vendredi 5 novembre 2010

Dos-à-dos, face-à-face : Speakerboxxx/The Love Below de Outkast (Les 10 du Millénaire, 4/10)

Le passage de Big Boi par la France nous donne l'occasion de reprendre notre série Les 10 du Millénaire, à savoir une sélection très subjective des albums qui m'auront le plus marqué depuis le passage à l'an 2000. Et, incontestablement, Speakeboxxx/The Love Below, le double album d'Outkast rentre dans ce palmarès.

Il se trouve que j'en avais justement fait une critique très positive lors de sa sortie. C'est toujours amusant de redécouvrir avec le recul ce que l'on a écrit à chaud. Inutile de préciser que c'est une épreuve qui peut être douloureuse. A relire aujourd'hui cette chronique, on ne trouve par exemple nulle mention de "Hey Ya". On pourra me reprocher de n'avoir pas eu le nez creux mais je n'avais effectivement pas soupçonné un seul instant que le morceau ferait un tel carton... Un tube, un vrai. Rétrospectivement, si The Love Below, l'album d'Andre 3000 est celui qui m'avait le plus enthousiasmé à l'époque de sa sortie, porté par l'effet de surprise et son côté expérimental, à la longue, avec les années, ce sont finalement quelques titres de Big Boi sur Speakerboxxx, que j'écoute encore le plus volontiers. Ce qui démontre finalement l'incroyable richesse de ce double album.

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En quelques albums, de Southernplayalisticadillacmuzik à Stankonia, Outkast, le duo d’Atlanta, a su brillamment conjuguer le hip-hop le plus créatif au succès commercial. En réponse aux rumeurs de séparation, Speakerboxxx/The Love Below a été un des événements de la rentrée musicale de septembre. Une éclatante réussite, et même mieux, à boire et à manger en rations généreuses (deux albums pour le prix d’un), morceaux raffinés et gros beats roboratifs. Leurs divergences artistiques ont fourni à Big Boi et André 3000 la base et le principe général du projet : un double-album sous la forme de deux disques distincts, un parfait recto-verso directo-versatile. Imaginons un instant John Lennon et Paul McCartney, à force de conflits, pratiquer la scission des Beatles pour, chacun dans son coin, composer sa face de la galette en vinyl et y exposer sa vision du songwriting. C’est ce qu’ont réalisé les deux lascars, leurs George et Ringo n’étant plus que docile software. On voit parfois de jeunes groupes se partager l’affiche d’un disque pour réaliser ce que l’on appelle un split album. C’est ce que fait Outkast, sauf qu’ici c’est peut-être une façon de retarder la séparation, le split. En se renvoyant ainsi dos-à-dos dans une saine émulation, Outkast a-t-il su faire fructifier de la plus créative manière qui soit leur incompatibilité de vue, ou bien n’est-ce que la position de départ des duellistes avant l’affrontement ?

Leurs différences ne datent pas d’hier, c’est même de cette confrontation qu’est née l’originalité du duo, la reconnaissance de leurs individualités : Big Boi, le bad boy, André 3000, le dandy. Quand ce dernier s’est lancé dans la peinture, Big Boi a mis en branle un élevage de pitbulls, quand l’un se déclare végétarien, l’autre s’enturbanne d’un nuage de fumée de marijuana. Ces deux-là s’étaient néanmoins créés un territoire commun, marqué de leur patte, et illustrant à merveille, pour ceux qui avaient encore un doute, les propos de George Clinton : "le funk est l’ADN du hip-hop". Le rap d’Outkast puisait à la bonne vieille source P-Funk pour engendrer l’élan et la substance de leurs hymnes festifs, leur recette gagnante.

C’est encore de la marmite-matrice P-Funk que sortent les titres les plus dansants de Speakerboxxx, l’album de Big Boi. Contrairement à ce que pourraient imaginer nos amis brésiliens, ce Boi n’a rien à voir avec le bœuf, ni avec la grande fête agraire dont il est la vedette, le Bumba Meu Boi. Non, Big Boi, lui, "tape le bœuf" avec ses ordinateurs et balance un gros son boombastic. Big Boi la joue directe et pousse les curseurs dans le rouge : le rap a besoin de grosses basses, de bons beats et de speakers costauds, des enceintes capables de supporter ces fréquences et le volume. Pas plus qu’il ne se lasse du funk, Big Boi endosse une nouvelle fois la panoplie gangsta du bad boy et ne se lasse pas de jouer le mac, mais à la différence de ses confrères, ce pimp-là possède une conscience sociale : funky mais pas idiot.

Il est assez rare aujourd’hui de voir les artistes en général et hip-hop en particulier, changer de formule alors que celle-ci cartonne. C’est pourtant ce que fait André 3000 sur The Love Below, partir en vrille dans toutes les directions : jazz, drum’n bass, pop. Avec un panache digne de Prince (mais une virtuosité moindre). Il s’introduit en crooner accompagné de cordes soyeuses. Puis embraye en faisant strider une guitare avant d’enchaîner sur un tempo jazz avec piano et cuivres. Le reste à l’avenant. Notre joli cœur s’offre également un duo avec la charmante Norah Jones, et un autre avec Kelis, la petite tigresse du R&B. Versatile donc, au point qu’on ne puisse plus parler là de rap.

L’originalité et la prise de risque engendrent toujours de la pression. Ainsi Dré, qui privilégie ici le chant au rap, a tellement craint de décevoir ses fans qu’il en récolta quelques nuits d’insomnie. C’est après tout la condition de la créativité de se remettre en question, mais le conformisme l’asphyxie et il faut un courage certain pour s’en affranchir sans craindre le ridicule. André 3000 s’émancipe et se rêve maintenant avec des musiciens. Au début des 90’s, rappelons-nous, DC Basehead, par exemple, faisait figure d’hurluberlu dans le milieu parce qu’il rappait en s’accompagnant à la guitare. Même si la pratique instrumentale s’est développée depuis lors, qu’André 3000 prenne lui aussi la six cordes reste quelque chose de peu courant dans le rap. Il n’a d’ailleurs pas l’intention d’en rester là. De même que Q-Tip ou Mos Def ont entrepris de suivre un enseignement de jazz auprès de Weldon Irvine, il vient de se mettre au saxophone et à la clarinette et envisage de s’inscrire dans une école de musique pour étudier la composition. Il possède déjà une belle maîtrise qui lui permet de jongler ici avec les styles en faisant montre d’un brio certain. Des écoutes répétées révèleront au fur et à mesure les surprises cachées et les bonnes trouvailles de cet album.

Si la Face B est matériellement obsolète avec l’objet CD, le concept demeure. La façade reste conforme à leur marque de fabrique alors que l’autre versant révèle un côté plus expérimental et aventureux : Outkast avance dos-à-dos, face à face.

O.C. 
(article initialement paru dans
Cultures en Mouvement n°63, déc. 2003)

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