Un ermite rasta sorti du désert du Nevada pour poser sa voix chevrotante sur fond d'électro psychédélique, ça intrigue. L'album n'est pas encore dans les bacs que Gonjasufi, avec juste une poignée de 45tours à tirage très limité à son actif, aura déjà trouvé, partout sur la Toile, des apôtres annonçant sa venue. Ca bruisse, ça buzze, ça s'enflamme et ça gonfle les voiles d'une embarcation de fortune prête à surfer sur la prochaine vague médiatique...
Il arrive, précédé d'une réputation de mystique, et son album est présenté par le site de Vibrations comme "une sorte de testament liturgique d'un gourou repenti". D'après quelques éléments biographiques grapillés sur le web, Gonjasufi serait un ancien professeur de yoga, installé dans le désert du Nevada : point.
Tout cela sort de l'ordinaire, de ce mystère naît une curiosité, certes. Mais si Gonjasufi suscite cet intérêt, c'est aussi parce qu'il bénéficie de la réputation de son label, Warp, et de celles de ses partenaires, Flying Lotus en tête. De plus, les premiers convertis l'ont été par du tangible, la musique. La dimension spirituelle imprégnant l'album nous inciterait à l'appréhender en tant que syncrétisme, à la façon dont les religions vont parfois se construire en intégrant des éléments hétéroclites. Ainsi l'album se révèle véritable Objet Sonore Non Identifié, et balance une musique envoûtante, hypnotique, résolument lo-fi, où les beats d'un hip-hop électro expérimental vont fournir la trame organique sur laquelle les sons du monde entier viendront contribuer à la couleur mystique du projet.
Le titre de l'album est déjà porteur en soi d'un curieux programme : un soufi et un tueur. Quel lien peut bien établir Gonjasufi entre le soufisme, qui vise à s'approcher de la divinité par l'extase, et un tueur, dont le rôle serait d'annihiler pareille élévation ? Quel paradoxe. On se creuse les méninges en essayant d'y comprendre quelque chose, on postule qu'il faudrait peut-être interpréter ce paradoxe comme significativement post-moderne (si nous voulons bien admettre que le Zeitgeist est à l'oxymore). Après tout, ça ne peut pas faire de mal de se prendre la tête, c'est toujours un bon petit exercice ludique pour s'activer les neurones mais, après mûre réflexion, il est, à mon sens, inutile de chercher ici midi à quatorze heures : le titre de l'album renvoie à quelque chose de beaucoup plus prosaïque, il n'est que le rappel de la collaboration entre un interprète et son Pygmalion, soit Gonjasufi et The Gaslamp Killer. Tout simplement. Le Sufi et le Killer, cqfd.
En effet, si d'autres producteurs interviennent, comme Flying Lotus et Mainframe (un bon pseudo de geek pour ce proche de feu Jay Dee), il semblerait que The Gaslamp Killer soit le principal collaborateur de Gonjasufi, ou du moins celui qui l'a aidé à accoucher, pour la première fois, de ces visions...
Car Gonjasufi, de son vrai nom Sumach Ecks, ne serait pas né de la dernière pluie. Comme il le confesse sans ambages sur le site de Warp : "pour parvenir à cette conviction derrière les mots, ça m’a pris 30 ans de frustrations et de désespoir… des tests de foi continuels. Une lutte de tous les jours, vous savez. Une énergie réprimée qui, tout à coup, a trouvé le parfait moyen pour s’exprimer… Elle a continué. Et depuis elle s’écoule continuellement, vous voyez ?". Oui, oui, on voit.
Cette vidéo et les quelques photos circulant sur le net nous permettent de mettre un visage sur cette apparition. Pourtant, quelques doutes subsistent : Gonjasufi serait-il un canular, l'identité d'emprunt d'un DJ ou musicien souhaitant mener ce projet de l'ombre ? Si la question se pose, c'est d'abord parce que Gonjasufi semble sorti de nulle part, ensuite et surtout, parce qu'un précédent récent est encore dans les esprits : le cas fameux de Clutchy Hopkins, ce vieux baba barbu défraîchi, derrière lequel se serait dissimulé un fameux DJ et quant à l'identité duquel les spéculations allaient bon train (Madlib ? DJ Shadow ? Cut Chemist ? Shawn Lee ? Money Mark ?), inciterait à prendre avec précaution le phénomène. Dans le cas de Gonjasufi, j'ai lu un commentaire (sans conviction, il est vrai) qui soupçonnerait Sufjan Stevens de se cacher derrière ce projet...
Après tout, sous ses airs de rasta hirsute, Gonjasufi pourrait bien être le premier bum venu. Les épreuves endurées dans la rue entraînent parfois chez ce type d'individu une tendance à prophétiser, même si le propos n'est le plus souvent qu'un délire incohérent, notamment parce que les troubles psychiatriques sont une caractéristique fréquente de ce type de population, et que le délire mystique en est une des manifestations possibles. Mon hypothèse est plus banale, c'est simplement un type ayant grandi avec le hip-hop qui, par la suite, a cheminé dans sa tête, si je puis dire.
Mais, même s'il n'y a pas d'usurpation d'identité, que Sumach Ecks a bien pris le nom de Gonjasufi pour exprimer sa prose illuminée, ma rigueur de sociologue devrait m'inciter à prendre de la distance avant de commenter cette sortie, à vérifier les infos. Exercice délicat, surtout que l'album n'est pas encore officiellement sorti, malgré les fuites habituelles sur le net. En fait, il faudrait observer la manière dont circule l'information. On constaterait qu'il n'y a finalement qu'une ou deux sources à l'origine des abondantes occurences de Gonjasufi sur le net. Comme point de départ journalistique, on pourrait identifier un bref article de Ben Ratliff, dans le New York Times, organe de référence s'il en est, du 5 février et, depuis, abondamment repris et commenté par les internautes. Tout y est déjà dit. Après, le nombre important des commentaires vient témoigner de la fascination exercée par notre illuminé du désert et par sa musique. Partant de là, on pourrait analyser cette fascination à la façon d'une rumeur. Ainsi, comme pour la rumeur, il s'agit là d'une "reconstruction par amalgame de motifs présents dans l’imaginaire" (Véronique Campion-Vincent et Jean-Bruno Renard, De source sûre : nouvelles rumeurs d’aujourd’hui). Et ces motifs sont ici nombreux : quête de spiritualité et lassitude du matérialisme, attrait pour la figure de l'anachorète à l'heure où certains voient dans la décroissance une alternative à l'impasse dans laquelle s'enfonce notre société de consommation, fascination pour le désert dont la rudesse serait un symbole fort de cette décroissance et d'une vie dépouillée de ses oripeaux superflus, vieux rêve d'un hybride où la technologie brancherait ses câbles d'alimentations sur des racines culturelles ancestrales, etc...
Soyez certains que nous ne sommes qu'au début de cette déferlante. Les médias français vont très vite emboîter le pas à ce buzz, la presse spécialisée dans un premier temps, puis viendront ensuite, les publications généralistes, y compris certaines un peu ringue, comme peuvent l'être les hebdos à la papa, type Nouvel Obs'...
Lors de ma première impulsion à m'exprimer sur cet album, j'ai eu comme une réticence. Je me sentais comme pris d'un élan de panurgisme, comme un mouton pris dans le troupeau avec en guise de berger un hirsute bonhomme ne sachant même pas chanter, à vouloir ainsi réagir à quelque chose de l'ordre de la rumeur, sans rien avoir de plus à en dire que ce que j'avais déjà pu lire jusque-là sur le sujet... Alors que je choisissais de ne pas m'exprimer, de ne pas céder à ce qui me serait apparu comme un réflexe "moutonnier", j'écoutais avec attention les paroles d'un titre de l'album qui s'intitule justement "Sheep". Gonjasufi y déclare "I wish I was a sheep instead of a lion". Il rêve d'être un mouton plutôt qu'un lion, car au moins il n'aurait pas besoin de tuer pour se nourrir. Et de décrire sa fascination pour le gentle sheep, qui aurait besoin d'être rapide sur ses pattes pour ne pas être dévoré... Avant que la conclusion du morceau ne révèle qu'il s'agit en fait, de ce que j'en ai compris, de la rêverie du lion qui terrorise tout le monde et ne serait pas prêt à inverser les rôles. Il s'avère également que ma contribution sera également celle du lion plutôt que du mouton. Lion cosmique moi-même, je m'empare de cette proie de choix et la décortique, la déchiquette méticuleusement de mes crocs rompus à l'ouvrage, lui fend la panse d'une seule de mes griffes pour voir ce qu'elle a dans le ventre. Bon, calmons-nous, réfrénons un brin notre instinct musicarnivore, mais décortiquons tout de même cette si curieuse bête qu'on en croirait une chimère.
