalité force le respect".

Dans le climat nauséabond actuel, la diffusion des propos et valeurs défendus par Danyel Waro devrait être considérée comme une mesure de salubrité publique. Il faudrait le dire et le répéter : il n'y a point d'avenir pour notre "identité nationale" hors de la batarsité !

Il n'en fallait pas plus pour que nous sortions de nos archives un entretien réalisé il y a une dizaine d'années. A l'époque, il n'avait encore sorti que deux albums et était encore réticent à l'égard du marché de la musique. C'est à cette époque qu'il accepta de donner ses interviews en français et non plus en créole. Le jour où je l'interrogeais, début 2000, au studio Davout, il venait d'apprendre quelques heures plus tôt qu'il avait obtenu le Prix Charles Cros.
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Après l’intense Batarsité (au beau titre-manifeste), Danyel Waro sort son deuxième album, le tout aussi intense Foutan Fonnkér, et se voit récompensé du Grand Prix de l’Académie du Disque Charles Cros. C’est enfin l’occasion de découvrir en métropole le maloya réunionnais, percussif et vocal, et Danyel Waro, son poète rouquin à forte tête, sa voix haute et envoûtante et son créole magnifique. Le maloya est un véhicule de l’identité réunionnaise et fut même un temps interdit par les autorités. Quant à Waro, il reste rare et rebelle (insoumis), préfèrant vivre de son artisanat (la fabrication d’instruments de musique) que faire des concessions et "faire carrière". Rencontre...

Danyel Waro : Le maloya est aussi une revendication identitaire, une bataille pour la langue créole, pour dire qu’on est mélangé et que l’on vient de diverses souffrances. On ne connaissait pas le maloya quand j’étais petit. Seules certaines familles ont permis qu’il continue et faisaient ça en cachette, en tant que cérémonie. C’est vrai que le Parti Communiste Réunionnais a encouragé Firmin Viry à ne pas chanter que dans un cadre rituel mais cet interdit était aussi, pour une bonne part, de l’autocensure. Tout ce qui était africain, malgache ou "pays" était auto-censuré. La réussite était de devenir blanc.

Pourquoi enregistrez vous si peu ?
D. W. : L’important est qu’il n’y ait pas d’intermédiaire. Il faut être en face des gens. C’est le non-progrès. Ne pas se faire représenter, ne pas multiplier les disques commes des petits pains. Et ne pas céder à la machine, ne pas tomber dans le rendement. Il faut jouer devant les gens, transpirer avec eux. Il faut qu’avec la musique il y ait une ambiance, des odeurs. Maintenant, je sais que je suis dans un monde moderne et de communication, donc il est normal que j’utilise aussi cela. Même si je vois sur le long terme. C’est ça la spiritualité, c’est un besoin de réflexion, de respirer, un besoin de nature. On a besoin de la nature et ce n’est pas quelque chose d’écolo-bourgeois de dire ça. Moi, j’ai découvert ce besoin de nature dans les champs. En apprenant à respecter le bourgeon que je devais protéger et à vivre avec les saisons. Je considère que garder son indépendance, c’est pouvoir choisir sa vitesse. Même si c’est magique la communication et d’être là quand quelques heures plus tôt j’étais à des milliers de kilomètres...

Le maloya est à la fois traditionnel et métissé, va-t-il intégrer d’autres influences ?
D. W. : La batarsité, c’est une réalité qui n’est pas encore prise en conscience, on n’est pas encore conscient de notre richesse. Il y a encore un refus. On doit la revendiquer mais elle ne peut uniformiser car il n’y a pas un pur bâtard, il y a autant de différences qu’il y a de bâtards. Et cela veut dire l’ouverture à faire sur nous-mêmes avant même de se tourner vers le voisin. On est différent de nous-même. Il faut que ça devienne harmonie, il faut que ça s’entende parce que c’est déjà fait. Même au niveau musical, le maloya n’est pas quelque chose d’arrêté. Le tambour malbar commence à y entrer. On fera du maloya avec de la techno, et du rap mais ce qui est en nous-mêmes, on ne le voit pas. Ici, beaucoup de musiciens ne se soucient du maloya que quand ils voient Waro au Japon, et se demandent "avec sa musique boum-boum, comment y-est-il arrivé ?"...

Faites-vous une nuance entre bâtard et métis ?
D.W. : Bâtard, j’ai choisi ce mot car il est considéré comme péjoratif. Bâtard, ça suppose d’être rebelle, excommunié de sa propre communauté. C’est quelqu’un qui est sorti de sa communauté par amour. Il y a plein de bâtards, des bâtards kafs, des bâtards malbars, des bâtards chinois. Et c’est une richesse, cette gueule de bâtard, cette gueule de conflit.
Les gens qui arrivent à La Réunion, de l’extérieur, ne peuvent qu’être heureux de nous voir non pas les uns à côté des autres mais, carrément, les uns dans les autres. Il y a tous les tons et déclinaisons possibles, et ça va, ça vient, toujours les uns dans les autres. Mais il faut toujours continuer d’arroser pour que ça tienne. Et chaque part doit être redécouverte, la part kaf, la part malbar. Il faut prendre conscience de sa richesse. Il faut se dire qu’avoir plein de racines, c’est être en avance, que c’est possible. Il ne faut pas oublier l’amour dans tout ça parce que je suis là, avec ma carcasse, et sans l’amour, qu’est-ce que je fais de ma carcasse ? Et il faut que je continue de chanter le maloya car c’est ma condition de survie, l’expression de ce que je suis, de cette bâtarsité que je dois continuer de prôner pour en montrer toutes les joies et les plaisirs...

O.C.
(interview parue dans Cultures en Mouvement n°24, février 2000)

samedi 30 octobre 2010

Adrian Quesada offre un album en téléchargement pour le lancement de son nouveau site

Pour fêter le lancement de son nouveau site internet, Adrian Quesada offre tout un album à télécharger en mp3 à ses visiteurs. C'est sympa, merci.

Si vous appréciez le bon groove et la jeune génération qui le fait vivre, vous avez probablement déjà entendu parler de ce pilier de la nouvelle vague latin funk qu'est Adrian Quesada. Ou au moins, puisqu'il est aussi discret qu'overbooké, d'un de ses projets, que ce soit le Grupo Fantasma, Brownout ou encore Ocote Soul Sounds... Trois références majeures de ces dernières années qui situent le niveau du bonhomme !

A travers ces diverses formations, Adrian Quesada et ses complices ont entrepris de concocter une mixture qu'ils définissent eux-mêmes comme du psychedelic latin folktronic funklore. Vaste programme. Et chaque projet va mettre l'accent sur l'un ou autre des ingrédients.

En lançant ce nouveau site internet, centré sur toutes les activités de son Level One Studio, basé à Austin, Texas, Adrian Quesada espère tenir son public informé des nombreuses sessions qui s'y tiendront et pour lesquelles il coiffera diverses casquettes.

Pour fêter l'événement, il se montre généreux et nous offre un album en téléchargement : In Your Right Mind (beats & Instrumentals, vol. 1). Réalisé avec Brainchild, ce projet date déjà de huit ans mais n'avait été pressé en son temps qu'à 100 copies et ramassait depuis la poussière (digitale). Il méritait donc de connaître une seconde vie grâce au Level One Studio...

Mais, contrairement à ce que l'on pourrait attendre de sa part, ceci n'est pas un album de guitariste... Comme il nous l'explique :

"In Your Right Mind est un album d'instrumentaux hip hop et de beats que j'ai fait il y a huit ans avec mon pote Brainchild (qui est maintenu connu sous le nom de James Pants aka Jaime Pantalones). Coïncidence, on y retrouve ma première collaboration avec mon pote Martin Perna qui joue de la flûte sur un titre, celle-ci était donc un précurseur du premier album d'Ocote Soul Sounds. Nous n'en avons pressé que 100 copies et nous les avons soient données ou vendues à quiconque était preneur. Encore aujourd"hui, je croise des gens qui me disent qu'ils continuent de l'écouter. Je l'ai mis sur mon iPod à l'occasion d'un vol l'autre jour et j'ai pensé que ça vieillissait aussi bien que du bon vin. J'aimerais donc que vous puissiez également l'apprécier... "

Adrian Quesada & Brainchild, In Your Right Mind, à télécharger ici...

vendredi 29 octobre 2010

The Gaslamp Killer revient par la Death Gate

Va que c'est la Toussaint mais, franchement, à choisir un titre pareil pour son nouvel EP, The Gaslamp Killer fait preuve d'un goût douteux. Death Gate, donc. Sorti il y a deux semaines sur le label Brainfeeder. Selon lui, "Death Gate traite de l'exploration des espaces entre la vie et la mort, et des bouleversants voyages intérieurs qui nous y attendent". J'ai beau être trop casanier pour ce type de voyages, j'étais impatient de découvrir les premières œuvres de Gaslamp depuis son travail inspiré sur l'OVNI qu'était l'album de Gonjasufi.

