GdF #4.3
Goutte de Funk @ Divergence-FM
4 décembre 2009
Play-List :
Marvin Gaye, "Right On", What's Going On (1971)
Marvin Gaye, "A Funky Space Reincarnation", Here, My Dear (1978)
Marvin Gaye, "I Want You", I Want You (1976)
Marvin Gaye, "You Can Leave, But It's Gonna Cost You", Here, My Dear (1978)
Marvin Gaye, "Mercy Mercy Me (The Ecology)", What's Going On (1971)
Curtis Mayfield, "We The People Who Are Darker Than Blue", Curtis (1970)
Lou Donaldson, "If There's A Hell Below (We're All Going To Go)", Cosmos (1971)
Rotary Connection, "I Am The Black Gold Of The Sun", Hey Love (1971)
Anthony Joseph & The Spasm Band, "Robberman", Bird Head Son (2009)
The Last Poets, "Blessed Are Those Who Struggle", Delights of the Garden (1977)
Anthony Joseph & The Spasm Band, "Kneedeepinditchdiggerniggersweat", Leggo De Lion (2007)
Gil Scott-Heron, "Where Did The Night Go", I'm New Here (2010)
Gil Scott-Heron, "The Revolution Will Not Be Televised", Pieces Of A Man (1971)
Mos Def, "Bedstuy Parade", The New Danger (2004)
Anthony Joseph & The Spasm Band, "Secret Underlung", (Inédit Vibrations n°) (2008)
Ju-Par Universal Orchestra, "Beauty & The Beast", Moods & Grooves (1976)
Pour cette émission de décembre, le Dr. Funkathus vous a concocté un programme en deux parties, la première consacrée principalement à Marvin Gaye, la seconde à un poète très funky qui sera dans quelques jours sur les scènes montpelliéraines, Anthony Joseph. Deux artistes dont les albums peuvent trouver une unité conceptuelle sans jamais perdre le groove. Et parmi les concepts, l'écologie et la question du climat peuvent servir de correspondance un peu tirée par les cheveux entre leur travaux respectifs...
Du 7 au 18 décembre, se tiendra le sommet de Copenhague sur le changement climatique organisé par les Nations Unies. Programmé pour succéder au protocole de Kyoto, entré en vigueur en 2005, il est présenté comme une des rares occasions où les principaux dirigeants de la planète puissent coordonner leurs efforts afin d'un tant soit peu ralentir les émissions de gaz à effet de serre et freiner le réchauffement climatique. Un des premiers artistes soul à avoir parlé d'écologie est d'ailleurs Marvin Gaye... Alors que la question du réchauffement rassemble, le froid arrive dans nos contrées, c'est alors le moment privilégié de l'année pour se resserrer sur l'essentiel, retrouver le réconfort de quelques classiques, ceux de Marvin Gaye justement...
Marvin, car si 2009 est l'année du cinquantenaire de Motown, on en a déjà beaucoup parlé ici, ce sont aussi les vingt-cinq de la mort de Marvin Gaye, assassiné par son père, les trente de celle de Minnie Riperton et les dix ans de celle de Curtis Mayfield... Encore des morts, toujours des morts, des membres éminents du Funkin' in Heaven & Hell All Stars Club. Des artistes rares dont l'œuvre demeure un doux foyer où trouver le réconfort par ces rudes nuits d'hiver...
What's Going On mais aussi I Want You et Here, My Dear : des albums-concept
On peut même se permettre d'écouter des extraits de ce classique indémodable qu'est What's Going On, et Dieu sait pourtant que c'est le genre d'album que l'on a déjà beaucoup écouté... Outre le titre "Mercy Mercy Me the Ecology", qui donne le thème de l'émission de ce soir, le choix d'un autre titre en guise d'introduction nous amène à "Right On", un de mes morceaux préférés sur l'album, avec son raclement de güiro qui pose le rythme, un balancement tout en sensualité latine...