Avant de dire que j'écoute en boucle certains des morceaux de cet album depuis que je l'ai découvert, je dois d'abord préciser que rien ne m'insupporte plus que les types qui ne savent pas chanter et Dieu sait qu'ils sont nombreux. Or Gonjasufi ne sait absolument pas chanter. Pas dans le sens conventionnel du terme en tout cas. Si au moins il avait un flow, même pas. Mais il a la conviction. Et justement grâce à cette voix, cet album est habité. Présenté comme un gourou, il n'est pas du genre tribun. C'est plutôt à une petite voix plaintive et chevrotante, lointaine, que nous sommes confronté tout à long de cet album. Il semblerait qu'il y ait eu une charte graphique, ou sonique, précise qui soit posée comme cahier des charges lors de l'enregistrement : la voix sera étouffée, passée au travers d'un filtre cradingue. Un peu comme si Gonjasufi avait passé toutes les sessions de l'album à chanter dans un porte-voix fatigué, enfermé dans la pièce à côté du studio. Un effet bien décrit par l'article du New York Times, une voix "quivery, blithe, at half-tempo to the song, overmodulated but seemingly faded through re-transmission, an audio copy of an audio copy. It doesn’t sound like the thing you’re supposed to be focusing on. It sounds like an extraneous sample, perhaps from a movie, definitely from the days before digital. But that’s the voice of Gonjasufi himself". Une voix comme effacée par une bande usée, comme la copie de la copie.
En semblant s'éloigner, an audio copy of an audio copy, en paraissant ailleurs et loin, Gonjasufi parvient à provoquer un effet de rapprochement avec le spirituel qui anime son art. On sait ainsi que, dans les musiques religieuses, l'éloignement des musiciens, souvent hors de la vue, contribue à accentuer l'idée que ces musiques puissent être célestes, en les préservant de ce qui serait une interférence humaine. On sait également que dans les musiques traditionnelles sacrées, on dispose de nombreux procédés pour modifier le timbre de la voix, ou des instruments. Le grand ethno-musicologue André Schaeffner revient fréquemment sur l'idée du son qui serait comme un masque. Ainsi, dans son ouvrage de référence Origine des Instruments de Musique - Introduction ethnologique à l'histoire de la musique instrumentale, il insiste sur l'universalité de l'effet-mirliton. "La déformation de timbre par le mirliton est pour le chant ou la déclamation ce que le masque est pour la danse". A savoir, le son produit permet d'être un Autre. On voit l'importance que cela peut avoir dans le cadre d'une cérémonie rituelle, comme nous l'avons dit plus haut. Par exemple, on pourra considérer dès lors que c'est la voix d'un esprit, d'un ancêtre, d'une divinité, etc... qui se fera entendre par le biais du mirliton. Nous touchons bien là à quelque chose de plus essentiel que le simple jouet d'enfant auquel la tradition occidentale a désormais cantonné le mirliton. Chez Gonjasufi, c'est cette espèce de porte-voix aux batteries fatiguées qui fait office de "mirliton".
On retrouve en tout cas chez lui cette invocation des esprits, notamment sur ce titre marquant de l'album, "Ancestors", produit par Flying Lotus. De la même façon, on entend des voix enregistrées et samplées sur A Sufi And A Killer. On pensera peut-être à l'inévitable My Life In The Bush Of Ghosts pour le procédé. Ici, on retrouve par ce biais les échos de cultures lointaines, une voix flamenca mise en boucle, un bout de chant qawwali, authentique musique soufie celle-ci, qui prennent des airs fantomatiques, comme l'écho d' "esprits connus et inconnus", de Spirits Known And Unknown, pour citer le beau titre d'un album de Leon Thomas.
L'autre élément de la "charte graphique" de l'album serait son traitement résolument lo-fi du son. Outre le filtre qui voile le chant et les élucubrations de Gonjasufi, tout l'album quasiment est recouvert de ce crépitement de disque vinyl si couramment utilisé pour donner du grain, un crépitement dont l'intensité varie, allant des dernières braises à l'embrasement des bûches, comme une couche de poussière, comme le témoignage exhumé d'un temps lointain. Un indéniable côté Art Brut, à savoir l'œuvre de quelqu'un foncièrement étranger à la culture artistique et qui serait authentique création, sans le travers du mimétisme qui serait, selon Dubuffet, le propre de l'art "culturel".
Pourtant, les références sont sollicitées pour décrire ce curieux objet sonore et s'entendre pour le décrire comme éléctro psychédélique lo-fi. On y retrouvera aussi du rock, des ballades déchirantes et même une sorte de funk. Si le Guardian le décrit comme "Screamin' Jay Hawkins qui reprendrait MIA et remixé par Portishead", on pourrait aussi citer Captain Beefheart, comme je l'ai lu sur Fluctuat Net. Voire Lee "Scratch" Perry et ses élucubrations couinantes tout aussi mystiques que celles de Gonjasufi. D'ailleurs, à une voyelle près, on pourrait imaginer que ce chamanisme doit lui aussi beaucoup à cette technique archaïque de l'extase qu'est l'intoxication au chanvre, décrite par Mircéa Eliade dans son livre sur le chamanisme.
S'il confesse avoir mis longtemps, dans la douleur, à trouver sa voie, son auteur a désormais de hautes ambitions pour sa musique, mystique quoi :
"J’aimerais que cet album atteigne ses auditeurs à tel point que s’ils se trouvaient sur le rebord de la fenêtre prêts à sauter et qu’ils entendaient une de mes chansons ils se diraient ‘attend - Je dois réévaluer la situation…’. Je prierais pour que les gens trouvent la capacité de se trouver par la musique."
Cibelle s'apprête sortir un nouvel album au printemps, une première vidéo éveille la curiosité... Parce qu'on ne peut deviner le concept derrière les images, Crammed Disc prend la peine de nous le rappeler par le communiqué suivant...
"The world has ended.
All that's left is a jungle on a floating rock where a paradise nightclub band is playing at the last cabaret on earth: the Las Vênus Resort Palace Hotel.
The singer's name is Sonja Khalecallon, and her band are Los Stroboscopious Luminous".
Et de préciser que Sonja Khalecallon est un alias de Cibelle. Et Las Vênus Resort Palace Hotel, le titre de l'album.
Après la planète Kunu Supia décrite par Anthony Joseph sur son premier album, une autre vision d'un futur apocalyptique s'offre à nous où, là encore, il reste au moins un bar, un cabaret, de la musique... De quoi se plaint-on ?
"Lightworks", ce premier extrait, est un titre de Raymond Scott, figure de l'Exotica et pionnier de l'électro des 40's-50's, samplé par Jay Dee, ainsi que le précise le communiqué de Crammed. Ayant apprécié les deux premiers albums de Cibelle, ainsi que sa présence scénique, je me contente de faire circuler l'info...
Otis Jackson Jr. est un grand malade, un génie workaholic à l'œuvre protéiforme pour être précis. Il est plus connu sous le nom de Madlib (pour Mind Altering Demented Lessons In Beat, sic !!!). Mais sa boulimie de prod' s'exprime aussi sous le nom de Quasimoto, Madvillain, à travers la série Beat Konducta, sous le nom de Jackson Conti (en collaboration avec Mamão d'Azymuth), etc, etc, etc... J'ai même cru lire qu'il devait sortir une dizaine d'albums cette année ! Pour ce qui nous concerne aujourd'hui, c'est pour son travail sous le nom de Yesterday's New Quintet que l'œuvre de Madlib est évoquée pour lapremière fois par le Dr. Funkathus.
Au sein de ce groupe, il incarne à lui seul les cinq musiciens. Tant qu'à faire ! Mais, ne perdez pas le fil, c'est ce groupe (qui est donc déjà un de ses nombreux alias) qui vient de sortir, chez Stones Throw, l'album Miles Away, sous le nom de The Last Electro-Acoustic Space Jazz & Percussion Ensemble. Après avoir brillamment "envahi" le catalogue Blue Note sur l'album Shades Of Blue, il revisite cette fois-ci le jazz space et spiritual des années 70. Après Carl Craig ressuscitant le groupe Tribe et le Build An Ark emmené par Carlos Niño, il y a là une tendance qui se dessine.