Death Gate : cinq titres, un peu plus d'un quart d'heure. Travail concis une nouvelle fois. Tendu, intense. Sur "Carpool Dummy", il faut par exemple tout le talent de GLK pour illustrer la définition du rythme que proposait Senghor, rythme "fait de répétitions qui ne se répètent pas". Ou pour assurer une "montée" toute en douceur sur le seul titre long de ce EP, "Shattering Inner Journey" qui évoque ces "bouleversants voyages intérieurs".

Sur Death Gate, on retrouve bien sûr son fidèle partenaire Gonjasufi, pour un terrible "When I'm in Awe", dans la même veine que leurs collaborations sur A Killer And A Sufi. La voix de Gonja y subit toujours le même traitement et semble passé par le filtre d'un porte-voix aux piles fatiguées. Comme tant d'autres ces temps-ci, GLK cède lui aussi au charme des langoureux grooves éthiopiens. Très réussi mais peut-être un peu paresseux. On pourrait en effet décrire le morceau comme une simple reprise samplée du "Bemin Sebeb Litlash" de Mahmoud Ahmed. Un titre extrait de son album Ere Mela Mela de 1975. Ca fait une vingtaine d'années que j'ai le disque et, franchement, je ne m'en suis jamais lassé. Je rejoins donc la critique d'ADNSound qui "regrette toutefois que Gaslamp Killer se soit contenté du sample dans l’état". Ces réserves posées, ça marche. Simple reprise, juste samplée, mais le son y est quand même gonflé et boosté. Quand je veux écouter l'original après, je suis obligé d'en monter sévère le son pour qu'il soutienne la comparaison en terme de volume.

Si en ayant tellement écouté "Bemin Sebeb Litlash", je trouve malgré tout ça très bien, alors ceux qui ne connaissent pas le morceau de Mahmoud Ahmed devraient au moins penser que c'est carrément génial !


Death Gate EP, ou comment nous rendre un peu plus impatient du premier album de The Gaslamp Killer.

jeudi 28 octobre 2010

Ben l'Oncle Soul, ou la confusion Stax / Motown

C'est auréolé du succès de son premier album que Ben l'Oncle Soul s'apprête à donner son concert montpelliérain. Ca fait d'ailleurs deux mois qu'il annonce complet. Parmi ses mérites, n'est-ce pas, à travers lui, la rivalité historique Stax / Motown qui se trouverait aplanie ? A moins que cette indistinction ne soit qu'une coïncidence commerciale...

Comme son nom l'indique, on aura compris que le jeune homme se dédie à faire (re)vivre la musique soul en nos contrées, presque un challenge en soi. Alors si on veut s'inspirer de l'original américain pour évoquer l'artiste et sa musique, il faut en passer par la case très concrète du palmarès dans les charts. En effet, Outre-Atlantique, dès qu'une biographie est consacrée à artiste soul, c'est un passage obligé que de suivre sa carrière à l'aune de sa progression dans les charts. Avec toujours en parallèle l'évolution sur ces deux tableaux que sont les charts R&B et les charts pop. Nous n'avons point cette distinction en France, nous nous contentons du Top 50. Et notre ami Ben l'Oncle Soul cartonne effectivement pas mal. Son album vient de faire un saut de dix places pour se hisser dans le Top 10. Je précise qu'il figure dans le Top Albums et n'est pas porté un tube puisqu'aucun de ses titres ne figure dans le Top Singles, classement qui est, vous l'avouerez, franchement cramoisi, avec la beaufitude triomphante de René la Taupe en tête des ventes. La France n'est peut-être pas un pays de football, elle n'est assurément pas non plus un pays de musique*.

Vu d'ici, en même temps qu'on supprime ces doubles charts, on abolit dans la foulée la vieille rivalité historique entre Stax et Motown. En effet, si comme en témoigne sa reprise de "Soul Man", sa musique sonne plutôt Stax (en moins brut et plus lisse, bien sûr), Ben l'Oncle Soul est signé chez Motown France, cherchez l'erreur ! Allez, ne jouons pas les puristes. Après tout, même Jerry Wexler qui, avec Atlantic, distribuait les disques Stax, confessait que leur musique était fréquemment qualifiée de "Motown Music" par le grand public ! : "les gens entendent Wilson Pickett et ils pensent Motown (...) Il n'y a que les vrais amateurs qui sachent faire la distinction"**.

Il faut donc simplement se réjouir que la soul trouve en Ben l'Oncle Soul le véhicule adéquat pour aller toucher le grand public en France. En tout cas, avec un artiste digne de ce nom qui parvient à être à la fois rétro sans être passéiste. Honorer les classiques tout en donnant un traitement soul à des titres plus récents ("Seven Nation Army", "Barbie Girl", etc...), serait-ce son "John Peelism" (cf. l'interview de DJ Shadow, ici même avant-hier), une façon d'embrasser le présent tout en l'inscrivant dans une tradition ? Bien sûr, si je théorise, c'est à la blague : pas besoin d'aller chercher si loin. Notre Tonton Soul est enthousiaste et fresh, que demander de plus si ce n'est une place pour le concert ? Mais si, sur ce coup-là, je n'ai pas senti venir le sold-out, je me consolerais très vite avec Push Up!, prochainement en Cosmic Groove Session dans les parages.


* Le fait que quand je commence à taper "Ben" sur Google, m'apparaisse en première réponse Ben Arfa plutôt que l'Oncle Soul, signifierait-il que nous sommes malgré tout plus un pays de football que de musique, je vous en laisse juge ? Exception faite de la chanson "à thèmes" ( ;-)), bien sûr !
** "Nowadays it takes people with more of an acute consciousness to distingush between Motown and all of our music : early Atlantic, southern Atlantic, Memphis, Muscle Shoals, Miami. Which was closer to the root. (...) But it didn't get us the fantastic global recognition that Motown got. People hear Wilson Pickett today and they think, "Motown" (...) It's the best measure of how much Berry Gordy accomplished. It takes people who are true fans - not just listeners - to have the energy and the drive to make that distinction" (David Simons, Studio Stories, BackBeat Books, 2004, pp. 107-108).

mercredi 27 octobre 2010

Gregory Isaacs : la Night Nurse a perdu son Cool Ruler

Jamais période de Toussaint ne m'aura semblé aussi terrible. Il y a quelque chose d'oppressant à constater tous ces décès. Le dernier en date : Gregory Isaacs, même pas soixante ans, cancer du poumon. Il figurait encore en couverture du Wax Poetics de ce mois. Il y aurait pourtant quelque indécence à s'attarder ici sur son cas alors que la région est en deuil et orpheline, vraiment. Contribution modeste donc, où je ressors de mes tiroirs la notice que je lui avais consacré pour le Guide Totem des Musiques du Monde, dirigé par François Bensignor et paru il y a une dizaine d'années chez Larousse. D'où la sécheresse de ton, d'usage dès lors que l'on écrit pour un dictionnaire... 
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Gregory Isaacs est LE crooner reggae par excellence, un des artistes les plus aimés en Jamaïque, comme en témoignent ses surnoms de Cool Ruler, Mr. Love ou Dancehall Don.
En 1969, Gregory enregistre "Another Heartache", son premier 45 tours, puis rejoint brièvement le trio vocal, The Concordes, sans grand succès. Il repart en solo dès 1970 avec le producteur Rupie Edwards. Au long de sa prolifique carrière (plus de 400 disques dont au moins quatre-vingt albums), il travaille avec les meilleurs producteurs de l'île : Sly & Robbie, Lee Perry, "Gussie" Clarke… Parallèlement à sa carrière internationale, il continue d'enregistrer sur son propre label, African Museum, fondé en 1973 avec Errol Dunkley. Il collectionne les succès, comme "All I Have Is Love", en 1973, "Soon Forward" et "Cool Ruler" en 1978, "Night Nurse", en 1982. Ce dernier titre désigne également la cocaïne, "la plus grosse erreur de ma vie" dit-il, qui lui coûte séjour à l'ombre et passages à vide.
Si dans les années soixante-dix, il n'hésite pas à écrire des paroles à forte charge sociale, comme "Slavemaster" ou" Mr. Cop", ce sont les chansons d'amour, où sa voix langoureuse fait merveille, qui font sa légende. Après tout, "seul l'amour peut gagner la guerre" reconnaît-il.