What's Going On est souvent cité comme le chef d'œuvre de la soul music, une borne qui figure dans toutes les anthologies des meilleurs albums de ces cinquante dernières années. What's Going On est aussi présenté comme le mouvement d'émancipation d'un artiste à l'égard de Motown, un Marvin Gaye adulte souhaitant désormais avoir le contrôle artistique de sa musique. Ce mouvement était suivi par un Stevie Wonder attentif qui n'allait pas tarder à emboîter le pas à Marvin Gaye et réclamer, lui aussi, son indépendance artistique à Berry Gordy. Cette période du début des 70's, quand la machine Motown semblait avoir une sensible baisse de régime, est qualifiée de Redemption Songs in the Age of Corporation par Nelson George, dans son ouvrage devenu référence The Death of R&B. Cela correspond à la prise de conscience sociale d'artistes revendiquant leur indépendance dans un environnement devenu dominé par la seule logique commerciale.
Marvin Gaye est un artiste clé de la Motown. Il est également une personnalité forte, complexe, tiraillée entre des aspirations et pulsions contradictoire. "Je crois que tout ce que je fais me vient de ma passion pour la vie, de ma curiosité et de ma capacité à m'investir. Je dois me plonger dans les profondeurs de la dépravation pour remonter vers les sommets de la spiritualité. Il n'existe aucun autre moyen pour devenir un artiste de qualité, mon ami" (Les Inrocks n°25, 1990).
Lié à la famille Gordy par son mariage avec Anna, sœur de Berry, de dix-sept l'aînée de Marvin, il est aussi marqué par la difficulté des rapports avec son père, Marvin Gay Sr. Enfant aîné d'une fratrie, il est victime des mauvais traitements que celui-ci lui inflige, mis en scène avec une jouissance sadique, et accentués par ses tentatives de protéger ses cadets. Ce père bourreau est pasteur mais mène une double vie de travesti. Aussi quand Marvin Jr. ajoutera un "e" à la fin de son nom de famille, c'est à la fois pour imiter son idole Sam Cooke, qui fit de même à son Cook de naissance, mais aussi et surtout pour dissiper les allusions à une quelconque homosexualité.
En 1970, Marvin Gaye est déjà un vétéran de Motown. Mais cette période est douloureuse. Il est très marqué par la mort de sa partenaire artistique Tammi Terrell, emportée par une tumeur au cerveau, avec laquelle il enregistra de nombreuses chansons. Cela faisait alors un moment que Marvin Gaye n'avait rien enregistré quand il se lança dans le projet qui allait devenir ce classique absolu de la soul, son album de référence, What's Going On.
Marvin se cherchait, hésitait, ne savait plus quelle direction donner à sa vie. Il avait même pensé laisser la musique de côté pour se consacrer au sport. Il comptait même se lancer dans une carrière professionnelle dans le football américain au sein du club des Detroit Lions. Recalé sans même que le club lui ait accordé un essai, il entreprit alors, sans grand enthousiasme au début, de travailler sur une chanson que lui proposaient ses amis d'alors, Al Cleveland, un des songwriters de l'écurie Motown, et Renaldo "Obie" Benson, un membre des Four Tops. La chanson : "What's Going On". Puis, c'est le déclic, Marvin Gaye abandonne les thèmes romantiques qu'il avait interprété jusqu'alors pour l'évocation de problématiques "adultes" et socialement concernées : misère, criminalité, guerre du Vietnam (inspiré par la correspondance de son frère Frankie qui y passa trois ans), pollution et écologie.
Il est question d'écologie sur What's Going On et, en cela, il est un précurseur. Pour dire à quel point les problématiques environnementales étaient absentes des préoccupations d'alors : il paraît que c'est lorsque Marvin remit les bandes à Motown, qu'à la lecture des titres, Berry Gordy, pour la première fois, découvrit le mot "écologie" et dut s'encquérir de sa signification.
"
Oh, mercy mercy me
Oh, things ain't what they used to be
No, no
Where did all the blue sky go?
Poison is the wind that blows
From the north, east, south, and sea
Oh, mercy mercy me
Oh, things ain't what they used to be
No, no
Oil wasted on the oceans and upon our seas
Fish full of mercury
Oh, mercy mercy me
Oh, things ain't what they used to be
No, no
Radiation in the ground and in the sky
Animals and birds who live nearby are dying
Oh, mercy mercy me
Oh, things ain't what they used to be
What about this overcrowded land?