Si Miles Away est un hommage aux représentants de ce courant post-coltranien, où chaque morceau est dédié à un musicien (Phil Ranelin, Roy Ayers, Larry Young, etc... et bien sûr John Coltrane et Pharoah Sanders), la pochette me fait inévitablement penser à un album issu d'un univers complètement étranger, la pop brésilienne, certes elle aussi seventies. Rien à voir musicalement, si ce n'est l'aquarelle de la pochette, dominée par le vert et une rousseur pétard qui m'évoque (incongrûment au vu de la musique) des couleurs viennoises, mon imaginaire se voyant probablement bridé et parasité par quelque évident cliché klimtien.
Derrière des allures babas ne présageant qu'une bouillie folk, l'album de Jaime Alem et Nair de Cândia dissimule au contraire une musique d'une belle sophistication. Le titre "Sob O Mar", en particulier, se détache. Un véritable petit bijou de pop orchestrale où les voix duettisent à merveille, le tout sans rien perdre de son balancement. Une synthèse admirable. Une petite parenthèse enchantée à écouter ci-dessous, avant de retrouver prochainement ici même d'autres indices de cette renaissance du spiritual jazz 70's...
Jaime Alem & Nair de Cândia, "Sob O Mar", Jaime e Nair (1974)
Pour appuyer le propos du message précédent, consacré à Cartola, voici un disque de samba qui n'est pas fait pour danser : Universo Ao Meu Redor de Marisa Monte. Ce sera le deuxième album de notre palmarès des 10 du Millénaire. Là encore, pas plus d'hésitation qu'avec le premier, le Voodoo de D'Angelo. Ce choix s'impose comme une évidence personnelle.
Au Brésil, Marisa Monte est considérée comme la plus grande chanteuse de sa génération. Et même plus : cela ne souffre aucune contestation. Elle a été maintes fois imitée, jamais égalée. Dès ses débuts, en 1989, elle s'impose comme une évidence avec un album de reprises. Il n'est qu'à voir le casting de "fées" qui entourent le suivant, Mais, en 1991, pour constater que la reconnaissance par ses pairs fut instantanée. Rien moins que le gratin d'une certaine avant-garde new-yorkaise, dirigée par Arto Lindsay, participe à son enregistrement : Marc Ribot, John Zorn, Ryuichi Sakamoto, Bernie Worrell !
Chaque étape de sa carrière sera longuement mûrie. Marisa Monte impose la patience à ses admirateurs : seulement huit albums en plus de vingt ans. Aussi, cela fut une surprise de la voir, en 2006, sortir deux albums simultanément : Infinito Particular et Universo Ao Meu Redor.
Deux albums qu'elle juge complémentaires, le premier s'inscrivant dans sa veine pop-MPB, l'autre consacré au samba. Et pourtant, chez moi, l'un aura complètement éclipsé l'autre. Je les avais pourtant commandés en même temps sur Amazon, avant même leur date de sortie annoncée, mais voilà, Universo Ao Meu Redor ne quitta pas ma platine, laissant Infinito Particular dans l'ombre. Ce qui aujourd'hui est presque une bonne nouvelle : sans projet inédit de la belle à l'horizon, celui-ci reste une œuvre à redécouvrir (presque) comme s'il s'agissait d'une nouveauté.
Si Universo Ao Meu Redor est incontestable si haut dans mes albums préférés de ce début de Millénaire, on pourrait invoquer qu'une raison objective, quoique superficielle, l'y place. En effet, depuis que l'écoute devient une donnée quantifiable (!) avec le compteur d'iTunes, je constate que quatre titres d'Universo... y figurent parmi les vingt plus écoutés.
Plus sérieusement, Universo... s'impose à la fois parce que j'adore le samba et que je suis avec curiosité toutes les évolutions de la carrière de Marisa Monte, enthousiaste de chacune de ses réalisations, depuis l'époque de Verde Anil Amarelo Cor de Rosa e Carvão, en 1994, quand je la découvrais. C'est un véritable parcours sans faute que réalise Marisa, une carrière qui se trace sur l'étroite ligne de crête de l'excellence : tant dans ses albums personnels que dans son travail de production, pour Carlinhos Brown ou la Velha Guarda da Portela, chaque projet est une œuvre forte, marquante, éclairant les différentes facettes de sa personnalité.
J'ai eu la chance de la rencontrer, il y a une dizaine d'années, pour réaliser un entretien alors qu'elle était à la veille de se produire sur la scène du Grand Rex, à Paris. J'ai le souvenir d'une grande fille, très grande, professionnelle et disponible, qui expliqua sa démarche avec clarté, de son débit très rapide, et devint soudain beaucoup plus chaleureuse dès que l'entretien fut dans la boîte. En off, dès que l'on en vint à parler de cuisine, elle devint plus expansive. Je lui confiais mon goût pour les plats typiques que j'avais goûté en même temps que je découvrais Bahia, en particulier le bobo de camarão dont j'avais, dès mon retour, cherché la recette. Et je me souviendrais toujours de son conseil, tout simple : ne jamais oublier le dendê ! Loin de moi cette intention mais, désormais, à chaque fois que je cuisine un plat de poisson, ou un bobo, et que je commence à faire revenir mon poivron dans l'huile de palme orangée, ce dendê qui donne son goût si caractéristique à la cuisine bahianaise, j'ai une petite pensée pour Marisa Monte.
En deux mots, on pourrait dire qu'il s'agit de concilier la "ligne claire" de la pop aux racines samba. Sur Universo..., elle concilie ces deux aspects à merveille. Marisa Monte, c'est d'abord une voix. Une voix si claire, qui ne force jamais le trait, d'une élégance absolue. Sur ce projet, elle poursuit son entreprise de conservation d'une culture en voie de disparition. Depuis sa collaboration avec la Vieille Garde de l'école de samba de Portela, elle s'est livrée à un véritable travail de collectage et s'attache à laisser trace de ce répertoire de sambas jamais enregistrés jusqu'alors. De même ici, sur cet album, tous les titres sont inédits, même s'ils datent des années quarante ou cinquante.
Au milieu de ces chansons signées de vieux sambistes et sauvées de l'oubli, on retrouve des compositions récentes, comme le "Para mais ninguém" que lui offre Paulinho da Viola, le magnifique "Vai saber ?", signé de la plume de sa contemporaine Adriana Calcanhotto.
Marisa Monte, "Vai Saber ?", Universo Ao Meu Redor (2006)
Et, bien sûr, l'inspiration jamais tarie de cette triplette magique qu'elle forme avec Arnaldo Antunes et Carlinhos Brown fournit encore une fois quasiment la moitié des compositions de l'album, des titres qui ne se distinguent pas dans le traitement de ceux écrits il y a plusieurs décennies par Jayme Silva ("Meu Canário", 1950), Casemiro Vieira ("Perdoa, meu Amor", 1944), Argemiro Patrocinio ("Lágrimas E Tormentos", 1980) ou Dona Ivone Lara ("Pétalas Esquecidas, 1945).
Marisa Monte décrit cet album non pas comme un disque de samba mais plutôt comme un disque inspiré de l'atmosphère du samba, des thèmes qui lui sont chers : "l'amour, la nature, la musique elle-même, la condition humaine, les chants des oiseaux, l'arrière-cour, la convivialité par l'art". Ainsi, ce qui pourrait sembler simple chansonnette est, en fait, porté par une émotion à la portée universelle, comme avec cette histoire de canari qui pour accompagner la peine d'amour de son propriétaire ne chante plus "piu-piu" mais "ui-ui, ai-ai".
Tout au long de cet Universo Ao Meu Redor, Marisa Monte restitue à merveille ce miracle du samba : rendre la tristesse réconfortante.
Pour compléter, je reproduis ci-dessous l'entretien que j'avais réalisé lors d'un passage parisien, la veille de son concert au Grand Rex, en 2000. Même s'il fut réalisé à l'époque de son précédent album, Memórias, Crônicas e Declarações de Amor, elle y évoque déjà sa démarche conciliant pop et samba, ainsi que sa mission de sauvegarde d'un patrimoine musical populaire, menacé de disparaître avec ses auteurs et interprètes.
OC :Quelle est l'ambition de ce nouvel album ?
Marisa Monte : J'ai recherché une sonorité pop, ou une sonorité brésilienne pour la musique pop, avec une grande utilisation des percussions, ce qui est une conséquence directe de mon travail avec Carlinhos Brown. Il y a aussi un contrepoint avec la samba, Paulinho da Viola, Nelson Cavaquinho, les musiciens plus classiques et traditionnels... Une tension dynamique entre intensité et soulagement, entre poids et légèreté. Cela reflète la musique brésilienne qui est extrême et diverse. En un mot donc, la recherche d'une sonorité pop pour la musique brésilienne, contrebalancée par les influences plus classiques de la musique brésilienne.