O.C.


mardi 26 octobre 2010

Quelques considérations de DJ Shadow sur le DJing

Avec Endtroducing, sorti en 1996, Josh Davis aka DJ Shadow avait réussi un coup d'essai-coup de maître. L'album est répertorié dans le Guinness Book des Records comme étant le premier à avoir été exclusivement réalisé à partir de samples, et de quelques scratches. Même si l'affirmation est contredite par la présence de Lyrics Born et Gift of Gab pour quelques vocals, l'album s'est affirmé comme une borne. Il est vénéré par certains et Eliot Wilder lui a même consacré un livre, publié dans la série 33 1/3. Avec DJ Shadow , Kid Koala et quelques autres, le turntablism devenait  un art à part entière.  John Doran est allé l'interroger pour le magazine The Quietus. Aller à la rencontre de Shadow, c'est prendre le pouls d'une discipline encore très jeune, c'est écouter un passionné de musiques et de disques, un crate digger incurable, un homme atteint de gramomania aiguë, comme on l'aurait dit au début du XXe siècle. Ainsi la scène du documentaire Scratch où on le voit fouiller les sous-sols de son disquaire favori, entouré de piles de disques poussiéreux, est anthologique. Comme un archéologue du vinyl, il fouille et creuse, une aiguille en guise de pinceau. Sans pour autant être passéiste. Il cherche au contraire à s'inscrire dans le présent. Je vous propose quelques extraits de cette interview que je me suis efforcé de traduire.

Pour un DJ comme Shadow, réaliser un album peut véritablement être un exercice solitaire. "Endtroducing était exclusivement non-collaboratif, explique-t-il au magazine. Et après cela, je sentais que j'avais vraiment envie d'apprendre des autres, pour découvrir comment enregistre un guitariste et comment s'échauffe un chanteur... Tout ces trucs que je trouvais bluffant en tant que fan de musique".

Après quelques coopérations, notamment avec Cut Chemist, autre dingue des platines, Shadow s'est attelé à de nouveaux projets en solitaire. Ainsi, pour travailler sur son prochain album, son quatrième en solo, annoncé pour début 2011, il s'est isolé dans la campagne californienne. "C'est toujours difficile pour moi de détacher un thème en particulier d'un travail mais, ici, il y a cette combinaison de rural et d'urbain. Je m'étais installé pour travailler dans une petite maison à la campagne, dans le Wine Country, en Californie, afin de pouvoir atteindre le niveau de concentration que j'estimais nécessaire pour faire de la musique. J'ai donc loué cette petite maison d'une seule pièce et qui me permettait de dormir, me réveiller, travailler, dormir, me réveiller, travailler... C'était un environnement très rural. Chaque jour, je prenais la voiture pour aller faire un petit tour dans la montagne alentour, sur les routes, et cela a affecté l'ambiance de l'album".

Le côté rural, on n'en trouve pourtant pas trace sur le single "Def Surrounds Us" qui commence comme du juke avant de finir plutôt drum and bass...
"Je ne sais pas comment faire de la musique dansante et je ne l'ai jamais su mais "Def Surrounds Us" est comme un amalgame bâtard de crunk, dubstep et drum and bass, même si je ne sais faire aucun de ces genres spécifiquement. Donc heureusement, c'est devenu quelque chose d'unique que tu ne pourrais pas entendre sur un label de drum and bass, ou sur un label de dustep. Ca existe dans son propre espace".


Et s'il est un crate digger, il n'est pas pour autant snob et ne critique pas ceux qui utilisent des CDs ou du mp3 plutôt que des vinyls...
"Pour autant que je sois concerné, le DJing n'est pas exclusif au turntablism. La première fois que je suis allé en Grande-Bretagne pour ma première tournée, je faisais le DJ avec James Lavelle qui ne scratche et ne mixe pas du tout. Il jouait littéralement un disque après un autre, et ça ne gênait pas le public. J'aurais peut-être fait un peu de mix et un peu de scratch, ça ne les aurait pas fait danser avec plus d'ardeur. C'est la même chose avec Gilles Peterson ou Keb Darge, ou n'importe quel DJ de Northern Soul. Je ne peux pas faire ce qu'ils font parce que le truc c'est de connaître son public et connaître son crate. Et pour moi, ça n'a pas d'importance si c'est un crate de vinyls, une pile de CDs ou une playlist de MP3. Je dis ça mais, en même temps, je comprends les puristes. J'achète toujours du vinyl et je préfère toujours jouer des vinyls quand c'est possible. Mais parfois tu tombes sur des problèmes logistiques. Il y a environ un an, j'ai fait un DJ Hero gig. J'ai choisi de passer des vinyls parce que ça me semblait approprié et parce qu'il n'y a plus tellement de monde qui jouent des vinyls aujourd'hui. Alors je voulais me tester pour voir si je pouvais ne passer que des vinyls et, bien sûr, j'ai eu des problèmes parce que l'installation n'était pas calibrée pour le vinyl. Puis Zane Lowe a enchaîné en utilisant des CDs et instantanément, c'était deux fois plus fort et les gens étaient là : "ah, ça y est, c'est parti !". Zane en était tout gêné : "mec, pourquoi faut-il que je passe après toi, tu es Shadow !". Alors je lui ai dit que les gens s'en foutaient. Tout ce qu'ils aiment, c'est si ça sonne bien et si on se sent bien. Aussi, je respecte toutes les disciplines du DJing, je ne suis pas snob".

D'accord, mais parmi ces disciplines, le turntablism est la base de son art, comment le définirait-il ? Et que pense-t-il de son évolution ?
"Ma définition du turntablism est l'utilisation de la platine en tant qu'instrument solo, par exemple, si tu vas voir Q Bert - que je considère toujours comme le meilleur du monde, tu es là pour voir le Miles Davis des platines. Le Jimi Hendrix des platines. C'est entendu que tu vas assister à une performance virtuose. Mais je pense que le meilleur moment pour le turntablism se situait à la fin des 90's. C'était un mouvement, un moment où les DJs cherchaient à obtenir leur reconnaissance au sein du hip hop".


Questionné sur les collègues qui utilisent des pédales d'effet, à la façon de Cut Chemist, ou qui, comme Edan, scratchent sur des disques de psyché turc, style en vogue, pense-t-il qu'il est nécessaire pour un DJ d'élargir son champ de référence et sortir de son confort ?
"Les deux personnes citées ont leur place dans la lignée du DJing hip hop mais cette démarche s'inscrit dans toute l'histoire du hip hop. Bambaataa écoutait Kraftwerk à une époque où tout le monde se limitait à Sly Stone et James Brown. Je ne crois pas me tromper en disant qu'il ne devait pas y avoir grand-monde dans les cités de Bronx River qui écoute Kraftwerk à cette époque-là. Ce qu'il faut se dire, en tant que DJ, c'est : 'qu'est-ce que je peux ajouter afin que tout ça continue à grandir'. C'est ce à quoi aspirent les vrais DJs. Mettre leur patte pour s'inscrire dans cette lignée avant de passer le relai au suivant et lui dire 'et maintenant, qu'est-ce que tu vas construire, comment et qu'est-ce que tu vas apporter'. Si Cut Chemist utilise une platine et des pédales d'effets, c'est cool mais qu'est-ce que moi je pourrais faire avec ça ? Tout repose sur les échanges d'idées pour que les choses avancent. Mais il y a un élément clé pour moi, et parfois j'ai l'impression que c'est presque perdu parmi mes pairs, c'est d'amener de la musique d'aujourd'hui dans tout ça. C'est ce que dirait John Peel. J'avais l'habitude de lire ses réflexions dans divers magazines et il aurait dit : 'oubliez le passé, le passé est à l'abri, pourquoi les gens n'embrassent-ils pas plus le présent ?'. Comment faire rentrer ça dans ton paradigme et continuer de faire avancer les choses. Je pense que c'est vraiment un concept-clé pour un DJ".


Occasionnellement, DJ Shadow applique même à ses disques le principe du Bookcrossing : les laisser dans la nature afin qu'ils circulent librement et soient trouvés par quelqu'un...
"Ca marche bien aux States et en dehors de Londres, parce qu'à Londres tu ne pourrais pas rentrer dans un magasin et poser un disque quelque part sans que quelqu'un le remarque. Aux Etats-Unis, tu peux rentrer dans n'importe quel boutique d'occasions et personne ne s'en souciera tant que tu ne sortiras pas avec quelque chose. C'est comme ça que ça s'est passé quand je tournais en Europe de l'Est avec mon premier paquet de vinyls et tu peux peut-être tomber sur l'un deux par hasard dans un magasin de Budapest. J'aime l'idée que cela puisse être un collectionneur de musique classique du XXe siècle qui tombe dessus, aussi bien que n'importe quel hipster à Soho".

