mardi 23 novembre 2010

Barrett Rude Jr., chanteur de soul fictif dans sa Forteresse de Solitude

Alors que je suis en train de terminer la lecture de Chronic City, le dernier roman de Jonathan Lethem, je repensais au personnage d'un autre de ses romans, Barrett Rude Junior. C'est le passage de Push Up au JAM qui m'a fait penser à lui. En effet, leur album est consacré au personnage de Quincy Brown, chanteur de soul fictif, retiré du métier et en pleine crise existentielle, lequel m'a évidemment rappelé cet autre chanteur de soul fictif et dont la carrière semble derrière lui : Barrett Rude Jr., personnage de The Fortress of Solitude.

Roman riche et complexe, The Fortress of Solitude (dont la traduction, Forteresse de Solitude, a été publiée aux Editions de l'Olivier) brasse quelques enjeux majeurs de la société américaine contemporaine, notamment la question des relations interraciales, abordée ici à travers l’amitié de Dylan et Mingus, deux gamins de Brooklyn élevés par leurs pères, Abraham Ebdus et Barrett Rude Jr., la gentrification des villes, etc..., tout en s'ancrant profondément dans les cultures populaires, musique et BD. D'ailleurs, peut-être qu'à force de se bercer de comics dont les super-héros regorgent de super-pouvoirs, nos jeunes Dylan et Mingus vont-ils à leur tour basculer dans une réalité fantastique ? Je ne vous en dis pas plus car, de toutes façons, c'est uniquement l'importance de la musique dans cet ouvrage qui nous amène à l'évoquer ici. La première partie du roman, située dans les années soixante-dix, nous montre ainsi l'émergence du hip hop, l'apparition des graffitis sur les murs de la ville, les premières block parties. Et, bien sûr, un chanteur de soul retiré du monde, enveloppé de sa propre légende...

Avant qu'un jour nous revenions sur d'autres aspects de ce roman, c'est de Barrett Rude Jr. dont il sera question aujourd'hui. Quand on le découvre, il vit depuis déjà un moment en reclus dans sa petite maison de Brooklyn. On apprend qu'il a été le chanteur lead du groupe The Subtle Distinctions, passé notamment par le label Motown, puis le Philly Sound, et qu'il a gagné  deux disques d’or. Ses royalties lui assurent encore des revenus suffisants pour se dispenser de s'impliquer dans de nouveaux projets. Il s'est installé incognito dans Dean Street et s'est isolé au premier étage de sa maison, laissant le rez-de-chaussée à son fils Mingus, qu'il élève seul. La tour d’ivoire de l’artiste retiré est sa “forteresse de solitude”. "Barrett Rude Jr. s'habillait de plus en plus comme quelqu'un qui ne sort jamais de chez lui, tout son étage mué en une espèce d'auto-harem, territoire de pyjamas" (extrait que j'ai déjà cité en parlant du concert de Push Up).

Des montagnes de cocaïne achèvent de l’isoler dans son inactivité rêveuse. Son quotidien est troublé par l’irruption de son père, Barrett Sr., qu’il héberge pour lui permettre de sortir de prison, en liberté conditionnelle. Senior est un ancien pasteur, insupportable bigot doublé d’un pervers pépère que la vie dissolue de son fils obsède. La tension dramatique du roman repose notamment sur un suspense que les amateurs de soul devinent : difficile de ne pas penser aux rapports entre Marvin Gaye et son père en lisant l’histoire de la famille Rude. Pour qui sait que Marvin a été assassiné par son père qui ne supportait plus la vie de péché de son fils, on sent venir le drame. Mais ne comptez pas sur moi pour dévoiler l'intrigue. Dylan témoin auditif de la scène n’a entendu qu'un coup de feu, sans savoir qui était la cible et qui était le tireur.

Car Barrett Jr., s’il est donc un personnage de roman, a été inspiré à Jonathan Lethem par trois artistes réels, comme il l'a confié en interview. Marvin bien sûr, mais également David Ruffin et Philippé Wynne, respectivement anciens chanteurs des Temptations et des (Detroit) Spinners. "Trois gars qui ne parviennent pas à résoudre leurs conflits mais les transposent dans leur voix même".


On sait le destin tragique de David Ruffin, ayant lui aussi connu un père abusif et ultra-croyant, et dont, plus tard, l’addiction à la cocaïne le privera de ses capacités d’assurer bien longtemps les lead-vocals au sein des Temptations. Viré du groupe pour avoir manqué des concerts (notamment pour participer à ceux de sa copine d’alors, Gail Martin, la fille de “Dino”, lequel ne devait pas voir d’un très bon œil qu’elle sorte avec un Noir). Il tapera par la suite régulièrement l’incruste sur scène, perturbant les concerts en leur volant la vedette pour le plus grand plaisir du public. Les Temptations durent même étoffer leur service d’ordre pour prévenir les intrusions intempestives de Ruffin.