N'était-ce pas déjà les ingrédients des précédents albums ?
M.M. : Je n'ai jamais utilisé autant les percussions. Nous avons enregistré à Bahia 8 percussionnistes jouant des surdos virados. Sur Cor de Rosa e Carvão, j'avais déjà utilisé les percussions mais elles étaient plus légères. Elles n'avaient pas autant de poids dans le groupe. Je ne cherche pas de rupture dans mon travail mais une évolution. L'expérience donne cette capacité de rester plus sensible, plus fidèle musicalement à soi-même. Il n'y a pas besoin de se réinventer à chaque disque. C'est bien d'évoluer. Ma carrière a évolué musicalement dans plusieurs directions et aussi vers un travail de production. Mon travail de productrice a été au-delà de mon travail de chanteuse . Aujourd'hui, je vais composer pour d'autres artistes et en produire d'autres. Il existe pour moi plusieurs manières de servir la musique. Ce n'est pas linéaire. C'est une nouvelle façon de s'investir et s'impliquer dans la musique et de se laisser prendre par la musique.
Ton travail de producteur t'a permis de travailler avec ce qui pourrait être deux extrêmes de la musique brésilienne : Carlinhos Brown et la Velha Guarda da Portela…
M.M. : Dans mon disque, tu peux sentir ces influences. Mon disque est une conséquence de ce travail. Ces deux productions ont été très importants pour faire ce nouvel album. La Velha Guarda, c'est cette présence du samba. Et Brown, c'est une des personnes les plus inventives et originales de la musique populaire brésilienne. J'ai beaucoup appris avec lui. Ces deux extrêmes étaient très importantes. Ce qu'ils ont en commun, c'est le grand amour que j'ai pour eux. Autant pour la Velha Guarda que pour Brown. Je les aime. Ma vie est meilleure avec eux. Je ne peux pas imaginer ma vie sans eux.
Produire la "vieille garde" n'est pas un travail pour son ego, est-ce un devoir de conservation d'une mémoire collective populaire ?
M.M. : Je l'ai fait parce que c'est un disque que je voulais écouter. Je savais déjà que la Velha Guarda n'intéressait personne. Elle était oubliée et n'avait pas enregistré depuis 1988. Je savais aussi qu'elle avait un très grand répertoire des années 40, 50 et 60. J'avais des curiosités. Ca fait 12 ans sans enregistrer et je voulais vraiment écouter ce disque. Je leur ai proposé une recherche avec pour conséquence ce disque. On dit au Brésil que le Brésil est un pays sans mémoire. Un homme politique va voler et 2 ans après les gens auront oublié et voteront encore pour lui. Alors, la valorisation de la mémoire est très importante au Brésil. J'ai fait un pont entre les plus jeunes et la Velha Guarda, pour ma génération et les suivantes, les gens de 18 ans. J'ai servi d'intermédiaire. L'album a été très bien accueilli et c'est un disque de référence. Pour les gens qui aiment le samba, ce disque va rester dans l'histoire. Je suis très fière de l'avoir fait car cette référence manquait.
En parlant de pont, Paulinho da Viola, dont tu reprends des chansons sur tous tes disques, en a tendu un également, entre toi et cette vieille garde, par exemple...
M.M. : Paulinho da Viola est merveilleux, c'est lui qui a fondé la vieille garde et il en est le parrain. Je vais jouer avec eux en décembre, il y aura la Velha Guarda, Ivone Lara qui m'a remplacé quand ils sont venus à Paris et Cesaria Evora. Nous jouerons gratuitement sur la plage à Rio et gratuitement dans un parc à São Paulo. Ce sera merveilleux.
Outre Paulinho da Viola, tes principales influences de cette génération sont-elles Caetano Veloso et Jorge Ben, que tu interprètes également sur quasiment tous tes albums ?
M.M. : Jorge Ben, Caetano, mais aussi Maria Bethânia, Gal Costa, Ivan Lins, Carmen Miranda. Gal est une grande artiste mais elle ne compose pas. Alors quand je chante Gal qui chante Caetano, ça reste la musique de Caetano.
On retrouve une forte collaboration avec Brown sur Memorias, Cronicas…, quelle a été votre manière de travailler ? Avez-vous longuement répété dans votre garage comme pour son album Omelete Man ?
M.M. : Il y a une musique que j'avais écrite avec Brown quand nous travaillions ensemble sur son disque. On a énormément répété tous les jours pendant 6 mois. Et on a composé beaucoup de musiques pendant cette période. On a envoyé à Arnaldo Antunes certaines musiques que nous avions composé pour qu'il écrive les paroles. J'ai aussi travaillé avec Lucas Santtana sur la chanson "Abololo". J'ai parfois fait des musiques toute seule, d'autres fois nous avons tout fait ensemble. Il n'y a pas de méthode particulière.
Les chansons écrites avec Carlinhos Brown ont parfois quelque chose de commun avec celles de son album où il faisait le "crooner"…
M.M. : Chacun est une référence pour l'autre. On peut sentir une influence réciproque dans le travail de l'autre.
La chanson "Perdão você", par exemple, porte bien sa patte et aurait pu être sur son album, non ?
M.M. : C'est une chanson que Brown a co-écrit (avec Alain Tavarès, ndla) qui date de 12 ans et que jamais personne n'a enregistré. C'est une musique ancienne incroyable. "Agua também é mar", je l'ai faite avec Arnaldo et Brown, ensemble, en faisant tout ensemble, paroles et musique, et en s'entendant, ce qui est rare... Avec Arnaldo, généralement, je lui donne la musique et il écrit les paroles : "Não vai embora", "Beija eu", "De mais ninguém". Il fait seulement les paroles et moi seulement la musique. Là, c'est différent, nous avons travaillé ensemble. Chaque musique a une histoire. La musique a sa vie propre et tu ne sais jamais quel sera le résultat. J'ai parlé de ça avec Ernesto Neto, le sculpteur qui a fait l'œuvre que j'ai sur scène pour ma tournée. Sur son processus de création, il m'a dit que, pour lui, c'était la même chose. Il planifie l'œuvre mais après elle lui échappe et ce n'est jamais la même chose que ce qu'il avait pu imaginer au début. Il y a quelque chose qui se révèle et ne peut être contrôlé. C'est très intéressant et c'est pareil avec les chansons. Tu écris avec ce que tu as en tête et, après, le texte a sa vie propre...
Encore une fois, c'est Arto Lindsay qui a produit ton album. Comment se passe votre collaboration ?
M.M. : Il est très important. Il est plus invisible, il est une très grande référence esthétique pour moi avec qui j'échange beaucoup. Il n'a pas la même visibilité car il ne signe pas la musique mais il est aussi important et donne beaucoup d'inspiration. C'est quelqu'un avec qui avec j'aime bavarder et confronter mes impressions. Je lui demande toujours ce qu'il pense d'une chose, d'une personne, sur la musique brésilienne, les arts plastiques, le cinéma, la littérature… Je lui demande toujours ses impressions, il a un sens artistique très raffiné. C'est quelqu'un de qui je veux vraiment rester proche. Il a toujours des opinions très intelligentes. C'est pareil que Carlinhos Brown, il est sincère.
A-t-il le même rôle que toi avec Brown, aider dans le choix des morceaux, faire le tri, etc… ?
M.M. : Quand je suis la productrice, je suis au second plan et je dois comprendre ce que veulent les artistes et le révéler. Alors que quand je suis l'artiste, c'est l'inverse.
Arto amène toujours avec lui ses amis musiciens new-yorkais. Est-ce une ville qui t'attire, où tu aimerais travailler plus ?
M.M. : New-York est vraiment une ville atypique. Il y a les gens du monde entier là-bas, des Japonais comme Ryuichi Sakamoto, un Brésilien comme Nana Vasconcelos, des Américains de tous les coins des Etats-Unis. Tous les étrangers avec qui j'ai travaillé là-bas étaient déjà intéressés par la musique brésilienne avant que l'on collabore. La musique brésilienne a légitimé notre travail d'artiste. Des gens comme Arto et David Byrne ont permis de tendre des ponts entre la musique brésilienne et les Etats-Unis. J'ai aussi collaboré avec Césaria Evora. J'aime bien avoir des partenaires : la musique est un langage, c'est la communication. Bobo de camarão ! (En off, nous parlions de cuisine bahianaise. Après lui avoir confié que j'avais tellement aimé le bobo de camarão, un plat à base de crevettes, j'avais cherché la recette sur internet à mon retour de Salvador, elle me précisa que le dendê, l'huile de palme si typique, en est un ingrédient indispensable, d'où son allusion au bobo, ndla).