 Une belle invitation à devenir crate-digger soi-même pour espérer en trouver un exemplaire... Mais surtout, une invitation à transmettre, faire découvrir, partager. A notre façon, c'est aussi ce qu'on essaie de faire ici.

lundi 25 octobre 2010

Hymnes du Bien-être à portée de la main (2/3) : dans la jungle ou au bord de l'eau

"Il n'est pas donné à tous les hommes d'apprécier ce qui les entoure. 
La plupart s'imaginent qu'ils trouveront ailleurs ce qu'ils cherchent 
et qui pourtant s'étale sous leurs yeux"    
Albert Cossery, Un Complot de Saltimbanques

On a tous appris ce que Voltaire faisait dire à Candide, en conclusion de ce conte fameux : "il faut cultiver notre jardin". La morale de cette histoire est qu'il faut travailler et qu'ensuite seulement, nous pourrons récolter les fruits de ce labeur. Mais, bon, il faut travailler. Nous allons citer deux chansons qui insistent sur la première partie de cette morale... Point n'est besoin d'aller chercher ailleurs notre bonheur, il est déjà là. Comme dans ce petit problème zen où le maître demande à ses élèves : "comment fait-on pour mettre un canard dans une bouteille ?". Au terme d'un intense triturage de méninges où personne ne trouve la solution, le maître donne cette réponse : "il est déjà dans la bouteille". Les élèves ont alors le choix entre poursuivre leur triturage de méninges pour comprendre la réponse ou, simplement, se dire : ben oui, il est déjà là...

Pour ce deuxième volet de notre série sur les chansons modestes dont le message nous enseigne à "nous satisfaire du nécessaire", nous avons choisi des morceaux qui ont agi comme des "prises de conscience". Il faut bien un déclic, un éveil à cette problématique de l'hédonisme ici-bas. Pour le Dr. Funkathus, c'est Baloo dans Le Livre de la Jungle qui fit office de guide spirituel. Bien sûr, l'histoire en fait un type, pardon un ours, complètement immature. Ce n'est qu'en s'arrachant à ses griffes que Mowgli franchit un stade dans son développement. Devenir adulte, c'est ne pas céder à ses impulsions du moment, être capable de se projeter, vous voyez le genre de propos. Sans être féru de psychologie ou du développement de l'enfant, on l'aura compris tant c'est ici esquissé à gros traits : Baloo est une étape à dépasser. Chez Walt Disney, on est moraliste, c'est comme ça. C'est pourtant notre gros Baloo* qui, avec sa chanson, a planté la petite graine qui allait devenir une devise pour les années à venir, jusqu'à l'âge adulte. Tout ça uniquement pour ces quelques paroles : 

"Il y en a qui cherchent des mondes inouïs
Oui mais moi je n'aime que celui-ci"

Selon votre âge, vous reconnaîtrez ou non les paroles. En effet, quand j'étais enfant, la chanson s'appelait "Avec un minimum" ("avec un mini-minimum, on oublie un ours et un homme") alors que, par la suite, les paroles en ont été changées et que le morceau est désormais intitulé  "Il en faut peu pour être heureux". Mais quelle que soit la version, le sens général reste le même. Et, même si nous sommes supposés dépasser Baloo dans notre développement, avouons que sa philosophie a du bon.

Sorti de l'enfance, un autre morceau allait enfoncer le clou de cette sagesse :  le bien-être est ici, à l'endroit précis où l'on se trouve, l'herbe n'est pas plus verte dans le pré d'en face. Il s'agit de la célèbre chanson "Quand on s'promène au bord de l'eau", interprétée par Jean Gabin dans La Belle Equipe, le film de Julien Duvivier, sorti en 1936.

Et ce coup-ci, franchement, c'est pas Baloo ! N'allez pas me dire que Gabin est une stade à dépasser, un genre de gars immature. Que non ! Gabin, notre Gabin, c'est un bonhomme. Je me souviens avoir entendu Claude-Jean Philippe identifier le point commun entre tous ses rôles : son personnage est toujours un type compétent.

Pendant longtemps, "Quand on s'promène au bord de l'eau" fut la seule chanson dont je connaissais par cœur les paroles et que j'aurais pu vous interpréter au débotté. Vrai, c'est le genre de truc qui se suffit d'un a cappella. Osons aussi dire que c'était même comme un slam avant l'heure. Rappelez-vous, quand on s'promène au bord de l'eau, comme tout est beau !

"J'connais des gens cafardeux
Qui tout l'temps s'font des ch'veux
Et rêv'nt de filer ailleurs
Dans un monde meilleur.
Ils dépensent des tas d'oseille
Pour découvrir des merveilles.
Ben moi, ça m'fait mal au cœur ...
Car y a pas besoin
Pour trouver un coin
Où l'on se trouv' bien,
De chercher si loin"...


Ceci posé, relativisons : "voir le bon côté des choses" ne préserve pas des coups durs. Ce n'est d'ailleurs pas le personnage de Gabin dans La Belle Equipe qui dira le contraire, empêtré dans la noirceur foncière de Duvivier. Mais si, au moins, en temps normal ça aide à ne pas "s'faire des cheveux", ma foi, c'est déjà pas mal...

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* C'est au moment où j'écrivais ces lignes, que j'ai appris le décès d'Ari Up, fondatrice de The Slits, à seulement quarante-huit ans, en même temps que l'influence du Livre de la Jungle sur la musique du groupe. "A l'époque des Slits, un truc comme Le Livre de la Jungle était une grande influence pour moi. L'ours et les singes qui chantent, c'est énorme. Nous sommes aussi beaucoup parties dans un trip musique ethnique".

vendredi 22 octobre 2010

Ari Up (The Slits) : Down

On a appris la nouvelle hier soir : Ari Up, fondatrice de The Slits, s'est éteinte à l'âge de quarante-huit ans. Putain, quarante-huit ans ! C'est Johnny Lydon, alias "Rotten", son beau-père (même s'ils n'avaient que six ans d'écart), qui a annoncé sur son site la funeste nouvelle.

De son vrai nom Arianna Forster, Ari Up est une figure essentielle du mouvement punk. C'est elle qui a fondé The Slits, premier girl group du genre. Comme l'écrit Zoe Street Howe, leur biographe, pour le magazine The Quietus, "elles étaient comme des Suffragettes punks et si elles étaient importantes, ce n'est pas seulement parce qu'elles ont ouvert des portes pour les femmes, mais parce qu'elles ont amené de la couleur dans le noir et blanc de la fin des 70's et nous ont rappelé que la musique et l'art pouvaient être fun".

The Slits est un groupe punk. Vraiment punk même si leur musique ne l'était pas toujours. Son nom, "Les Fentes", est un bel exemple de cet esprit provocateur. Leurs concerts étaient punk ! Pour Greil Marcus, comme il l'écrivait dans Lipstick Traces, ils étaient même l'essence même du punk :

"Vociférant, poussant des cris aigus, battant leur guitare comme on bat du fléau, les filles s'accrochent à la mesure, trouvent un rythme, commencent à le mettre en place. Le rythme s'échappe, elles lui donnent la chasse, le rattrapent et continuent à avancer. Des petits cris perçants, des couinements, des feulements, des gémissements, bruits féminins incontrôlés jamais proposés avant comme pop music, volent à travers l'air. Les Slits marchent main dans la main à travers un orage qu'elles ont elles-mêmes créé. C'est un accomplissement de joie et de vengeance, un chant d'exercices guerriers".

Mais, en 1979, leur premier album Cut est plutôt représentatif de l'attirance des filles pour le reggae. C'est d'ailleurs à Dennis Bovell, bassiste de LKJ, qu'est confié le soin de le produire. Ari Up a toujours été attiré par le reggae et la Jamaïque et, comme elle était née allemande, Bovell blaguait en disant que son accent était "Ger-maican".

Cut est punk pourtant. Elles veulent jouer du reggae mais ne sont pas assez bonnes musiciennes pour cela. Détail qui plairait à un vieux sambiste : on entend parfois une boîte d'allumettes donner le tempo. Cut est punk pour sa pochette où elles posent les seins nus couvertes de boue. Autre détail qui fait d'autant mieux ressortir, par contraste, la transgression du geste : le rosier à l'arrière-plan.


Après un troisième album deux ans plus tard, Return of Giant the Slits, le groupe se sépare. Ari Up n'a même pas vingt ans (d'où aussi notre étonnement à ce qu'elle n'ait, finalement, que quarante-huit ans). Comme elle le racontait récemment à Pitchfork : "Quand The Slits ont cassé, j'avais vingt ans. J'étais enceinte de jumeaux sans le savoir. J'ai complètement quitté l'Angleterre pendant les années quatre-vingt. J'ai aussi quitté le monde. J'ai vécu nue dans la jungle pendant un moment, avec mes enfants, et la seule chose que j'écoutais alors, c'était les arbres, l'eau et le vent. J'écoutais le silence, pas de musique du tout. J'étais dans les profondeurs de la jungle au Bélize et en Indonésie. Je vivais avec une tribu de gens, ils chassaient, ce genre de conneries. Je n'écoutais aucune musique. J'écoutais uniquement la jungle".

