lundi 7 juin 2010

La Sudation du Monde (ou la Fleur qui a poussé sur une poubelle)

Olivier Cathus,
article paru dans Cultures en Mouvement (1997)

Quel est le point commun entre James Brown et l’Olympique de Marseille, dites-moi ?
Ils “mouillent le maillot”.
Ou encore : quel est le point commun entre ces amants enlacés, enfièvrés de leur étreinte, et ces manœuvres sur le chantier, portant casque obligatoire et courbant l’échine sous le fardeau des sacs de ciment ?
Toujours le même. La sueur.

À travers l’ambivalence de la transpiration, nous voudrions proposer une nuance à la notion d’ “orientalisation du monde”. Avec le XXème siècle, le monde occidental s’est résolument sorti de son “splendide isolement” pour aller rencontrer les autres cultures et s’enrichir de leurs influences. Il fit la découverte du jazz et des rythmes noirs qui auront fait dansé toutes les générations du siècle. La fête s’est déclinée en faire la nouba, faire la java, faire la bamboula. Le monde occidental s’est orientalisé en se ressourçant à différentes pratiques et disciplines, asiatiques notamment, qu’il s’agisse du bouddhisme, du yoga ou des arts martiaux.

Mais si les occidentaux se sont tournés vers les cultures orientales pour ce qui est de l’épanouissement personnel et la connaissance de soi, c’est au sein des cultures noires qu’ils ont retrouvé ce qui leur manquait de l’enthousiasme collectif.

En parlant d’ “orientalisation du monde”, l’anthropologue Gilbert Durand considérait qu’aussi bien les cultures asiatiques qu’africaines appartenaient à nos “Orients mythiques”. Cependant, ici, pour nous concentrer sur l’influence des cultures noires et du Sud, nous préférons dire qu’il s’agit de la sudation du monde.

La sudation du monde évoque à la fois le Sud, qu’il soit mythique ou réel, sa chaleur et la sueur.

Notre corps bouge, notre corps s’anime. Nous suons.
Cependant...
“Se faire suer”! Voilà une expression familière qui en dit long sur la considération dont jouit la sueur sur l’échelle des sécretions corporelles. “Se faire suer” : une euphémisation qui la place juste au-dessus de “se faire ch...”!

La sueur est cette trace que le corps hygiéniste s’emploie à éliminer, ou à dissimuler avec force déodorants et anti-perspirants. Elle est la marque des laborieux, des travailleurs manuels, des laissés-pour-compte, des combattants sur le front, en bref de tous ceux n’ayant pas les moyens de se garantir une toilette quotidienne. En plus, son odeur ne fait que gagner en âcreté en sèchant, en devenant vieille sueur.

Elle est l’inséparable partenaire, ou parasite, de l’effort, voire de la lutte. Elle devient le symbole de cette lutte, de ce combat, comme dans le sport. Dernièrement, l’Olympique de Marseille, à la peine en championnat, s’est retrouvé en conflit avec ses supporters qui commençaient à boycotter l’équipe et à la siffler dans son antre, le Stade Vélodrome. Plus que la défaite, le public reprochait aux nouvelles recrues prestigieuses du club de ne pas assez s’investir. De ne pas “mouiller le maillot”. Car “à Marseille, même pour perdre il faut savoir se battre”, comme le résume Jean-Claude Izzo dans Total Khéops, son polar marseillais.

L’ “huile de coude” est le carburant de l’effort. Sa matière première.

Pourtant, si la sueur est cette manifestation déconsidérée du corps humain, elle est aussi un des indispensables ingrédients des scènes d’effervescence. Plus que la simple traduction corporelle de cet état de conscience collectif.

La Funk, cette musique afro-américaine qui connut son âge d’or au coeur des années soixante-dix, nous révèle en concentré la place cruciale qu’occupe la transpiration. Popularisée par James Brown, George Clinton et ses groupes Funkadelic et Parliament, Earth, Wind and Fire ou encore Sly and the Family Stone. C’est encore aujourd’hui la source principale où s’abreuve de samples les DJ’s et rappeurs du Hip Hop : “Le Funk est l’ADN du Hip Hop”, comme le dit George Clinton. Bien que n’étant pas avare de messages et de délires verbaux, avant tout, le Funk est une musique de danse, son groove tantôt nerveux, tantôt nonchalant nous entraîne dans la danse et ne nous lache pas de sitôt.