Le thème principal de ce nouvel album est l'amour mais de nombreuses chansons semblent parler de l'absence de l'être aimé…
M.M. : Non, ce n'est pas sur la passion, ou sur les relations entre deux personnes, c'est sur l'amour au sens large : la gentillesse, le pardon, la saudade, l'amour de la nature, de l'eau, l'amour en tant que sentiment constructif et libérateur. J'ai séparé les musiques que je préférais entre celles que je ferai avec Arnaldo, celles que je ferai avec Brown et, après, je me suis rendu compte que ça parlait d'amour au sens général. Ce sujet complexe qu'est l'amour. Alors je me suis concentré sur ce rapport ancestral entre la poésie, le chant et l'amour. Ca s'est manifesté de cette façon pour moi qui suis une chanteuse. J'ai trouvé ça très approprié dans un moment où au Brésil on parle de citoyenneté, d'écologie, de tous ces sujets qui parlent de façon indirecte de l'amour. Il parle en fait de l'attention qui est le concept qui traverse toutes les manifestations de l'amour. Les gens ont toujours pensé que le sujet inspirateur est l'amour, seulement traité comme passion. Cette lecture que je propose est intéressante, plus détachée de l'idée du couple. Ce sujet s'est imposé à moi involontairement. Au point que je prenne Déclarations d'amour comme titre de l'album. C'est un disque très personnel, qui reflète ce que j'aime, ce que je pense. Ce sujet reste toujours présent, il parle aussi de la passion, mais surtout de l'amour au sens large. Peut-être que la chose la plus romantique n'est pas d'imaginer un rapport idéal mais d'imaginer simplement un monde meilleur, un monde plus égalitaire, avec plus de fraternité, plus d'attention au prochain et à la nature. C'est très romantique et idéaliste...
Pourtant, on sent également un côté sentimental, un peu triste, dans tes chansons… Est-ce la condition d'une chanson d'amour d'être un peu triste ?
M.M. : C'est parce que c'est sur l'amour. C'est un sujet existentiel pour chaque être humain, il fait partie de la vie de chacun : c'est la solitude. Cela fait partie de ma vie, de ta vie, de l'individualité de chacun en rapport au monde, tout ça parle de l'amour. La recherche de l'amour, c'est la recherche de la fin de la solitude, la recherche d'une intégration, d'être intégré à quelque chose. Peut-être cela donne-t-il cette impression de mélancolie.
Propos recueillis par Olivier Cathus
(paru dans Cultures en Mouvement n°33, décembre 2000)
Les amateurs de musique brésilienne le savent, le samba ne se réduit pas à la parade festive du carnaval. Parce qu'il est réellement l'âme du peuple brésilien, il l'accompagne dans ses joies et ses douleurs. Comme l'illustre l'immense Cartola, co-fondateur de la plus célèbre école de samba carioca et auteur des chansons bouleversantes d'émotion.
Ci-dessous, un article que j'avais publié lors de la ré-édition de son album Verde que te quero rosa...
Le coude de Cartola
En 1977, Cartola a 69 ans quand il enregistre Verde que te quero rosa, réédité aujourd'hui (RCA-BMG), et clôt une longue boucle de 50 ans, fidèle à ces couleurs vert et rose. Cartola est reconnu (à titre posthume) comme le plus grand sambiste de l'histoire. Sa vie est le vrai roman de la samba, elle trace son histoire de l'allégresse des défilés à des abîmes de tristesse, de la samba enredo à la samba dor de cotovelo.
En avril 1928, dans la favela nichée sur le morro de Mangueira, une des nombreuses buttes surplombant la baie de Rio, sept comparses se réunissent à l'initiative d'Agenor de Oliveira pour fonder une école de samba. Celle de Deixa Falar, la toute première, vient tout juste de naître que déjà apparaît la Estação Primeira de Mangueira. A l'heure d'en choisir les couleurs, quand le vert et le rose sont écartés, jugés inconciliables, le jeune Agenor s'insurge : "qui a dit que l'amour ne s'accorde pas avec l'espérance ?". Va donc pour le verde e rosa. Surnommé Cartola, en raison du chapeau de paille de coco qu'il portait, maçon, pour se protéger du ciment, il devient son directeur d'harmonie. "Chega de demanda", la samba enredo qu'il compose pour leur premier défilé, gagne le carnaval. La Mangueira devient très vite la principale et plus populaire institution carnavalesque du pays. Cartola est admiré de Heitor Villa-Lobos, chanté par Carmen Miranda et surnommé le "Divino" par la presse.
Pourtant, quand un jour de 1956 à Rio, le journaliste Sergio Porto croise un vieux noir maigre et marqué par la vie, et lui demande intrigué : "êtes-vous Cartola de la Mangueira ?", cela fait plus de quinze ans qu'il était oublié des uns, cru mort des autres. Il travaille alors de nuit comme laveur de voitures dans un petit garage d'Ipanema. Relancé par cette rencontre, il passe à la radio puis, en 1963, ouvre avec sa troisième femme Dona Zica, le Zicartola, un bar qui verra défiler sambistes traditionnels et jeunes adeptes de la bossa nova.
Ce n'est qu'en 1974 que le producteur indépendant Marcus Perreira offre à Cartola la possibilité d'enregistrer son premier disque solo. Trois autres suivront, dont celui-ci, l'avant-dernier. Des chefs d'œuvre absolus, indispensables à tout amateur de musique brésilienne. Cartola nous donne ici le plus beau chant d'une samba intimiste et crépusculaire. De cette samba d'une tristesse à s'en faire mal aux coudes : à attraper la dor de cotovelo, douleur de coude, à force d'être accoudé au bar à noyer ses chagrins d'amour. Connu aussi comme samba-canção, où le rythme parfois se fait presque aussi imperceptible que le discret "tchi-tchi" d'une boîte d'allumettes, la dor de cotovelo est toute consacrée aux bleus de la vie et de l'amour. "J'aime faire de la samba dor de cotovelo qui parle de femmes, d'amour et de Dieu parce que c'est ce que je trouve de plus important", disait Cartola.
Pour la première fois ici, Cartola a pu, sur ce disque, être accompagné d'un orchestre de cordes sur son fameux "Autonomia", où il se fait esclave consentant de l'amour : "rendre ainsi esclave un pauvre cœur nécessite une nouvelle abolition pour me rendre la liberté". Tout n'est pas sombre, la samba est encore entraînante. Et l'amour est parfois heureux aussi, comme pour "Nos dois", qu'il dédie à Dona Zica, son "vert et rose". Serein, sur l'émouvant "Pranto de poeta", il chante : "A Mangueira quand meurt un poète, tout pleure / Je vis tranquille à Mangueira parce que je sais qu'ici on pleurera le jour où je mourrai". C'est encore un euphémisme de dire qu'il ne triche pas : Cartola est.
Cartola, "Pranto de Poeta", Verde Que Te Quero Rosa (1977)
Olivier Cathus, Cultures en Mouvement n°50 (septembre 2002)
Quand nombre de regards se tournent vers Vancouver où vont s'ouvrir les Jeux Olympiques d'hiver, le mien se tend opposite way, vers le Brésil où le Carnaval s'apprête à battre son plein. Dans un soupir de lassitude, n'en pouvant plus de cet hiver qui s'éternise, je pense à cette grande fête à laquelle je n'ai jamais eu la chance de participer.
La saudade qui m'étreint ne concerne même pas un événement que je n'ai jamais fêté in situ mais plutôt un temps déjà lointain où je découvrais la musique brésilienne. C'était il y a déjà une vingtaine d'années. Passée la découverte de Caetano, mon Sésame, un de mes premiers coups de cœur fut pour Martinho da Vila et sa voix incroyable, reconnaissable entre mille. La voix de Martinho da Vila demeure une de mes préférées, tous styles et époques confondues, internationale, presque à classer au patrimoine de l'humanité tant elle réchauffe le cœur.