Vous avez dit punk ? "C'était une force de la nature" dit Zoe Street Howe. Elle a vécu à donf', sans compromis, n'en faisant jamais qu'à sa tête. En 2006, Ari Up a reformé les Slits. En 2009, en même temps que Cut était ré-édité pour son trentième anniversaire, elles ont sorti un nouvel album, Trapped Animal. De celui-ci, le groupe venait de sortir une nouvelle vidéo, "Lazy Slam". Se sachant malade, Ari Up a insisté pour qu'elle soit diffusée à titre posthume. Mais plutôt que cette ambiance dancehall avec sa voix passée par un filtre Autotune, peut-être faut-il se replonger vers les premiers pas du groupe pour saisir toute la portée symbolique qui s'en dégageait...

"Les Slits ont fait leurs débuts sur scène, en première partie des Clash, au Roxy de Londres : elles auront à porter le double fardeau de leur sexe et de leur style, qui repousse les limites du concept d'amateurisme éclairé... Les Slits répondront aux attaques sur leur incompétence en invitant des membres du public à monter sur scène tandis qu'elles quatre descendront danser dans la salle" (Rolling Stone Rock Almanach, 11 mars 1977, cité par Greil Marcus).

Peut-être le geste punk ultime : le groupe dans la fosse et le public qui joue sur scène !

jeudi 21 octobre 2010

Moussu T et les hommes en bleu (de Chine)

Monsieur T,

Je me vois au regret de vous prévenir que demain vendredi, je ne pourrai pas assister à votre concert, salle Victoire. En effet, j'ai déchiré au genou le pantalon que j'avais prévu de porter ce jour-là, histoire d'être raccord, en harmonie avec vous sur scène. Rapport à votre uniforme de rigueur. J'estime en effet que certains moments méritent de prendre une dimension, je dirais presque rituelle... Aussi me vois-je mal, sans mon bleu de Chine, prendre part à un événement qui promet d'être aussi fraternellement joyeux.


C'est promis, lors de votre prochain passage montpelliérain, j'aurai racheté un bleu de Chine. Et, même si mon pied est récemment sorti par le genou du pantalon, soulignons la résistance de l'étoffe : cela faisait déjà une douzaine d'années que je le portais. D'ailleurs, on sait bien que cet ensemble, que l'on acquiert pour une très modique somme, a besoin de nombreuses lessives avant d'acquérir toute sa souplesse et sa patine, avant que l'indigo ne se délave pour atteindre sa belle teinte. 

Ces bleus de Chine sont aussi mon premier souvenir de Marseille. Âgé d'une petite vingtaine d'années, j'arrivais de la gare pour prendre le bateau, sans escale, sans prendre le temps hélas de découvrir la ville et, partout aux abords du port, je ne voyais que des pépés ainsi tout de bleu vêtus. Comme si le bleu de Chine était l'indispensable costume local. Pendant longtemps, jusqu'à les user, et même si je n'ai jamais été un manuel, j'ai porté les bleus de mon grand-père, même si la manche m'arrivait au coude. Ensuite, habitant entre Belleville et Ménilmontant, il coulait de source que le premier bleu que j'aie acheté soit de Chine. Et, parenthèse, c'est avec stupéfaction que j'ai cru comprendre en lisant Vibrations (n°128) que vous-même,  Moussu T, aka Tatou, étiez né à Paris et n'aviez rejoint le Midi qu'à l'âge de dix-sept ans. J'en demeure perplexe, voyez-vous... Car ce putain d'accent, qui fait partie de la musique de Moussu, au même titre que les mélodies et tout le reste, est sacrément prononcé. Auriez-vous pris des cours intensifs ou Vibrations s'est-il trompé ?

Et question d'accent, rétablissons les choses : si à Paris, on parle avec l'accent pointu, à Paname, on parle avec l'accent parigot. Alors, malgré les grands écarts géographiques, il y a aura toujours plus en commun entre ceux qui se reconnaissent dans la culture de leurs faubourgs que dans celle des beaux quartiers. Qu'ils soient de Paris ou de Marseille. Et vu d'ici, Montpellier, où la culture populaire n'a jamais atteint le même rayonnement, on ne peut que se sentir de fortes affinités avec votre musique made in La Ciotat. D'autant que je tiens mon goût pour la chanson marseillaise de mon papé, ce grand-père dont je récupérais les bleus. Un titi de Figuerolles, faubourg très populaire de Montpellier, grand amateur de Vincent Scotto et d'Alibert, son gendre, et qui se réjouissait, en arrivant à Paris en quête de travail, de pouvoir y écouter tous les derniers morceaux des artistes marseillais, probablement sur un bussophone, l'ancêtre français du juke-box.

Je suis très content, Monsieur T, car j'ai gagné Putan de Cançon, votre nouvel album, en participant à un quizz sur Le-Goûter.com, le site du "collègue" Sly... J'y retrouve tout ce que j'aime dans votre musique... Notamment une verve dans les paroles qui restitue à merveille la gouaille de l'oralité. La dominante acoustique donne toujours sa couleur à la musique de Moussu T e Lei Jovents. Et c'est toujours le banjo de Blu qui incarne l'identité instrumentale du projet, quant aux percussions, grâce à Jamilson, elles confèrent une fluidité toute brésilienne aux rythmes du groupe. Lequel a aussi quelque peu "musclé son jeu" avec guitare, basse et batterie, heureusement  sans se dénaturer.

Qu'importe mon absence au concert, demain soir, j'écouterai au moins une fois dans la soirée Putan de Cançon. Je lèverai mon verre plusieurs fois en écoutant "Comme 2 Mouches" où l'on y fête les bonheurs de l'ivresse, parce que l'alcool "c'est marrant car ça te rend à la fois souple et bouléguant" ! On s'affirmera contre tout formatage, on chantera notre indépendance sur l'air d' "Empêche-Moi" :

"Puisque la mode est à la pensée unique
Puisque la mode est à l'uniformisation
Puisqu'il y a toujours quelqu'un qui t'explique 
Que tu n'es pas dans la bonne direction
Je voudrais dire sans me prendre la tête
Je voudrais dire en gardant mon sang froid
Je voudrais dire : 'va-t-en compter les mouettes'
Je voudrais dire : 'empêche moi d'être moi' "

Et ce soir-là, à ma "moitié d'orange", ce n'est pas "Oh mon amour, franchement je vais te dire : t'es bien pire qu'un fichu ouragan" que j'aurai envie de fredonner, mais plutôt "quand je la vois je fonds"...


PS : Il y a là une coïncidence en ce jour du 22 octobre, qui vous aura probablement échappé : c'est le jour des "Messieurs". En effet, si je n'avais pas eu ce problème de pantalon, sans l'ombre d'un doute, je serais venu assister au concert de Monsieur T, aka Moussu T. Mais si j'avais été à Paris, j'aurais brûlé d'envie d'aller écouter Monsieur Georges, aka Seu Jorge, à la Cigale (la seule cigale de Paris, mon bon monsieur, qui chante même au cœur de l'hiver).

mercredi 20 octobre 2010

Hymnes du Bien-être à portée de la main (1/3) : Bembeya Jazz National, "Doni Doni (Il n'est jamais trop tard)"

Dans Jamm, son dernier album, Cheikh Lô chante un titre du Bembeya Jazz National, "Il n'est jamais trop tard". Cette reprise nous offre l'occasion de proposer une brève sélection de morceaux valorisant le bien-être plutôt que l'avoir.

Profiter de l'instant présent, ne pas se soucier de l'accumulation des biens matériels, juger la croissance vaine et périlleuse pour notre devenir, choisir un autre indice que le PIB, le remplacer par le BNB (Bonheur National Brut) comme le suggérait Jigme Singye Wangchuck, roi du Bhoutan... Les alternatives à la spirale matérialiste sont nombreuses. Plutôt que l'infantilisation des masses qui semble être une des armes du capitalisme contemporain pour imposer sa loi, entraînant cette frénésie de consommation qui ne peut que nous laisser frustrés de n'en avoir jamais assez, les artistes populaires ont depuis longtemps entonner le chant du bonheur dans le dénuement. Tant de chansons ont été l'expression de ce Carpe Diem, de cette sagesse populaire sachant "voir le bon côté des choses", se contenter d' "un tiens vaut mieux que deux tu l'auras".

Parmi cette riche production, les quelques titres retenus dans cette sélection auront en commun d'appartenir au panthéon personnel du Dr. Funkathus. Chacun de ces titres a été longuement écouté et son message patiemment mûri. Chacun a servi d'école de la vie plus que bien des pensums. A n'importe quel âge, on aura ainsi pu s'imprégner de cette philosophie du bien vivre, ici et maintenant. De la chanson de Baloo à nos deux Jean, Gabin et Sablon, mais tout ça et le reste, c'est à suivre dans les jours qui viennent...

