samedi 19 mars 2011

Assis Valente, sambas allègres et destin tragique


Assis Valente aurait pu avoir cent ans aujourd'hui. S'il n'était pas mort depuis... 1958 ! Il convient d'emblée de le présenter, son nom n'évoquant probablement rien pour vous : Assis Valente fut un grand auteur de sambas, certains d'entre eux devenant avec le temps des standards de la musique brésilienne, certains composés notamment pour Carmen Miranda. Malgré ces succès, son destin fut pourtant tragique puisqu'il se suicida.

Il est de coutume de célébrer la grandeur de l'œuvre de tel ou tel musicien-songwriter pour avoir su traduire en chansons douloureuses les affres et épreuves de sa vie, mais n'est-il pas au contraire plus noble encore de n'en rien laisser paraître et, toujours, composer des chansons allègres malgré des gouffres de désarroi ? Définitivement, Assis Valente appartient à cette seconde catégorie.

Même s'il s'installe à Rio dès ses dix-huit ans, Assis Valente est bahianais. Originaire de Santo Amaro da Purificação, petite ville provinciale au cœur du Reconcavô où sont nés Caetano Veloso et Maria Bethânia. Assis Valente est peut-être originaire de Santo Amaro mais il racontait être né sur le sable brûlant du chemin reliant Bom Jardim à Patioba, sa mère accouchant au milieu du trajet. Cette enfance et cette jeunesse bahianaises furent particulièrement dures. Perdant ses parents très tôt, il fut placé dans une famille où les conditions de vie du personnel de maison étaient, paraît-il, encore proches de l'esclavage. Mais cette famille lui offrit au moins la possibilité d'étudier, le soir. Il la quitta pour suivre un cirque tournant dans l'intérieur de l'état, rejoignit ensuite la capitale Salvador où il travailla dans une pharmacie, suivit des cours de dessin industriel avant de se spécialiser comme prothésiste dentaire, métier qu'il exercera toute sa vie. Jusqu'à sa perte.

Arrivé à Rio en 1927, il reprit son métier de prothésiste, avant de commencer à composer des sambas au début des années trente. Encouragé par Heitor dos Prazeres, il n'eut pas longtemps à attendre avant que ses chansons soient interprétées. Si Carmen Miranda lui permit d'obtenir une belle reconnaissance comme auteur de sambas, la première à avoir interprété une de ses compositions fut Aracy Cortes. Cette proche de Pixinguinha n'a jamais atteint la notoriété internationale de Carmen Miranda mais sa place dans l'histoire de la musique brésilienne est également considérable. C'est donc elle qui enregistra la première une chanson d'Assis Valente, en l'occurence "Tem Francesa no Morro", en 1932.


Assis Valente est donc l'auteur de quelques uns des succès de Carmen Miranda. Dorival Caymmi et lui étaient les deux Bahianais qui allaient fournir à la diva le répertoire de ses premiers succès. D'Assis Valente, elle a interprété une bonne vingtaine de compositions dont les plus populaires sont "Camisa Listrada", "Deixa Comigo" ou "E o mundo não se acabou". Pourtant leur collaboration se termina sur un malentendu qui laissa Assis meurtri. Car Assis Valente composait toujours des chansons sur-mesure, adaptées à leur interprète.

La distance commença à s'instaurer quand Carmen Miranda partit pour les Etats-Unis faire carrière à Hollywood, qu'elle se trouva de nouveaux collaborateurs et qu'il se sentit abandonné. En 1940, au retour de son premier séjour américain, Assis Valente  s'empressa de lui composer deux nouveaux morceaux, "Recenseamento" et "Brasil Pandeiro". Elle chanta le premier  mais refusa "Brasil Pandeiro" qu'il avait composé en pensant à elle, en lui disant : "Assis, ça je ne le prend pas. Tu restes borocoxô", terme familier qui signifie sans grâce, sans entrain ni brillant. Violent ! Ce fut le coup de grâce.