A Rio, on est affilié à une école de samba à laquelle on reste attaché, fidèle, malgré les aléas. Un peu comme au football où l'on se doit de ne pas changer de club comme une girouette. A Rio encore, on est Fla ou Flu, voire Vasco, mais il serait impensable de changer de camp. De même qu'à Porto Alegre, un Colorado, c'est-à-dire un supporter de l'Internacional, ne deviendra jamais un Grémiste, n'est-ce pas Juremir ! Si la Mangueira demeure la plus adorée des écoles de samba, nombre de sambistes historiques soutiennent d'autres écoles sans faillir, ainsi Paulinho da Viola avec la Portela ou Martinho da Vila avec celle de Vila Isabel.
Cet attachement va survivre aux écueils et déceptions en tous genres. Martinho da Vila est ainsi le musicien emblématique de Vila Isabel. Il aura composé de nombreuses sambas de enredo pour elle, ces hymnes interprétés par les écoles lors du défilé sur le Sambadrome, afin de décrocher le titre annuel de champion du Carnaval. Martinho da Vila est notamment l'auteur de celle qui fut, et demeure, pour moi un morceau fétiche : "Renascer das Cinzas". Littéralement, renaître de ses cendres, tel le Phoenix. Après la défaite, rester unis, soudés, pour "montrer au peuple que le berceau du samba est à Vila Isabel".
Martinho da Vila, "Renascer das Cinzas", Canta Canta Minha Gente (1974)
"Vamos renascer das cinzas Plantar de novo o arvoredo Bom calor nas mãos unidas Na cabeça um grande enredo Ala dos compositores Mandando o samba no terreiro Cabrocha sambando, cuíca roncando, viola e pandeiro No meio da quadra, pela madrugada, um senhor partideiro Sambar na avenida de azul e branco é o nosso papel Mostrando pro povo que o berço do samba é em Vila Isabel (Tão bonita) Tão bonita é nossa escola E é tão bom cantarolar Lá, lá, laiá, laralaiá Lá, laiá"
J'ai toujours eu une affection et une tendresse particulières pour cette fidélité dans la défaite. Mais, pour aller plus loin et comprendre le sens réel de cette chanson, il faut préciser que les cinzas en question sont aussi celles du Mercredi. Le Mercredi des Cendres qui marque la fin du Carnaval et le début du Carême, ce qui fait de ce mot un synonyme de "tristesse profonde". Dans le contexte de l'époque, la composition de Martinho da Vila est aussi une réaction d'orgueil. Une réponse au sort réservé au samba-enredo de l'année précédente et à la tristesse qui s'ensuivit...
En 1974, Martinho da Vila composa le titre "Tribo dos Carajás" pour le défilé de l'école de samba de Vila Isabel, l'histoire d'un Indien qui refuse l'esclavage, et que l'on peut, ironie de l'histoire, retrouver dans sa version studio sur le même album que "Renascer das Cinzas", le génial Canta, Canta Minha Gente (1974), qui comprend aussi "Disritmia", peut-être le plus beau morceau jamais écrit par Martinho da Vila. Cette fable écologique vantant la sagesse des Indiens d'avant l'arrivée des Conquistadores fut jugée subversive par la censure. Vila Isabel dut sous la pression renoncer à défiler en l'interprétant. Ses participants manifestèrent en boudant et son cortège sans enthousiaste valut à l'école une place de dernier du classement. Seule l'intervention de Chagas Freitas, Gouverneur de l'Etat de Rio, qui déclara qu'exceptionnellement il n'y aurait pas de rétrogradation, évita à Vila Isabel de tomber en deuxième division du Carnaval des écoles de samba.
En son temps, "Renascer das Cinzas" fut donc une réaction d'orgueil à cette censure, un appel à la prise de conscience. Personnellement, dans l'ignorance de ces événements, ce fut une borne initiatique dans ma découverte des musiques brésiliennes. Cela reste un morceau qui me tient d'un attachement particulier.
Ca arrive, c'est encore tout chaud bouillant dans son bol, le Ya Ka May de Galactic. Mais, bon sang, qui aurait cru qu'une soupe de nouilles puisse nous faire un tel effet. Le nouvel album du groupe Galactic, qui sort ces jours-ci, s'approprie le nom d'un plat populaire, très courant à la Nouvelle-Orléans, pour nous servir une potion très très caliente, du funk qui bounce sévère, remplie d'invités de prestige : Allen Toussaint, Irma Thomas, Big Chief Bo Dollis, The Rebirth Brass Band, pour n'en citer que quelques uns.
Que le ya-ka-may (ou yaka-mein) soit d'origine chinoise contribue à souligner le sens de la démarche. Le ya-ka-may, plat vendu au coin des rues, réputé roboratif, est de préférence préparé avec du porc mais, en réalité, on y met ce que l'on souhaite, ce que l'on a sous la main. Ce qui est un des principes universels de la cuisine populaire, faire avec les moyens du bord, trouve ici une application dans la composition d'une musique urbaine ouverte à toutes les influences d'un lieu à la fois berceau et carrefour, la Nouvelle Orléans.
Concernant la métaphore culinaire, on se rappelera la remarque de "Titi" Robin à une journaliste de Mondomix qui lui parlait de ses "mélanges" musicaux :
"Je ne fais pas de mélange. Le terme m'énerve. Tu dirais à un cuisinier : "vous avez bien mélangé vos ingrédients", il va pas te foutre une baffe mais il va être vexé. C'est normal parce qu'en gastronomie on fait attention à bien choisir ses termes, parce que c'est un art la gastronomie. Et en musique, on parle de mélange. Je préfère qu'on parle de mariage. C'est-à-dire que je trouve qu'en France, on fait plus attention à soigner le vocabulaire pour la nourriture que pour la musique. On parle souvent de mélange. C'est pas un mélange, c'est très délicat de faire se rencontrer des cultures différentes, des musiciens qui ont des habitudes et un vécu très différents. Ca demande beaucoup de respect et de désir de faire quelque chose".
Dont acte. Soyons donc plus précis si nous souhaitons développer cette veine métaphorique. En cuisine, tout commence au marché quand on choisit ses ingrédients. Dans le cas de la recette du Ya Ka May de Galactic, nous avons donc :
- un groupe instrumental, à savoir les nouilles et la sauce...
- de nombreux invités de légendes et de l'underground local, à savoir les morceaux de viande et leur marinade...
Actif depuis 1994, Galactic est, en effet, un groupe instrumental et sollicite par conséquent de nombreux vocalistes pour porter ses compositions. Son précédent album, From The Corner To The Block, avait ainsi rassemblé la crème du hip hop alternatif et conscious : Boots Riley, Gift of Gab, Chali2na, Lateef The Truth Speaker, Ohmega Watts, etc..., quand cette fois-ci, la veine est résolument plus festive... Et surtout pleinement ancrée dans la brassée de styles qui caractérisent la Nouvelle Orléans, ville d'adoption du groupe. Comme le précise Robert Mercurio, bassiste et co-fondateur du groupe, avec ce projet Galactic souhaitait réaliser "son" album New Orleans et trouver les connections entre les styles et les époques : "we are very passionate about our city and wanted to connect the dots between the generations. We wanted to make an album that sees the connection between Allen Toussaint and Katey Red—one flowing idea".
Entre les cuivres de fanfare et la variante locale du rap, le bounce, c'est ici le funk qui fait le liant. Comme le constate Mercurio, le funk, "it is in the water here; you can't get away from the funk". Et le funk est par essence fédérateur. C'est cette dimension que souligne encore Mercurio, ce qui se traduit par un esprit d'entraide entre les musiciens, l'envie des anciens de transmettre leur savoir aux plus jeunes, avec ce sentiment d'être embarqué sur le même navire. "The music scene here is very encouraging - the wise elders give advice and education to the younger generation. It is a very healthy environment, where people freely exchange their knowledge. It is not competitive; it is more of a we-are-all-in-this-together vibe".
Galactic & Big Freedia, "Double It", Ya-Ka-May (2010)
Le funk, ce serait donc l'eau du bouillon de cette soupe, directement coulée du robinet. Mais, potion nourrissante, ce ya-ka-may est préparé avec de VRAIS MORCEAUX de viande, des gros morceaux, bien marinés dans leur jus pour dégager plus d'arôme... Et quels morceaux ! Allen Toussaint, combien de centaines d'albums au compteur pour ce génial musicien et producteur ? Irma Thomas, cinquante ans de carrière ! Big Chief Bo Dollis, le chef des Wild Magnolias, ces Indiens du Mardi-Gras. Le Rebirth Brass Band qui, depuis près de vingt ans, participe à ce renouveau des fanfares... Sans oublier d'autres moins connus : Trombone Shorty, John Boutté ou Glen David Andrews. A l'écoute de ce dernier, on croirait entendre un vieux briscard qui donne tout ce qu'il a, à l'ancienne, dans le plus pur funky style, c'est-à-dire sans tricher... avant de découvrir qu'il s'agit d'un type à peine trentenaire.