Allons en son cœur. Dépouillons-le de ses oripeaux et de ses flamboyants costumes : sous les peaux de zèbres, sous les cuirs cloutés, les combinaisons inter-sidérales de pacotille, sous le strass, les plumes et les paillettes, demeure la sueur. La matière première donc. Le strip-tease n’est pas intégral, la nudité est couverte par la sueur ruissellante sur la peau.

Remontons maintenant plus avant, vers les origines. Africaines. On raconte que le mot dérive du terme lu-fuki qui, en dialecte ki-kongo, signifie “transpiration positive”, à comprendre dans sa dimension d’enthousiasme collectif. Après quelques tribulations, comme celle d’avoir été enfourné en fond de cale d’un vaisseau négrier, il devient “funk” en anglais. Le sens s’est inversé, s’il s’agit bien toujours de transpiration, c’est maintenant la “sueur froide”, la peur. La “funkiness” désigne alors la peur bleue de l’esclave devant son maître.

Par extension, l’adjectif “funky” renvoie également, avec une forte connotation sexuelle et péjorative, à toutes les sécrétions du corps humain et leurs odeurs, celles du corps moite.

Mais intervient alors ce qui est un processus propre aux cultures populaires et qui consiste à souvent inverser sémantiquement un phénomène, le retourner à son avantage, peut-être en s’évertuant par exemple à “faire contre mauvaise fortune bon coeur”, à “voir le bon côté des choses”. Un exemple : le bad des rappeurs américains a pris un sens positif, auquel on pourrait peut-être trouver un équivalent dans notre “verlanculaire” chanmé.

C’est ainsi que dans ce mouvement d’inversion, le but de la funk consiste désormais à vaincre la peur, à changer la “sueur froide” en chaleur collective, à donner à la fête son âme-sueur. Car c’est bel et bien une manifestation festive de l’âme collective tant, dans la fête, chacun n’est qu’une rasade d’huile de cette mayonnaise qui se monte à plusieurs.

Comme le Hip Hop , le Funk a beaucoup voyagé et s’est trouvé des racines aux quatres coins du globe. Il existe des groupes aussi bien en France qu’au Brésil. Par exemple, le Bahianais Carlinhos Brown glisse-t-il quelques généreuses louches de funk dans son alchimie musicale, recyclant dans un même élan le reggae, le samba, le rock, le rap et les traditions afro-bahianaises.

Lors d’un concert à Paris en décembre, dans un enthousiasme communicatif et hyper-énergique, Carlinhos Brown et sa quinzaine de musiciens sont “lâchés” sur scène. Chacun se renvoie la balle pour faire éclater les solos par dessus cette fantastique “machine à faire du groove” qu’est le groupe. “Suco do suvaco” s’exclament les musiciens, le nez collé à la touffe sous le bras, le bras levé et plié sur la tête. Et effectivement, dans la salle, le “jus d’aisselle” fait monter la température et le taux d’humidité dans l’air. Il enveloppe la fête et, en bon lubrifiant, facilite la transmission de l’âme-sueur.

Quelques instants après, le même Carlinhos Brown insistait au cours d’un entretien sur cette importance de la sueur, dans son lien à l’âme : “dans la musique, personne ne transpire par hasard. On transpire parce que l’âme bouge, qu’elle aime bouger, qu’elle ne veut pas se cacher. Dans le sang, elle aime la clarté que chacun possède et qui appartient à tout le monde. Elle veut transformer tout ça en beauté. La musique dissoud l’être humain et toi, tu transpires”.

La sueur, chaude et humide, joue le même rôle que jouait le vin, lui aussi chaud et humide, dans les rituels dionysiaques. Tous deux contribuent à mettre les âmes en commun et à donner naissance à l’effervescence.

On dit souvent de la musique funk qu’elle est “la fleur qui a poussé sur une poubelle”, notamment en référence à son inscription urbaine, au coeur de la grande ville industrielle. L’expression nous en dit long sur cette capacité à s’accomoder de l’hostile.

Peu importe où, la sudation du monde nous aide à trouver la fleur de l’enthousiasme collectif.


Olivier Cathus
article paru dans Cultures en Mouvement (1997)

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