How much more abuse from man can you stand?
My sweet Lord
My sweet Lord
My sweet Lord "
Le reste appartient à l'Histoire. Elle retiendra qu'il s'agit du premier album Motown où les musiciens soient crédités sur la pochette du disque, cette pochette magnifique avec le visage de Marvin sous la pluie, tout aussi célèbre que la musique. L'Histoire retiendra également qu'il s'agit du premier concept-album de la soul.
En matière de concept-album, Marvin Gaye n'allait pas s'arrêter là. En 1976, I Want You est inspiré par sa liaison avec Janis Hunter. S'il reprend des compositions de Leon Ware, que ce dernier sortira plus tard sous le titre de Musical Massage, Marvin se les approprie pour célébrer l'extase sexuelle qu'il connaît alors, extase qu'il considère aussi comme une expérience spirituelle, extase qu'il vit avec une jeune fille de 17 ans sa cadette. Il a alors 37 ans et Janis... 19. L'amour chez Marvin semble marqué de ce signe des 17 ans d'écart. C'est encore la même différence d'âge qui existe entre lui et sa femme, Anna Gordy, sœur de Berry, de 17 ans l'aînée de Marvin.
Anna Gordy était considérée comme une des femmes ayant le plus d'entregent sur la scène musicale de Détroit. Avec sa soeur Gwen, elles fréquentaient les clubs de jazz et c'est par leur intermédiaire que Berry put faire connaissance avec de nombreux musiciens alors qu'il n'était encore qu'un aspirant songwriter. Anna et Gwen jouaient les entremetteuses et leur présentaient le petit frère en n'oubliant pas de dire : "il compose des chansons".
Ce mariage entre Anna et Marvin fut des plus houleux, chacun des époux ayant un fort caractère. Quoiqu'il en soit, leur divorce allait inspirer à Marvin un autre album-concept. Le juge décida que celui-ci devrait verser, en outre d'une pension alimentaire, les recettes des ventes de son prochain album. Déterminé à l'enregistrer à la va-vite afin d'être débarrassé de cette corvée, Marvin choisit finalement d'en faire une œuvre personnelle. Il profite de cette obligation pour dresser un bilan sans concession de leur amour. Cet album de "commande" sort en 1978 sous le titre Here, My Dear. Avec émotion et sincérité, il confia ainsi à la cire des pans de leur intimité, ce qui ne fit bien sûr qu'ajouter au courroux d'Anna. Par exemple, le titre "You Can Leave, But It's Gonna Cost You" reprend les menaces qu'elle lui laissait : tu peux partir mais ça va te coûter cher.
"She said... (Yeah) You can leave, But it's going to cost you... (Yeah)
She said ... You can leave, But it's gonna cost you dearly. (...)
That young girl Is going to cost you. Ooh. Ooh baby.
If you want happiness, You got to pay. Ooh baby"
C'est également un extrait de cet album qui, en ce moment, sert à essayer de nous vendre du parfum. Le titre est un vrai bijou de funk cosmique : "A Funky Space Reincarnation", un petit bijou sur lequel Charlize Theron joue les égéries de ce luxe.
Hommage à Curtis et Minnie
Curtis Mayfield est mort il y a dix ans, le 26 décembre 1999. Il jouit du privilège d'être un de ces rares artistes que l'on appelle simplement par leur prénom tant leur place est unique (certes, des Curtis, des Marvin ou des Otis célèbres, ça ne court pas non plus les rues).
Marvin Gaye rappelait que, délibérément, à aucun moment sur What's Going On, il n'utilise le terme "Black" tant il voulait que la portée de l'album soit universel et touche tout le monde. Si le sens est clair, semblable attitude d'éviter le terme "Black", pourrait être relevée chez Curtis Mayfield quand il donne ce titre magnifique à une chanson : "We The People Who Are Darker Than Blue". Et qu'importe la couleur, sur cet album un autre titre nous dit de ne pas nous inquiéter, s'il y a un enfer dans les profondeurs, nous irons tous : "(Don't Worry) If There's a Hell Down Below We're All Going to Go". Que nous écoutons ce soir dans la version redoutable qu'en a donnée Lou Donaldson sur son album Cosmos.