Concernant la nouvelle génération, Galactic s'est tourné vers une frange très particulière de la scène rap locale. On le précisait plus haut, le style de NOLA, c'est le bounce, un genre très porté sur le booty, construit sur le principe de l'Appel-Réponse et inspiré des chants des Wild Indians du Mardi-Gras. Mais, ici, les invités Big Freedia, Sissy Nobby et Katey Red sont tous issus de la scène Sissy Bounce. Le Sissy Bounce, c'est ce qu'une certaine "finesse" méridionale s'autoriserait à appeler du "rap de tarlouze". Katey Red, transexuelle, en est même une figure emblématique. Sa contribution a grandement impressionné le groupe. Ben Ellman, le sax (par ailleurs co-fondateur du New Orleans Klezmer All Stars), raconte : "she came to the studio with a bottle of vodka. She drank some vodka and got going. We left her in the room with the track and she just sat down and wrote". Robert Mercurio confirme l'impression marquante de Katey Red, qui est "probably the most memorable collaboration. She is a 6’2” transvestite and she is 'onstage' all the time. When we recorded with her, she was very funny and very frank. She kicked out some of the best lyrics I have ever heard—right there on the spot! She left a lasting impression on our studio".
Coco Robicheaux, bluesman burné imprégné de spiritualité vaudou, encore une personnalité forte de Big Easy, disait "music is food when it is prepared with love". L'amour et le respect pour cette culture valent bien le meilleur livre de recettes. On trouve de tout dans cette grande marmite de funk, véritable élixir, car ce ya-ka-may rassemble non seulement les jeunes et les anciens, les Noirs et les Blancs, mais aussi gays et hétéros. On le répète, la grande vertu du funk est de rassembler. On pourra laisser mijoter, avec en guise de matière grasse le son crade des guitares rock du bayou, rajouter le jus du hip hop le plus hypersexuel, tout cela ne fera que rendre la recette plus goûtue et intrinsèquement funky. Le vrai tour de force de Galactic, son tour de main, est d'avoir su réaliser une mixture qui ne soit pas indigeste malgré l'abondance des ingrédients. Et surtout d'avoir maîtriser les éléments traditionnels de celui-ci et de les avoir conjuguer dans une version ultra-contemporaine, pour faire sonner le funk pleinement comme un truc du troisième Millénaire.
Ce Ya-ka-may n'est peut-être pas de la grande gastronomie, c'est juste un plat franchement roboratif. Habituellement vendue dans la rue avec des couverts en plastic, cette soupe est comme les fanfares : ambulante, elle vous accompagnera tout au long de votre errance festive. Et même sur le chemin du retour : il paraît que le ya-ka-may est le meilleur remède qui soit contre la gueule de bois !
Avec quelque temps de retard, je réalisais que nous venions de clore la première décennie de ce siècle et donc du Millénaire. Le genre de date qui invite toujours à un premier bilan. Le déclic eut lieu il y a quelques jours, alors que je découvrais le nouvel album de Build An Ark. Je me faisais la réflexion que Dawn, leur précédente production, était assurément un des disques qui m'était le plus cher de ces dernières années. Du coup, je me demandais : tiens, à propos, c'est quoi mes disques préférés de ce début de 21ème siècle ? Ce en toute subjectivité, bien entendu.
L'occasion de jeter un regard dans le rétro et d'évoquer des coups de cœur inscrits dans la durée, des albums qui auront résisté à l'épreuve du temps. Mes incontournables perso... L'occasion de les évoquer ici sous une bannière grandiloquente : les 10 du Millénaire. Présenté comme ça, ça en jette. Je ne garantis pas que j'irai jusqu'à dix mais commençons...
Premier sur la liste, indétrônable : le Voodoo de D'Angelo, sorti en l'an 2000. Cette année-là, mon podium aurait été complété par le Tudo Azul de la Velha Guarda da Portela et par le Zumbi d'Andrea Marquee, deux disques brésiliens. Ce choix de Voodoo en number one du millénaire prend un tour particulier quand l'on sait que son auteur n'a toujours pas, depuis, sorti de nouvel album. Dix ans déjà ! Puisse 2010 être enfin l'année du retour fracassant de celui qui avait définitivement quelque chose à part, ou de plus, que ses collègues. Un égo ? Une mystique ?
Voilà ce que j'écrivais à l'époque de la sortie de Voodoo dans les colonnes de la revue Cultures en Mouvement...
Parce qu'il le vaudou bien...
Voodoo (EMI), album au titre pour le moins ambitieux, marque le retour de D’Angelo cinq ans après. Révélé par Brown Sugar en 1995, D’Angelo fut d’emblée bombardé tête de file de la « nouvelle » soul, au même titre que Me’shell Ndégeocello ou Erykah Badu, par exemple. Sévère avec ses pairs trop exclusivement dédiés au bizness, D’Angelo a préféré, à la fructification de son capital commercial, une voie qu’il décrit comme spirituelle. Nous n’attendions pas autre chose de celui que Libé a proclamé rien moins que le « Dalaï-Lama de la soul » (et qui ne l’empêche pas de vouloir absolument nous montrer ses abdos). Il n’y a pas dans la voie de D’Angelo le moindre renoncement au corps, au contraire sa musique évolue dans la plus sensuelle des moiteurs. Construite sur des tempos alanguis posés de la frappe sèche d’Amir ?uestlove, batteur de The Roots, accompagnée d’une guitare minimaliste ou de Roy Hargrove aux cuivres, les voix curieusement mises un poil en retrait, la soul de D’Angelo prend le temps d’enfoncer le clou du groove, s’immisce par la longueur des morceaux et reste brute sur cette colonne du beat qui doit autant au hip-hop qu’à cette analogie vaudou librement adaptée. Ce « vaudou » est aussi une référence au « voodoo child », Jimi Hendrix, dont l’esprit a inspiré l’album, d’ailleurs enregistré dans son Electric Lady Studio (mais on trouvera aussi l’influence de Prince sur certains morceaux). Un disque envoûtant, parce qu’il le vaudou bien.
(Olivier Cathus, Cultures en Mouvement n°27, mai 2000)
Dix ans ont passé. Que s'est-il passé, où a-t-il dérapé ? De cette génération, une autre figure emblématique a également explosé en vol à l'orée d'une carrière prometteuse, Lauryn Hill. Wyclef Jean, son partenaire des Fugees, aurait confié à la presse qu'elle serait bipolaire... Mais, dans le cas de Michael Archer, dit D'Angelo, quelle embryon d'explication peut-on évoquer ? Car l'exigence artistique ne suffit plus, dix ans après. Des rumeurs de nouvel album courent depuis plusieurs années sans que rien ne vienne. Un coup, c'est son ami ?uestolve qui dit qu'il s'est remis sérieusement au boulot, un autre coup, c'est D'Angelo lui-même qui annonce un projet dans l'esprit des premiers Funkadelic... Sans suite... A l'arrivée, seules deux chansons circulèrent : "Really Love", dont on dit que c'est ?uestlove lui-même qui serait responsable de sa "fuite" sur le net, et "I Found my smile again", dont le titre laissait espérer que son auteur aille mieux...
De quoi souffrirait-il, bon sang, celui qui faisait se pâmer les filles quand il s'exhibait torse poil, tout en pec' et tablettes de chocolat ? Quelques abus de toxiques, une fréquentation trop assidue des paradis artificiels, ? Bah, rien que de très banal, c'est le travers habituel d'un musicien en panne d'inspiration. Faudrait-il plutôt chercher du côté du narcissisme ? En effet, il est avéré que notre homme a beaucoup grossi. Je suis trop charitable pour vous montrer directement la photo mais certains commentaires l'apostrophaient du style, "eh mec, tu te laisses aller, tu ressembles plus à rien, on dirait le frère d'Ol' Dirty Bastard". Ayant ainsi perdu de sa superbe, lui est-il trop difficile de se montrer aujourd'hui ? Car, pour rester dans la métaphore, alors que Libé le comparait à l'époque au "Dalaï-Lama de la soul", disons qu'aujourd'hui D'Angelo en serait plutôt le Bouddha ventripotent. S'il a souvent comparé sa musique à une quête spirituelle, pareille métaphore devrait l'encourager sur ce long chemin...
