samedi 5 février 2011

Premier hommage à Edouard Glissant : son adresse à Obama


Je l'ai appris ce matin, Edouard Glissant est mort.

"C’est une rumeur de plusieurs siècles. Et c’est le chant des plaines de l’océan.

Les coquillages sonores se frottent aux crânes, aux os et aux boulets verdis, au fond de l’Atlantique. Il y a dans ces abysses des cimetières de bateaux négriers, beaucoup de leurs marins. Les rapacités, les frontières violées, les drapeaux, relevés et tombés, du monde occidental. Et qui constellent l’épais tapis des fils d’Afrique, dont on faisait commerce, ceux-là sont hors des nomenclatures, nul n’en connaît le nombre.

Et sans doute, au monde, avant et après ces Traites, y eut-il combien d’autres gouffres ouverts, sous toutes les latitudes, et concernant combien de peuples. Mais ces Africains déportés ont défait les cloisonnements du monde. Eux aussi ont ouvert, à coups d’éclaboussures sanglantes, les espaces des Amériques. Ils sont entrés dans la puissance étasunienne, comme un de ses fondements, mais aussi comme un de ses manques. Comme une puissance et comme un manque et comme la plus précieuse des fragilités. Ils sont en nous. Ils sont en vous, monsieur.

Ils sont aussi entrés, alentour, dans les histoires croisées des Amériques du Sud, du Brésil et de la Caraïbe, dans la pensée des archipels qui aujourd’hui délace celle des continents. Ceux-ci sont impérieux et d’une seule vérité, et se projettent en flèche. Les archipels sont fragiles, mais accordés aux multiples vérités du monde actuel. L’océan de la Traite fut ainsi un continent obscur, la Caraïbe où s’implantèrent les Plantations à esclaves en fut la traîne archipélique.

Ce qui reste de ces anciens transbordés, ce limon des abysses, c’est tous les mondes anciens qui ont été broyés jusqu’à donner vrai lieu à une région nouvelle. Un monde avait laminé l’Afrique. Les Afriques ont engrossé des mondes au loin. Cela manifeste et nous fait comprendre le Tout-monde, donné en tous, valable pour tous, multiple dans sa totalité, qui se fonde sur cette rumeur des abysses. Or la rumeur a quitté les fonds, et à travers vous, monsieur, voilà qu’elle nous fascine de cela même que les nations des hommes connaissent actuellement de plus dominant entre toutes les nations : les Etats-Unis d’Amérique. Cette réalité, dont l’ombre a grandi partout aux alentours, parmi tant d’autres amertumes et tant d’autres succulences, elle aussi nous est jaillie du Gouffre."

Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau, L'Intraitable Beauté du Monde. Adresse à Barack Obama (Editions Galaade, 2009)

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