Autre artiste majeure dont la disparition mérite d'être commémorée en 2009 : Minnie Riperton, décédée en 1979. Bien que ne possédant pas la notoriété de Marvin, une chanson de Minnie Riperton, "Les Fleur", a été entendue récemment dans un spot de pub (que je n'ai jamais vu, ceci dit)... Sa voix inoubliable confère un peu d'épaisseur à des vêtements qui n'en ont aucune et qui finiront à la poubelle au bout de trois lessives. Pour lui rendre hommage ce soir, nous avons choisi un titre enregistré avant qu'elle n'entame sa carrière solo, avec son groupe Rotary Connection : "I Am the Black Gold of the Sun", un morceau d'anthologie où la guitare classique de l'intro brouille les pistes quant à ce qui va suivre. Produite par Charles Stepney, qui travaillera par la suite avec Earth Wind & Fire, la musique de Rotary Connection est souvent qualifiée de psyché-soul.
Minnie Riperton, si vous l'ignorez, c'est la plus atypique des divas soul, une voix hors-norme, formée au chant lyrique, couvrant 5 octaves. D'ailleurs, il serait assez faux de la considérer comme une chanteuse soul. Minnie Riperton, c'est plutôt les couronnes de fleurs des champs pour orner son afro que la moiteur enfumée d'un club. C'est aussi une vie trop courte, la faute à un cancer du sein qui l'emporta à 31 ans. Plutôt que d'insister sur les larmes de Quincy Jones et Stevie Wonder portant son cercueil, pour détendre l'atmosphère, on se souviendra, avec superficialité, de l'anecdote du lion. Elle fut ainsi (légèrement) blessée par un lion sur un tournage promotionnel qui figurait la pochette de son album
Adventures in paradise reproduite
ci-contre. Mais le lion que vous y voyez n'est pas celui qui a renversé Minnie. Je m'enfonce dans des abîmes de superficialité avec ce genre de précision, me direz-vous, tout ça pour ne pas parler de son destin tragique. Peut-être est-ce pudeur de ma part. Mais si vous étiez un lion, vous n'aimeriez pas que l'on vous confonde avec un autre lion, surtout s'il n'est pas sympathique. Vous pouvez voir les images de l'incident dans l'extrait vidéo ci-dessous (attention, c'est très bref), ainsi que les commentaires de Minnie lors d'une émission de télé présentée par Sammy Davis Jr. D'après ce que lui auraient dit les dompteurs après coup, le félin voulait seulement jouer avec elle. Ouf, plus de peur que de mal.
Anthony Joseph et le groove de Kunu Supia
La question du climat au cœur du Sommet de Copenhague nous rappelle combien notre Terre est petite, minuscule planète dans l'espace infini de l'univers.
Le groove est un sillon, comme celui du laboureur qui, la saison venue, creuse la terre pour ensuite l'ensemencer. Le groove est un sillon qui tourne, qui tourne round... Bon, la métaphore du laboureur s'arrête là, en général il préfère la ligne droite. Mais, vu du ciel, à Nazca, dans le désert péruvien, ces figures géantes, invisibles de la surface, ne sont-elles pas le sillon d'un groove cosmique dont on ne devrait pas modifier la course ? Hypothèse hautement funk-a-logique, certains y voient un message laissé aux créatures extra-terrestres, voire un signe qu'elles auraient laissé sur notre sol, afin qu'elles puissent les voir depuis leur OVNI.
A propos d'OVNI, Anthony Joseph, que nous aurons plaisir à découvrir sur scène avec son groupe The Spasm Band le week-end prochain, est un poète reconnu mais aussi l'auteur d'un très curieux roman,
The African Origins of UFOs (Ed. Salt, Cambridge, 2006). Les origines africaines des OVNIs, intrigant programme...