La notion de justice idéale serait-elle un leurre ? Amartya Sen, Prix Nobel d'Economie et professeur de philosophie à Harvard, en donne une démonstration claire par l'exemple (Télérama n° 3133, 27 janvier 2010)...
"Ce serait une erreur de penser que nous partageons les mêmes idées sur une justice idéale ! Prenons trois enfants qui se disputent une flûte. Comment décider qui doit la recevoir ? Anne la revendique parce qu'elle sait en jouer. Bob, parce qu'il est pauvre et n'a aucun jouet, et Carla, enfin, parce qu'elle l'a fabriquée. Si vous êtes égalitariste, et attaché à réduire les écarts entre les ressources économiques, vous l'attribuerez sans hésiter à Bob. Mais un libertarien (de droite) ou un marxiste (de gauche) défendraient plutôt Carla et son droit aux fruits de son travail. Quant à l'hédoniste utilitariste attaché à la recherche de l'épanouissement humain, il la donnerait à Anne, ou à Bob.
Chacune de ces voies est parfaitement fondée, et l'on voit qu'il est impossible de choisir LE chemin sans être arbitraire. Peut-être n'existe-t-il pas de dispositif social parfaitement juste qui nous permettrait de trouver un consensus impartial."
Ajoutons que si vous êtes collectiviste, opposé à la privatisation de la culture, vous penserez qu'il vaudrait mieux prêter la flûte à chacun des enfants à tour de rôle. Si vous êtes productiviste, adepte de la croissance, vous estimerez que tout serait tellement plus simple s'il y avait trois flûtes. Cependant, la cacophonie qui résulterait de ces deux visions vous incitera certainement à y réfléchir à deux fois avant de les adopter. La perspective de voir un enfant porter une flûte à ses lèvres risque surtout d'être un appel à l'injustice : la confisquer tout bonnement avant qu'elle nous vrille les oreilles.
Aujourd'hui, Montpellier et Salvador ont un point en commun : le trafic routier y est perturbé et des déviations proposées aux automobilistes. Chez nous, c'est en raison des travaux de la troisième ligne de tramway. A Salvador, c'est en raison de la fête de Yemanjá. Chez nous, ça va encore durer des mois, là-bas, c'est seulement pour aujourd'hui.
D'abord, un titre pour se mettre dans l'ambiance, sorte de macumba à la sauce samba-rock, portée par l'incroyable voix de basse profonde de Noriel Vilela :
Noriel Vilela, "Para Iemanja levar", Eis o "Ôme" (1968)
C'est devenu traditionnel, le 2 février est la fête de Yemanjá, la déesse de la mer dans le candomblé. Il s'agit d'une date importante du calendrier bahianais, au même titre que le "pélerinage" au Bonfim et le lavage de ses marches. A Salvador, c'est dans le quartier de Rio Vermelho que se déroulent les festivités. Les représentants religieux organisent la cérémonie, avec chants et musiques, les fidèles ont préparé les offrandes qu'un cortège de barques va jeter à la mer.
Ce sont les pêcheurs de ce quartier qui, en 1923, déçus du peu de poissons ramenés, décidèrent d'implorer l'orixa de la mer, Yemanjá, et de lui faire des offrandes afin de bénéficier de son soutien et renouer avec des prises plus généreuses.
Depuis, cette manifestation dépasse largement le cadre religieux. C'est devenu une véritable fête populaire. Il convient toutefois de préciser le sens de cette fête. Comme le remarque Roger Bastide, dans Images du Nordeste mystique en noir et blanc, parler de "fête populaire" "n'est pas une expression bien exacte. En réalité, la fête s'ajoute, comme une excroissance de joie, à une cérémonie rituelle qui est le centre mystique, la cellule génératrice". Bastide décrit alors la cérémonie à laquelle il a assisté sur la plage de Rio Vermelho et montre comment on y trouve le candomblé, bien sûr, mais aussi, un peu plus loin la samba et la capoeira. "La fête ensuite devient triple. Près de la baraque, à l'ombre des palmiers, le candomblé. Un peu plus loin, sur un terre-plein, les sambas. Dans les rues voisines, les capoeiras. Je passe du mystique au profane, du monde divin à celui des jeux".
Aujourd'hui, cette confusion, ou plutôt cette conjonction demeure. Cette année encore, les rues seront bloquées. Cette fois-ci pour que les tambours du groupe Psirico puissent défiler et faire leur arrastão. Une scène sera dressée, où se produira notamment Lucas Santtana, ainsi que de nombreux artistes de la nouvelle scène locale. Des DJs et VJs seront également présents, de même qu'une école de samba. Afin de soutenir les acteurs authentiques du culte, une grande feijoada sera préparée, et les bénéfices qu'elle amènera seront reversés au Terreiro Ilê Axé Omin Dá.
Je n'ai jamais assisté à cette fête de Yemanjá, mes séjours bahianais ne coïncidant pas à cette période. L'évoquer rend plus vive ma saudade car j'ignore quand j'aurai la possibilité d'y retourner. Le récit de Bastide, témoignage d'un autre temps, cultive lui aussi une nostalgie sensuelle de ces moments, dans un style inhabituel chez ce grand maître : "j'oublierai difficilement le spectacle de cette foule massée, sous un soleil de plomb, en haut d'un rocher qui domine l'Océan. Avec leurs vêtements rouges, blancs, jaunes, leurs blouses de dentelles, les Bahianaises chargées d'or et d'argent, traînant leurs jupes sur l'herbe desséchée, paraissaient un immense bouquet de fleurs agitées par la brise. Des corps lascifs ébauchaient sur le sable tiède des pas de danse, tandis que dans l'eau des négrillons entièrement nus paraissaient se vêtir à chaque vague d'une dentelle éphémère d'écume. La foule heureuse échangeait d'un groupe à l'autre des rires, des regards réjouis, des conversations paisibles et des cantiques de carnaval".
Tout le monde vient faire ses offrandes à Yemanjá. Une véritable flottille de barques, jangadas et voiliers prend la mer pour aller jeter à la mer les présents pour l'orixa, et faire qu'ils l'amadouent pour l'année à venir.
Dorival Caymmi, ce grand poète de la culture populaire bahianaise, a bien entendu consacré une chanson à ce jour si particulier...
Dorival Caymmi, "2 de Fevereiro", Caymmi e seu violão (1957)
"Dia dois de fevereiro, Dia de festa no mar, Eu quero ser o primeiro a saudar Iemanjá. Escrevi um bilhete a ela Pedindo pra ela me ajudar. Ela então me respondeu Que eu tivesse paciência de esperar o presente que eu mandei pra ela. De cravos e rosas vingou Chegou, chegou, chegou Afinal que o dia dela chegou"
Bastide en son temps avait décrit cette profusion... "Les personnes entraient une à une, par la porte étroite pour déposer dans l'immense corbeille les objets qui plaisent à la reine des mers, la sirène vaniteuse : peignes pour ses longs cheveux d'algues, miroirs où elle sourira à son image, parfums riches qui glisseront sur ses écailles d'azur, poudre de riz, rubans multicolores, bouquets de roses et d'œillets ainsi que des poupées, car tout femme est toujours un peu enfant... Les billets pliés en quatre glissent vers la corbeille mêlés aux présents, demandes d'amour, de santé ou de bonheur, humbles prières à la toute-puissante, murmures d'adoration, les fleurs du cœur au côté des fleurs du jardin".
Une fois les offrandes jetées à la mer, il faut attendre et espérer qu'elle les acceptera. Malheur si on les retrouve repoussées par les vagues sur le rivage.
Peut-être pourrions-nous écouter un dernier titre ? Un extrait du deuxième album d'Os Tincoãs, ce groupe bahianais qui mêlaient harmonies vocales assez pop, guitare sèche et percussions pour interpréter des morceaux inspirés du candomblé. Pour info, on peut retrouver Mateus Aleluia dans le film de Fernando Trueba, Le Miracle du Candéal, consacré principalement à Carlinhos Brown. S'il se produit encore sur scène, dans le documentaire, Mateus se présente comme chercheur. Il est vrai que les Brésiliens se considèrent assez facilement comme pesquisador, au moins est-ce une façon de valoriser la curiosité intellectuelle tout en désacralisant la recherche. Ce qui n'empêche pas Mateus d'y être particulièrement pompeux... Sur la pochette, c'est celui qui se trouve le plus à droite sur la photo. Outre que j'aime beaucoup ce morceau, les voir marcher torse nu sur la plage m'amuse toujours autant.