Carmen Miranda refusa "Brasil Pandeiro". C'était pourtant un samba d'exaltation tout dédié à sa gloire. Car depuis leur première rencontre Assis Valente vénérait littéralement Carmen Miranda. Les paroles de "Brasil Pandeiro" sont truffées de références directes à celle-ci. Le musicologue Abel Cardoso Júnior pense qu'elle refusa de chanter ce titre, soit par modestie, soit pour ne pas avoir l'air de cabotiner, justement parce que les paroles l'exaltaient trop. Toujours est-il qu'Assis Valente fut profondément marqué par ce refus, certains allant jusqu'à dire qu'il fit basculer sa vie dans une amertume et un ressentiment qui ne le quitteraient plus.

L'inconvénient, quand on est auteur-compositeur sans être interprète, c'est que parfois on ignore votre nom, qu'on ignore que vous êtes l'auteur de cette chanson que l'on aime pourtant beaucoup. Il en va ainsi d'Assis Valente. J'aimais déjà beaucoup "Brasil Pandeiro" ou "Uva de Caminhão", depuis même plusieurs années, avant de découvrir qu'il en était l'auteur. Par ailleurs, il serait incongru de le comparer à Tino Rossi sous prétexte que, comme lui, il est l'auteur de la chanson de Noël la plus indispensable de son pays, "Boas Festas" au Brésil.

Carioca d'adoption, il sut croquer ses contemporains, jouer avec leurs mots, leurs expressions à la mode, moquer leurs anglicismes. Assis Valente, comme tout bon sambiste, était un portraitiste fidèle et ironique de sa génération, en même temps qu'ils sut saisir avec acuité les transformations de Rio.

Mais si Assis Valente composa toute sa vie, parfois au rythme d'une chanson par jour, son activité première, son métier, était toujours prothésiste. Mais alors qu'on s'imagine qu'un prothésiste gagne bien sa vie, Assis Valente a toujours été poursuivi par les dettes. Jusqu'à ce qu'il mette fin à ses jours. Une première fois, en 1941, il fait une tentative de suicide. Il se jette depuis le Corcovado mais miraculeusement (à moins qu'au regard de ses intentions, ça ne soit malencontreusement) reste accroché à une branche, avant d'en être décroché et sauvé par les pompiers. L'année suivante, il fit une nouvelle tentative, avec une lame de rasoir cette fois-ci. Encore raté.

Assis Valente avait beau travailler, gérer son laboratoire de prothèses dentaires, il s'endettait toujours plus. Pour essayer de rembourser ses dettes, il lui arrivait en désespoir de cause de vendre une chanson qu'un autre signerait, pratique courante mais si peu glorieuse.

C'est le 10 mars 1958 qu'il mit fin à ses jours. Cette journée fatale est bien documentée puisqu'on connaît son emploi du temps à l'heure près. Il quitta son appartement de la rue Santo Amaro, au nom rappelant ses origines, se rendit à son laboratoire où il resta jusqu'à treize heures trente. Puis, vers quinze heures, il passa à la Sbacem, l'organisme gérant les droits d'auteur, en espérant toucher quelque reliquat de ses droits. Il était si nerveux qu'on lui donna un cachet calmant. A seize heures trente, il téléphona à ses salariés pour leur dire ce qu'ils devraient faire après sa mort, puis ensuite à son éditeur et à l'ambassadeur pour les prévenir qu'il allait se suicider. Vicente Vitale essaya alors de prévenir la police, sans succès. On sait qu'à dix-sept heures cinquante-cinq, très précisément, il avala du formicide mélangé à du guaraná. On retrouva dans la poche un message destiné à la police précisant qu'il s'était donné la mort parce qu'il était accablé de dettes. Il y demandait à Ary Barroso de bien vouloir payer ses loyers en retard et au public d'acheter son dernier disque. Ce message se terminait sur ces mots déchirants : "je vais arrêter d'écrire car je suis en train de pleurer de saudade de tous et de tout" ("vou parar de escrever, pois estou chorando de saudade de todos, e de tudo").