L'ambition de l'auteur, originaire de Trinidad et installé à Londres, est "to illuminate the history of the African diaspora by retro-constructing a creation myth" (comme l'écrit Lauri Ramey dans l'introduction). L'ouvrage s'appuie sur une structure complexe qui mêle trois temporalités, passé, présent, futur, entremêlées et réparties en vingt-quatre chapitres, soit huit chapitres consacrés à chacune de ces temporalités. Ce structure est inspirée des travaux de Timothy Leary qui divisait la conscience humaine en vingt-quatre phases d'évolution de trois niveaux chacune. Chaque temporalité possède sa propre esthétique, son propre style. Le passé est évoqué par The Genetic Memory of Ancient Ïerè, le présent par Journal of a Return to a Floating Island (où l'on reconnaîtra l'influence de Césaire et son Cahier d'un retour au pays natal), et le futur par Kunu Supia. Précisons que "the past reflects the future, the future mirrors the past, and the present resonates across boundaries of time and space" (intro, ibid.).
C'est cette dernière partie qui nous intéresse particulièrement ici car elle nous entraîne dans une science-fiction funky. En effet, l'action se déroule en 3053 sur la planète Kunu Supia. Nous retrouvons sur celle-ci les problématiques du réchauffement climatique actuelle. La Terre a été détruite par les inondations et les survivants se sont réfugiés sur cette planète. Mais la particularité de Kunu Supia est d'avoir un climat particulièrement brûlant où seules les peaux les plus foncées peuvent survivre. Il s'est donc installé un véritable marché de contrebande de la mélanine de synthèse. Les chapitres consacrés à Kunu Supia baigne dans une ambiance de "genre", entre film noir, sci-fi et parodie de blaxpoitation, la vraie poésie du funk en plus.
Sur son premier album avec le Spasm Band, Leggo de Lion, Anthony Joseph a repris certains passages du roman. Ainsi, le titre "Kneedeepinditchdiggerniggersweat" correspond au premier chapitre consacré à Kunu Supia dans le livre. En voici un extrait, il y est question de la musique hypnotique qui se joue là-haut...
"The naked island funk was steady lickin' hips with polyrhythmic thunderclaps! Does the Berta butt boogie? Do bump hips? Flip'n spin'n bonp'n finger pop'n/subaquantum bass lines pumping pure people-riddim funk like snake rubber twisting in aluminium bucket, reverberating 'round the frolic house with a heavy hearbeat, causing black to buck and shiver-
WOOEEE! WOOEEE!-
The very groove caused coons to stumble loose and slide on Saturnalian pommade until their conks collapsed. The sound possessed more swing than bachelor galvanise in hurricane, more sting than jab-jab whip, more bone than gravedigger boots and more soul than african trumpet bone. It was pure emotive speed that once improvised harmolodic funk to Buddy Bolden's punk jazz on the banks of Lake Pontchartrain, double bass still reverberating through space-time like long lost Afronauts on orbiting saxophones. And the solid sound did shook Spiritual Baptist shacks with rhythm, till the Sankey hymns they sung became cryptic mantras that slid like secrets through water" (p. 4).
Si vous ne lisez pas l'anglais, pour vous donner une idée de la chose, on pourrait dire que ça sonne aussi fort que, disons, du William S. Burroughs ré-écrit par un George Clinton des grands jours.
Que cette complexité du texte ne vous fasse pas perdre de vue l'essentiel, quand il se lance en musique Anthony Joseph balance dans le spoken-word fiévreux, accompagné du Spasm Band. Sorte de funk vaudou, porté par les percussions, leur musique est aussi hypnotique que celle de Kunu Supia, même si on ne comprend pas les paroles. S'il est un intello, c'est d'un intello dansant qu'il s'agit.
Après ce premier essai, le groupe a sorti un deuxième album cette année, Bird Head Son. Un album pour lequel il a disposé de plus de temps et de moyens pour l'enregistrement, s'offrant même quelques invités de marque : Keziah Jones, Joe Bowie, David Neerman. Là encore, en parallèle à la sortie du disque, Anthony Joseph publiait un nouveau livre, éponyme, dont quelques textes seront une nouvelle fois mis en musique. Si The African Origins of UFOs n'a pas été traduit en français, j'ai cru lire quelque part que Naïve, qui a sorti l'album en France, envisageait de traduire Bird Head Son. A suivre...