Dans Jamm, son dernier album, Cheikh Lô, notre Baye Fall préféré, a repris un titre du Bembeya Jazz National, "Il n'est jamais trop tard". Le morceau s'appelle en réalité "Doni Doni" mais une partie des paroles est en français et l'essentiel pour Cheikh Lô étant de toucher le public pour lui transmettre le message, nous n'allons pas pinailler là-dessus et lui reprocher cet ajustement.

"Avec cette chanson, je voulais m'adresser à notre jeunesse africaine pour lui exposer la situation comme je la vois. (...) Ils s'embarquent en pirogue de Dakar à Palma sans savoir s'ils arriveront à destination. C'est une folie car le risque n'en vaut plus la peine. (...) Tout cela ne mène à rien. Je pense qu'il est préférable de rester au pays plutôt que de vivre cette misère. (...) Il faut dire la vérité : l'Europe n'est plus un eldorado" (Vibrations n°127).

Sorti en 1971, "Doni Doni" est un des grands succès du Bembeya Jazz National. Succès qui avait déjà été remis au goût du jour par d'autres Sénégalais avant Cheikh Lô, le groupe Africando. Bembeya Jazz est un des orchestres  emblématiques du mouvement d'Authenticité instauré par Sékou Touré dans la Guinée post-indépendance. Pour Sékou Touré, "la culture est une arme de domination plus efficace que le fusil" et s'il est probablement le plus grand mécène culturel qu'ait connu l'Afrique, "nationalisant" par exemple les meilleurs orchestres, sa politique visait également à instrumentaliser les artistes et faire de la musique une arme de propagande. Ceci posé, cette période fut riche d'une incroyable effervescence artistique qui contribua à établir quelques jalons essentiels des musiques africaines modernes. Le régime guinéen d'inspiration socialiste cherchait à s'affranchir de tout contact avec la France, l'ancienne puissance coloniale, et ce contexte est bien évidemment à prendre en compte quand on écoute les paroles de "Doni Doni".

Qu'importe, même sorties de leur contexte, ces paroles conservent dans leur naïveté la force des choses essentielles. Comment mieux dire le "j'm'en foutisme" à l'égard du matérialisme ?

"Mes copains ont des voitures
Mes copains ont des villas
Oh mais moi je m'en fous
Il n'est jamais trop tard
Il n'est jamais trop tard

Mes copains ils sont partis
Y'en a d'autres à l'aventure
Oui mais moi je suis là
Petit à petit, l'oiseau fait son nid"

Bembeya Jazz National, "Doni Doni" (1971), The Syliphone Years


Avec une pensée pour mon ami Amadou ("comme Amadeus"), contraint par les aléas de la vie à quelques "errances grandioses", comme il a l'élégance de le dire...

lundi 18 octobre 2010

Doom au Bataclan : si ce n'est toi, c'est donc ton masque

Après son passage à l'Elysée Montmartre en mars dernier, pour une grande première en France, MF Doom repointe le bout de son nez, pardon de son masque, et sera au Bataclan, demain soir, mardi 19. Aller au concert, c'est soutenir les musiciens à l'heure de la crise du disque. Mais stupéfaction quand on découvre qu'il faudra débourser 40€ pour avoir sa place. Soutenir les artistes est en passe de devenir un coûteux sacerdoce. Très expensive.

Certes, Doom est une légende obscure du hip-hop, entre autres auteur avec Madlib du magistral Madvillainy. Mais la réputation de l'homme au masque de fer laisse toujours craindre une de ces usurpations dont il est coutumier. En effet, profitant du masque de son personnage, il a parfois dépêché des doublures pour faire le job à sa place, lui se contentant d'assister au spectacle de la salle ! Les indépendants de Free Your Funk, organisateurs du concert de l'Elysée Montmartre, avaient donc essayé de prendre toutes les précautions possibles : billets d'avion nominatifs, etc... N'empêche, comme l'écrivait Stéphanie Binet dans Libé, "ils n’en dorment plus, sont au bord de la crise de nerfs et se demandent bien ce qu’il leur a pris d’organiser ce concert où ils rentreront à peine dans leurs frais tellement le cachet est exorbitant". Mais même si certains spectateurs potentiels y réfléchirent probablement à deux fois avant de prendre leur ticket, et pas seulement en raison de son prix, le concert affichait déjà complet deux semaines avant sa tenue !

Quand arriva enfin le Jour J, ce 3 mars dernier, la salle comble de l'Elysée Montmartre fut soulagée de constater qu'il s'agissait bien de Daniel Dumile, aka Doom, qui passait l'épreuve de la scène. Et s'il fut identifié, ce n'était pas juste à cause de son embonpoint, mais bien par son flow et son timbre... Son célèbre beer belly fait pourtant partie de la dégaine du personnage, même si c'est cette bedaine qui lui fait maudire l'industrie du rap. En effet, il connut une sombre dépression après la mort de son frère. Au début des années 90, une carrière prometteuse se profilait pour KMD, le groupe des frangins. La mort accidentelle de Subroc plongea celui qui se faisait alors appeler Zev Luv X dans une telle torpeur qu'il se retrouva à la rue, noyant son chagrin dans l'alcool. D'où la prise de poids ainsi que, probablement, quelque traumatisme car on ne sort pas indemne de pareille expérience. Depuis, il accuse le système de cette transformation et s'est juré de se venger de cette industrie du spectacle hypocrite. Car, à cette époque, le label Elektra refusa de sortir Black Bastards, le deuxième album de KMD, pourtant enregistré avant la mort de Subroc, et prétextant justement sa disparition pour justifier l'abandon du groupe. Daniel Dumile s'est depuis promis de se venger de cette "industry that so badly deformed him".

Mais, du haut de son statut culte, entretenant son mystère, Doom ne fait-il pas payer au public sa rancœur à l'égard du show-biz ? Car de nombreux fans sortirent déçus, comme celui-ci qui lui reproche de se la jouer "under" (underground, ndla) et de ne pas jouer plus longtemps qu'un MC commercial à la 50Cent... En effet, son passage sur scène de dépassa pas les trois-quarts d'heure. Ca fait cher de la minute ! Les témoignages recueillis sur la Toile étaient souvent sévères : "foutage de gueule", "sono pourrie"...

Pour se faire une idée, un extrait de ce premier concert en France...


Mais si Doom revient, peut-être est-ce parce qu'il a quelque chose à se faire pardonner... Qu'il souhaite offrir une prestation plus généreuse... Et cette fois-ci, ce n'est pas Free Your Funk qui l'organise... Les billets d'avion sont-ils nominatifs ?

Stones Throw a mis en ligne quelques photos de son concert de la veille à Londres :



samedi 16 octobre 2010

Teresa Cristina, ou la discrétion d'une belle personne

De ce côté-ci de la planète, le début d'automne est peut-être la saison la plus propice au samba. Entre ce bel été indien et les signes avant-coureurs du froid qui vient, ce petit pincement au cœur des jours qui décroissent, le mélange d'allégresse et de mélancolie qui le caractérise est le véhicule idéal pour se laisser porter léger en savourant l'instant... Alors ces dernières semaines, c'est en boucle, presque sans pouvoir m'en défaire, que j'ai écouté Clementina de Jesus, Candeia, Paulinho da Viola et, pour la nouvelle génération, Teresa Cristina.

De ces trois figures historiques du samba, Paulinho da Viola est le seul à être encore parmi nous. Et dès lors qu'il s'agit de l'évoquer, un trait de son caractère mérite d'être relevé, son incroyable modestie. Une tendance à se mettre en retrait pour mieux valoriser ses partenaires. Il a trouvé en Teresa Cristina une digne héritière qui partage avec lui ce trait de caractère, cette délicatesse.

Teresa Cristina a commencé sa carrière en chantant dans les bars de Lapa, quartier bohème de Rio. Si son premier projet artistique fut de chanter Candeia (décidément, me direz-vous si vous passez par ici régulièrement !) car c'est à travers son engagement qu'elle pris conscience que "black is beautiful", ce qui lui permit de mieux se révéler à elle-même et dépasser les préjugés encore en vigueur dans ce Brésil de toutes les couleurs, son premier album fut dédié à l'œuvre de Paulinho da Viola.

Accompagnée de son groupe Semente, Teresa Cristina s'imposait comme une figure majeure du renouveau du samba, fidèle à la tradition sans être passéiste. En 2002, le double album A Música de Paulinho da Viola a fait d'elle la révélation du genre, élue meilleure chanteuse de samba de l'année. Ce disque de reprise a permis de redécouvrir un répertoire essentiel du samba (et de la musique brésilienne tout court) alors que les albums originaux de Paulinho da Viola n'étaient plus guère en vogue. Par nos temps d'apparence et de superficialité, il faut aussi dire qu'avec son look de vieux, type chemise aux tons pastel, il n'y a pas non plus mis du sien pour paraître au goût du jour. Ce qui est tout à son honneur.