Comme Ruffin, Barrett Rude Jr. est addict à la coco. Comme Philippe Wynne, un passage par la galaxie P-Funk de George Clinton, alias la Funk Mob dans le roman, s’offre à lui. Après s'être séparé des Spinners, Wynne a effectivement rejoint la bande à Clinton, plaçant quelques vocals sur "Knee Deep" ou "Uncle Jam". Il tournera aussi avec eux en incarnant sur scène The Thrill Sergeant. Dans le roman, Barrett est partagé, à la fois fasciné par ces types du funk et d'autant plus nostalgique de ses partenaires d'antan. "Tout en enviant la liberté de ces types sapés comme des macs de dessin animé et des super-héros, tout en laissant une part de lui penser 'Merde, pourquoi moi non plus j’me suis pas laissé tenter par toutes ces guignolades, pourquoi faut toujours que je reste tellement coincé dans le système Philly, putain', une autre part de lui-même pense que les chœurs et l’instrumental de ce morceau ne valent rien. Le funk, c’est de la soul sous acide, pour le meilleur et pour le pire ; aujourd’hui pour le pire. Ce morceau part dans tous les sens, aussi mou, à sa façon, que du disco. Du disco porno, voilà ce que c’est. Il espérait broder sur fond d’harmoniques, mais les harmoniques ne valent rien, et pour la première fois depuis qu’il a quitté les Subtle Distinctions, leurs voix douces et serrées lui manquent, leur façon de déployer cet élégant et soyeux matelas sonore qui donnait naissance à ses rhapsodies, ses envolées".

Il participe donc à un titre de Doofus Funkstrong. "Quiconque avait un peu d’oreille savait que derrière Doofus Funkstrong se cachait le groupe Funk Mob que ses engagements contractuels, source d’une inextricable chicanerie, contraignaient à enregistrer sous pseudo - quant à ceux qui en manquaient, un simple regard à la pochette psychédélique signée Pedro Bell faisait l’affaire. Moins nombreux les connaisseurs qui pouvaient mettre un nom sur le chanteur dont les vocalises ornaient seulement les trente-huit dernières secondes du single, présent sur la pochette, conformément aux accords, comme Pee-Brain Rooster : sous sa véritable identité de Barrett Rude Junior, ce n’était plus qu’une voix qu’on n’entendait plus depuis des années, mais pas encore un oldie. Si quelques uns s’interrogeraient 'Ce ne seraient pas ce chanteur, là, des Distinctions ? Ce n’était qu’une pensée fugitive - était-il vraisemblable, d’ailleurs, que le ténor des Distinctions, si doux et mélodieux, refasse surface en chevauchant la crête d’une ligne de basse sursaturée ?"*...

Par quelque ironie du sort, bien des années plus tard, c'est à Dylan Ebdus, devenu critique musical, que l'on demandera de rédiger les notes de pochette pour une réédition de ses succès, bien des années après qu'il l'ait eu comme voisin et, surtout, bien des années après qu'il ait perdu de vue son ami Mingus, le fils de Barrett... Et quand Dylan prend sa plume, il n'évoque pas ses souvenirs directs, ses si longues heures passées dans la petite maison de Dean Street, tourmenté de culpabilité, il écrit donc son texte avec le professionnalisme d'un encyclopédiste, dénué de la moindre émotion :

"Derrière le sommet du panthéon des chanteurs de soul - Sam Cooke, Otis Redding, Marvin Gaye et Al Green (ajoutez-y les noms de votre choix, j’y ajouterai les miens) - se dresse un autre panthéon, dans l’ombre, celui des chanteurs qui ne sont pas passés loin. On peut les regrouper, plus ou moins, en deux catégories. Les premiers sont les victimes des caprices de la chance ou du caractère - Howard Tate et James Carr, par exemple. O.V. Wright peut-être. Des chanteurs qui enregistrent pour divers labels, pondent un ou deux classiques avant de se retirer, de partir la dérive. Selon les critères soul du 'grand homme', ce sont les seconds couteaux. La seconde catégorie est celle des chanteurs masqués par la célébrité et la réussite d’un groupe. Ben E. King des Drifters, David Ruffin des Temptations, Levi Stubbs des Four Tops, Philippe Wynne des Spinners : tous considérés par leurs pairs comme les meilleurs interprètes à s’être jamais emparés d’un micro. Le monde ne les connaît que d’oreille"**.

Malin, Jonathan Lethem fait citer à Dylan dans son portrait de Barrett, ses propres influences qui allaient lui permettre de l'inventer. Où l'on constate, et ce n'est pas une découverte, qu'il y a parfois autant de vérité dans la fiction que dans la réalité...

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Notes :
* "Anyone trusting their ears knew Doofus Funkstrong was a disguise for the legally hamstrung, hence recording-under-pseudonyms Funk Mob - for those less sure, a look at the psychedelic Pedro Bell jacket art did the trick. Fewer ears would place the name of the vocalist whose melismas decorated just the last thirty-eight seconds of the single edit, credited on the album jacket, as according to plan, as Pee-Brain Rooster : under his own name Barrett Rude Junior was a voice from radio's middle distance, years out of rotation, not yet an oldie. If a few formed the question Ain't that the singer from the Distinctions ? it was only a passing thought - how likely, anyway, that the tenor voice of the smooth and mellow Distinctions should show up riding the crest of that distorted synth bass line ?"

** "Behind the uppermost pantheon of male soul vocalists - Sam Cooke, Otis Redding, Marvin Gaye and AL Green (you add your names to those four, I'll add mine) - lies another pantheon, a shadow pantheon, og those singers who fell just short. They gather, more or less, in two categories. The first are those denied by the vagaries of luck or temperament - Howard Tate and James Carr, say, maybe O.V. Wright. The singers who record for a few different labels, cut a classic side or two, then bag out, drift away. In the "great man" theory of soul, these are the also-rans. The second category is the singer disguised within the fame and achievement of a group. Ben E. King of theDrifters, David Ruffin of the Temptations, Levi Stubbs of the Four Tops, Philippe Wynne of the Spinners : all known by their peers among the finest vocalists ever to step to the mike. The world knows them only by ear".

1 commentaire:

  1. Not just that, you can indulge in further performs even though wearing this.



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