Pour illustrer son œuvre en ce jour de centenaire, nous avons choisi "Brasil Pandeiro" et "Uva de Caminhão", interprétés respectivement par les Novos Baianos et Olívia Byington. Des artistes que nous n'avons pas encore eu l'occasion d'évoquer sur l'Elixir. Ca viendra...


Si Carmen Miranda n'a pas voulu chanter "Brasil Pandeiro", les Novos Baianos se sont chargés de lui offrir un beau succès posthume sur leur deuxième album Acabou Chorare, en 1972. Lors de mon premier voyage au Brésil, à Bahia bien sûr, je tenais absolument à ramener le CD mais il me fallut courir plusieurs disquaires avant de le trouver. Mon titre préféré de l'album a tout de suite été "Brasil Pandeiro". Dans cette vidéo, nos hippies bahianais, Moraes Moreira, Galvão, Baby Consuelo et toute la bande, sont filmés dans leur communauté installée à Jacarepaguá, dans les environs de Rio. Baby Consuelo, avec son air complètement allumé, y vole quelque peu la vedette à ses amis. Ces images sont tirées d'un documentaire leur étant consacré et qui vient d'être mis en ligne dans son intégralité sur l'excellent blog Flabbergasted Vibes, ici.


Pour ce second extrait, un autre titre favori de Valente, "Uva de Caminhão". Créé par Carmen Miranda, repris par Aracy Cortes, il est ici interprété par Olívia Byington, une chanteuse que j'apprécie particulièrement et qu'on finira bien par présenter comme il se doit sur l'Elixir. Olívia Byington a enregistré le morceau sur son album Anjo Vadio, en 1980. Elle le présente ici sur scène, visiblement quelques années plus tard. Si Assis Valente le décrivait comme un samba-revista, le morceau présente toutes les caractéristiques d'un chorinho avec cette accélération redoutable dans la deuxième partie, laquelle exige une certaine aisance pour suivre la cadence. Et Olívia Byington s'offre même quelques petits pas de danse pour illustrer le morceau.

Si son endettement est la raison de son suicide, toute sa vie, dans une société brésilienne, rigide dans ses préjugés, Assis Valente dut se coltiner le double stigmate d'être homosexuel et noir dans une société machiste et raciste, et fut sans cesse ballotté entre une humeur volontiers badine et blagueuse et un tempérament dépressif. Assis Valente fut un magnifique représentant de cette vraie noblesse du peuple brésilien, celle qui ne laisse rien paraître de ses tourments.


5 commentaires:

  1. Super ton billet ! Je ne connaissais rien d'Assis Valente, alors que je connaissais évidemment Brasil Pandeiro (d'abord par Caetano et sa soeur + novas bahianos, plus récemment par le duo Roberta Sa / Mônica Salmaso). Merci beaucoup pour cette recherche "de primeira"!

    Les Novos Baianos assurent grave, malgré leur look assez relâché. Baby Consuelo n'a pas l'air de marcher au diesel ;-) mais ça le fait vraiment bien.

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  2. Et pour les lusophones, l'histoire d'Assis Valente, compositeur de Tristeza, continue par ici : http://www.revistamusicabrasileira.com.br/homenagens/o-desconhecido-assis-valente

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  3. @ Thierry
    Le premier paragraphe de l'article de Revista Musica Brasileira que tu mets en lien, tout en questions, me donne le sentiment d'avoir été peut-être trop affirmatif et péremptoire, d'avoir peut-être donné des réponses là où demeurent des questions. Ou au moins des doutes...
    Ceci dit, Assis Valente a beau être "le plus méconnu des grands maîtres de la musique brésilienne", je ne pense pas m'être trop avancé non plus.
    Une source fiable, très détaillée, le Dictionnaire Cravo Albin, bien sûr :
    http://www.dicionariompb.com.br/assis-valente

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  4. on devrait en entendre parler pas mal cette année - centenaire de sa naissance oblige. (encore que la date de sa naissance soit loin d'être une certitude, si on en croit la RMB). En tous cas un compositeur de génie avec le mystère et le romantisme qui vont bien !

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  5. Bravo pour l'article.

    www.bresilcoolturel.blogspot.com

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