"Je l'ai toujours beaucoup admiré, il a toujours été très présent dans mon répertoire. Paulinho da Viola est une personne appréciée de tous, où qu'il aille tout le monde va l'acclamer. Il est portelense, supporter du Vasco... ça nous fait beaucoup de choses en commun. Ces dernières années, il a traversé quelques épreuves et enregistrer ce disque a renforcé son importance dans la musique brésilienne. Peu d'artistes ont repris ses chansons et cela lui faisait penser que ses musiques n'étaient pas faites pour d'autres interprètes. Je suis doublement heureuse : d'abord parce qu'il a bien aimé mon disque et parce ça lui a fait réaliser que ses musiques conviennent à d'autres interprètes. D'ailleurs, je ne comprends pas pourquoi on ne lui a pas encore consacré un songbook".

En retour, elle a été adoubée de la plus belle manière par Paulinho da Viola qui lui tressait ce joli compliment : "elle est une figure jeune et captivante, une excellente chanteuse de samba. On a justement besoin d'artiste comme elle car, aujourd'hui, il n'y a plus grand monde qui sache interpréter le samba comme elle". Alors, on pourra bien jouer les puristes en objectant que ses reprises n'atteignent pas tout à fait la richesse des originaux, leurs mille nuances et petites subtilités, il n'empêche l'hommage de Teresa Cristina est une magnifique réussite. Fidèle dans l'esprit, retrouvant l'humeur de ces compositions, indémodables comme autant de standards.

Depuis ses débuts, Teresa Cristina a pris de l'assurance. Elle qui était toute timide sur scène et chantait les yeux fermés, s'y montre plus à l'aise et détendue. Pour avoir commencé tardivement sa carrière artistique, elle s'amuse d'être toujours considérée comme une "nouvelle artiste" : "le terme 'nouveau', quand on a quarante-deux ans est merveilleux".

La délicieuse Teresa Cristina possède donc ce trait commun avec Paulinho da Viola, une modestie non simulée. Elle a ainsi le chic pour se faire voler la vedette. Ou plutôt pour s'effacer devant les artistes invités. Aussi, pour rendre hommage à Paulinho da Viola, à son humilité et celle de Teresa Cristina, nous avons choisi une reprise du magnifique "Dança da Solidão" où elle invite Marisa Monte sur scène avec elle et où c'est elle qui se fait discrète pour l'accompagner.


Rappelons que Marisa, grâce à son incroyable notoriété, a largement contribué à diffuser le répertoire de Paulinho da Viola, reprenant un de ses titres sur pratiquement chacun de ses albums.  Elles sont donc ses deux plus belles héritières. Les deux femmes se connaissent depuis longtemps et leur admiration semble réciproque. Marisa Monte dit ainsi de Teresa Cristina : "elle est merveilleuse. C'est une vraie dévote du samba, qui va aux racines et y consacre des recherches. C'est une artiste intègre, une interprète sans affectation. L'exemple d'une histoire authentique". 


En revoyant ces images, je me dis en fait que l'essentiel n'est pas que Marisa mène la danse et que Teresa soit dans le coin, effacée, non, ce que capture ces images et qui en font le charme est cet enthousiasme collectif où la salle entière, plus que Marisa ou Teresa, chante à l'unisson ce morceau du début à la fin... C'est tellement irrésistible que je résiste pas à l'occasion d'en proposer une deuxième version où, cette fois-ci au moins, Marisa tend le micro à Teresa Cristina.


On connaît la rengaine : ah, s'il y avait un peu plus d'amour envers son prochain en ce bas monde. Ajoutons que s'il y avait aussi un peu plus de modestie, d'espace et de respect offerts à l'Autre, le monde serait infiniment plus doux à vivre. Aussi c'est une immense qualité que cette discrétion que l'on retrouve partagée par Paulinho da Viola et son héritière Teresa Cristina. La marque d'une belle personne.

jeudi 14 octobre 2010

Solomon Burke, Bigger Than Life (2/2) : des femmes et des enfants, beaucoup beaucoup...

Après avoir évoqué Solomon Burke et sa carrière, il est temps de lui rendre hommage de façon plus personnelle. J'ai en effet un vrai titre fétiche de Solomon Burke : "You Can't Love 'em all". Peut-être pas son plus célèbre, voire même son meilleur, mais un titre qui me rappelle sa truculence, son appétit de la vie, sa démesure.

Car tout atteint des proportions délirantes avec lui. Avec Solomon Burke, même la démographie affole les courbes. Ainsi, son nombre invraisemblable de petits enfants : quatre-vingt-dix !!! Il avait coutume d'en rigoler : "je me suis égaré dans les versets de la Bible qui disent 'Croissez et multipliez'. Je n'ai pas lu plus loin", disait-il à Peter Guralnick. Un bon angle pour notre journaliste... Aussi, dans son interview de 2008 pour The Independent, Robert Chalmers, sachant qu'il a la chance d'être face à "bon client", ne manqua pas de partir au front titiller le monstre sacré sur ce sujet.

"- Combien avez-vous de petits enfants ?
- Quatre-vingt-six, non, attend... Quatre-vingt-neuf. Et vingt arrière-petits-enfants.
- Et combien d'enfants ?
- Vingt-et-un.
- Avec combien de femmes ?
- Je ne discute pas de cela.
- Et pourquoi pas ?
- Parce que ce n'est pas nécessaire.
- Combien de mères voulez-vous que je marque : une ?
- Une dans l'esprit et une dans le cœur. 'Aimez-vous les uns les autres'. Le seul Commandement qui ait été donné.
- Attendez, la monogamie n'est-elle pas supposée l'idéal de l'Eglise ?
- Rappelle-moi ce qu'est la monogamie ?
- Rester fidèle à une seule femme.
- Ca dépend ce que tu appelles fidèle. Tu as combien de femmes ?
- Juste une seule.
- Et crois-tu qu'elle te soit fidèle ?
- Autant que je sache.
- Est-ce que tu sais si elle est à la maison en ce moment ?
- Qu'est-ce que vous suggérez ? Qu'elle puisse être chez vous ?
- Si elle y est, on s'occupera bien d'elle..."

C'est donc "You Can't Love 'em All", un titre de Bert Berns, auteur entre autres de "Twist and Shout", qui me vient à l'esprit dès lors que je pense à Solomon Burke. Enregistré en 1963 par Burke, le morceau figurera l'année suivante sur son album King of Rock 'n Soul

C'est dans une ambiance vaguement (simili-) latine, avec son güiro qui racle le rythme, le genre de truc en vogue à l'époque, souvenez-vous par exemple de "Stand by Me", que Solomon vient nous parler d'une rue de sa ville où les filles sont si jolies. "There's a street in my city where the girls are all so pretty". Il en est tout émoustillé et ne sait plus où donner de la tête. Et doit s'y résoudre, il ne pourra pas toutes les aimer. Le clou de la chanson, c'est la raison qu'il invoque pour le justifier. Et il n'y avait guère que lui pour l'incarner avec autant d'aplomb. S'il ne peut pas toutes les aimer, c'est uniquement "'cause I'm only one guy" !!! Parce qu'il n'est qu'un seul type et qu'à lui tout seul, ma foi... On imagine qu'il n'a jamais autant désiré avoir le don d'ubiquité que quand il était entouré de belles femmes. Qu'importe, il essaiera quand même : "I can't love 'em all... No I can't but I'm sure gonna try".

Même s'il n'est pas l'auteur de cette chanson, sa dimension autobiographique est évidente. Il confie à qui veut bien l'entendre qu'elle pourrait parler de lui. Ainsi à Chalmers : "j'étais jeune, il sortait des filles de tous les coins. Je ne pouvais pas toutes les aimer. Mais j'ai essayé" ("I was young, girls were coming from every angle. I couldn't love them all. But I tried"). Il est donc ce type qui ne s'avouera pas vaincu et essaiera quand même. Et c'est cette image qui me semble bien résumer toute la grandeur de Solomon Burke, un type qui ne doute pas malgré les épreuves, et a toujours croqué dans la vie avec une bonne humeur indéfectible. Il donne, écrit Peter Guralnick, "l'impression d'avoir passé du bon temps et d'avoir savouré chaque minute".