Pour se faire une idée, un extrait de leur concert aux Trans' de Rennes, fin 2008, pour une interprétation de leur titre "Buddha".
On compare fréquemment Anthony Joseph à Gil Scott Heron, ce pionnier du spoken-word sur fond de jazz-funk. J'ai moi-même fait ce rapprochement la première fois que j'ai entendu Anthony Joseph, pour les intonations, la ferveur dans la voix.
Egalement auteur d'un roman, The Vulture, Gil Scott Heron, à la différence de son cadet, a donné un ton beaucoup plus directement politique à son œuvre. Celle-ci a fait de Gil Scott Heron une figure majeure de la musique noire américaine. Après des débuts sur le label Flying Dutchman de Bob Thiele, il a été assez prolixe tout au long des années 70, sortant des albums tous les ans. S'il a continué à sortir des disques par la suite, sa carrière restera associée à cette première époque. On se souvient de lui comme d'un pionnier du rap.
Gil Scott Heron a continué à tourner et se produire régulièrement sur scène, notamment en Europe. Je me souviens l'avoir vu sur la scène du New Morning en 1997 et avoir eu l'heureuse impression de constater que ce n'était pas juste une légende fatiguée mais un musicien généreux qui donnait un concert. Certes, il avait bien marqué. La consommation addictive de certains produits laisse des traces. Traits émaciés, dentition crénelée... Les relations de Gil Scott Heron avec la drogue le conduisirent même en prison au tournant du millénaire. Sorti en 2002, il a repris la route. Mieux, il s'apprête même à sortir son premier album depuis de 15 ans, album au titre ironique :
I Am New Here. Il nous titille la curiosité en offrant un premier extrait en
téléchargement libre, le très bref "Where Did the Night Go". Nulle nostalgie, un son contemporain, bien sombre. Un homme pas calmé, entre insomnie, bière, la nuit s'est faite blanche... Pour terminer l'année, en attendant la suivante puisque l'album est prévu pour février 2010...
De Gil Scott Heron, on se souvient qu'un des titres les plus connus se terminait sur ces mots : "the revolution will not be televised, the revolution will be... live". Je me suis toujours interrogé sur cette affirmation, en porte-à-faux avec les théories sur la société du spectacle et du simulacre. Cri d'optimisme du poète au nez et à la barbe des Guy Debord, Jean Baudrillard et autres chantres de l'aliénation des masses tant redoutée par l'Ecole de Francfort ?
Y a-t-il une "insurrection qui vient" ? Si elle devait advenir, il faudrait effectivement que la préparation du grand jour se fasse dans le plus grand secret, insoupçonnée des services de renseignements et, par conséquent, des médias, comme le suggère Gil Scott Heron. Dans les sociétés totalitaires, la contestation est impérativement secrète, que ce soit en Iran aujourd'hui, derrière le rideau de fer autrefois. Les sujets dissidents doivent alors ruser pour se reconnaître et échanger. Des codes, des mots de passe sont nécessaires. Depuis mes treize ou quatorze ans, et la lecture du roman d'Alki Zei, Le Tigre dans la vitrine, dont l'action se déroule dans la Grèce des colonels, à moins que ce ne soit dans une autre lecture, celle de quelques Rubriques à Brac gotlibienne, j'ai un doute, le mot de passe typique entre résistants est "le fond de l'air est frais". Depuis cette fin d'enfance, j'ai ce souvenir, des résistants qui se montre patte blanche en disant "le fond de l'air est frais". Un truc bien anodin, qui trompe bien son monde, le genre de propos échangés à la boulangerie... Je sais, c'est idiot mais, dès que j'entend parler d'un régime totalitaire, j'imagine ses dissidents se reconnaître subtilement à coups de "le fond de l'air est frais". Notez, "le fond de l'air est frais", c'est déjà un bon début pour lutter contre le réchauffement climatique.