Solomon Burke, "You Can't Love 'em All"


mercredi 13 octobre 2010

Solomon Burke, Bigger Than Life (1/2)

Dimanche, nous avons appris le décès de Solomon Burke. Perçu depuis cet humble blog, il y a quelque ironie à évoquer celui qui était le dernier géant de la soul alors que, depuis quelques semaines, nous honorions la mémoire de Candeia, autre géant, majestueux sambiste cloué dans un fauteuil roulant. Solomon Burke lui aussi était, depuis quelques années, condamné au fauteuil. Dans son cas, c'était en raison d'une obésité invraisemblable. Mais ce n'est pas seulement parce qu'il pesait près de deux-cents kilos que Solomon Burke était bigger than life. Lui aussi était un "Roi". Le "King of Rock and Soul". Il s'en était donné les apparats. Sur scène, il se présentait sur un trône, avait une couronne, un sceptre ! Il était, selon Jerry Wexler dont l'avis ne peut-être qu'éclairé, "le meilleur chanteur soul de tous les temps". Lui qui était proche de Sam Cooke et James Brown n'avait plus aucun pair de sa stature. 


A la différence de James Brown, Otis Redding et autres, Solomon Burke n'était pas reconnu par le grand public pour un album marquant, ou même un morceau particulier. Son plus grand tube, sa seule œuvre universellement célèbre, l'est devenue grâce à la reprise des Blues Brothers : "Everyboody Needs Somebody to Love", et peu de gens savaient qu'il en était l'auteur.

Des tubes, pourtant il en avait eu, "Just Out of Reach (of my two empty arms)", "Cry to me"... Selon Jerry Wexler, c'est grâce à lui et ses disques qu'Atlantic a pu se maintenir à flot entre 1961 et 1964. Mais la carrière de Solomon Burke a toujours fonctionné par cycles. Depuis quelques années, il avait bénéficié d'un spectaculaire regain d'intérêt du public. Il fut admis au Rock 'n' Roll Hall of Fame. En 2002, son album Don't Give Up On Me, produit par Joe Henry, réunissait des compositions de Bob Dylan, Elvis Costello, Van Morrison ou Tom Waits, excusez du peu. Il reçut le Grammy du Meilleur Album de Blues cette année-là. J'ai croisé plusieurs personnes ayant assisté à un de ses concerts, à l'occasion d'une récente tournée, et qui insistaient pour dire l'incroyable générosité qui se dégageait de chacun de ses passages sur scène, des moments qui leur resteraient longtemps comme le souvenir d'un moment fantastique. 

La vie de Solomon Burke est un roman. Celui-ci a déjà été en partie écrit par Peter Guralnick dans son livre Sweet Soul Music. Si en raison de son sujet, plus large, cet ouvrage n'est pas une biographie, le chapitre consacré à Burke s'en détache. Il est d'ailleurs le "parrain" du projet : "et comment voulez-vous faire un livre sans parler au Roi de la Soul ?". "Je rencontrais Solomon peu de temps après, écrit-il, et je compris qu'il avait raison : je n'aurais pas pu écrire ce livre sans avoir parlé au Roi. Il était exactement comme je l'avais imaginé à travers sa musique, et même plus encore - à tous égards plus grand, plus chaleureux, plus truculent".

Comme l'écrivait Philippe Garnier pour Libération, "ce livre est si bon qu'il peut survivre à la photo page 26 dont pourtant peu d'auteurs se relèveraient - une photo qui en dit long aussi sur le projet : niché sous l'ample aisselle de l'immense Solomon Burke, on y voit sourire un Guralnick en chemise à carreaux, jeans, front dégarni, dégageant autant de soul et de classe qu'un chihuahua bouilli".

La vie de Solomon Burke regorge d'anecdotes incroyables et le "chihuahua bouilli" se fait un plaisir de les recueillir et nous les narrer. Sous nos yeux apparaît un  type incroyable, jamais à court de ressources. Eleanor, sa grand-mère visionnaire, lui avait prédit une vie qui enchaîneraient succès et sévères revers de fortune. Cette grand-mère joua un rôle essentiel dans sa vocation. Déjà douze ans avant sa naissance, il lui était apparu en rêve. Ce qui l'inspira pour fonder une Eglise, le Temple de Salomon : Solomon's Temple : The House of God for All People ! Déjà guide spirituel avant même d'être né ! Comme Sam Cooke, il a la vocation tout gamin, il n'a même pas dix ans qu'on le surnomme déjà le "wonder boy preacher". On devine dès lors qu'il incarne cette ambiguïté, ce va-et-vient, entre le sacré et le profane, le gospel et la soul. Car Solomon Burke pouvait tout chanter, comme il le rappelait au convaincu Guralnick. "Tu dois te rappeler ça : j'étais capable de tout chanter". Country, ballades, soul, gospel, "du plus pur ténor aux basses les plus vibrantes". Et comme le remarque Guralnick, "il est surprenant de n'y trouver aucune inflexion raciale ni aucun accent religieux appuyé, quand on pense que ce chanteur allait être si impliqué dans la création de la soul". "Il était capable de faire se dresser une salle comme peu en sont capables. Et ce n'était pas pour le decorum : "ma seule présence suffisait. Je n'avais qu'à apparaître. Pas besoin d'une quelconque atmosphère particulière. Toutes ces chansons faisaient partie de ma vie, des choses que je vivais".

S'il dirigeait aujourd'hui une église, c'est à la marge de la religion qu'il exerce son premier métier : thanatopracteur dans l'entreprise de pompes funèbres de son oncle. Après une escapade vers la chanson qui tourne mal et qui le renvoie à la rue, il retournera vers cette activité et fera même fortune comme entrepreneur de pompes funèbres. Mais, comme l'avait prédit la grand-mère, entre revers et pics de gloire, la vie de Solomon Burke ne manque pas de rebondissements.

Personnage à part, même dans les périodes les plus fastes de sa carrière de chanteur, il menait toujours plusieurs affaires de front. Et Solomon Burke de raconter pour la millième fois à Guralnick ces histoires qui, quelles qu'en soient les variantes, étaient toujours vraies*. Ainsi, c'est l'invraisemblable stock de pop-corn qui se retrouve un jour en sa possession et qu'il obtient de pouvoir vendre dans la salle où il se produit. Ce sont les incroyables provisions de sandwiches et boissons qu'il embarque pour une tournée en bus dans les états du sud qu'il essaie de vendre à un prix raisonnable à ses comparses embarqués... "Je vais être assez bon pour vous vendre à tous des sandwiches. Un sandwich, un soda, un hot dog pour seulement 5$, et les chips sont offertes !" Lesquels refusent, préférant aller se ravitailler à la prochaine halte. Où ils découvrent les interdits liés à la ségrégation et, bredouilles, se voient reprendre le bus le ventre vide. Où pour le coup, ils sont ravis de pouvoir acheter les sandwiches du bon Solomon... qui leur annonce alors "un sandwich, le soda et un hot dog – 9$, et seulement 1$ pour les chips!"

Pour The Independent, le journaliste Robert Chalmers avait eu l'occasion de rencontrer Solomon Burke dans son église de South Central, L.A., et lui avait même posé les questions qui fâchent. Enfin, qui en auraient fâché d'autres que lui, inébranlable du haut de sa sagesse roublarde...


Chalmers le titillait : "l'humilité est un pilier de la foi, n'est-ce pas ? Vous devez rester humble, modeste.
- Tout à fait.
- Si j'évoque ce sujet, c'est parce qu'il y a une ou deux choses qui me dérangent chez vous...
- Comme quoi ?
- Eh bien, je ne sais pas : votre trône doré, votre couronne, votre spectre...
- Mon trône symbolise plusieurs choses. Il indique que je suis sous la direction de Dieu...
- La façon dont on vous appelle "King Solomon" sur votre site internet.
- Nous sommes tous rois.
- Non, nous ne le sommes pas.
- Nous le sommes.
- Je ne le suis pas.
- Mais si tu l'es. C'est simplement à toi de l'accepter. Mais si tu me dis que tu préfère être duc, eh bien sois un duc, c'est comme tu préfères...
- Ce n'est pas ce que je mets sur mes en-tête.
- Pourquoi pas ? Pourquoi tu n'essaierais pas, pour voir ce qui se passe ? Et que tu essaies ou pas, à partir de maintenant je vais t'appeler Duc Chalmers".

Qu'est-ce que vous voulez répondre à cela ? Il y a une réelle démesure chez Solomon Burke, bien entendu pas seulement physique. Il en faut plus pour désarçonner notre homme. Chalmers tentera bien de remettre le sujet sur le tapis...

"- Vous dites : 'Dieu m'a mis sur ce trône'. Qui vous a mis dans ce fauteuil roulant ?
- Dieu. Dieu m'a mis dans ce fauteuil roulant.
- Et quel était son message quand il a fait cela ?
- (en riant) 'Tu es trop gros!' "

à suivre...


* Peter Guralnick disait : "Solomon Burke est un des plus grands fabulistes que j'aie jamais rencontré. Ses histoires contiennent une vérité plus saisissante que ne l'aurait révélé le seul récit des faits. Il possède une mémoire photographique. Au long des ans, il ne m'a jamais raconté une histoire qui ne s'appuie pas sur une base réelle solide et des faits avérés".