Pour appuyer le propos du message précédent, consacré à Cartola, voici un disque de samba qui n'est pas fait pour danser : Universo Ao Meu Redor de Marisa Monte. Ce sera le deuxième album de notre palmarès des 10 du Millénaire. Là encore, pas plus d'hésitation qu'avec le premier, le Voodoo de D'Angelo. Ce choix s'impose comme une évidence personnelle.
Au Brésil, Marisa Monte est considérée comme la plus grande chanteuse de sa génération. Et même plus : cela ne souffre aucune contestation. Elle a été maintes fois imitée, jamais égalée. Dès ses débuts, en 1989, elle s'impose comme une évidence avec un album de reprises. Il n'est qu'à voir le casting de "fées" qui entourent le suivant, Mais, en 1991, pour constater que la reconnaissance par ses pairs fut instantanée. Rien moins que le gratin d'une certaine avant-garde new-yorkaise, dirigée par Arto Lindsay, participe à son enregistrement : Marc Ribot, John Zorn, Ryuichi Sakamoto, Bernie Worrell !
Chaque étape de sa carrière sera longuement mûrie. Marisa Monte impose la patience à ses admirateurs : seulement huit albums en plus de vingt ans. Aussi, cela fut une surprise de la voir, en 2006, sortir deux albums simultanément : Infinito Particular et Universo Ao Meu Redor.
Deux albums qu'elle juge complémentaires, le premier s'inscrivant dans sa veine pop-MPB, l'autre consacré au samba. Et pourtant, chez moi, l'un aura complètement éclipsé l'autre. Je les avais pourtant commandés en même temps sur Amazon, avant même leur date de sortie annoncée, mais voilà, Universo Ao Meu Redor ne quitta pas ma platine, laissant Infinito Particular dans l'ombre. Ce qui aujourd'hui est presque une bonne nouvelle : sans projet inédit de la belle à l'horizon, celui-ci reste une œuvre à redécouvrir (presque) comme s'il s'agissait d'une nouveauté.
Si Universo Ao Meu Redor est incontestable si haut dans mes albums préférés de ce début de Millénaire, on pourrait invoquer qu'une raison objective, quoique superficielle, l'y place. En effet, depuis que l'écoute devient une donnée quantifiable (!) avec le compteur d'iTunes, je constate que quatre titres d'Universo... y figurent parmi les vingt plus écoutés.
Plus sérieusement, Universo... s'impose à la fois parce que j'adore le samba et que je suis avec curiosité toutes les évolutions de la carrière de Marisa Monte, enthousiaste de chacune de ses réalisations, depuis l'époque de Verde Anil Amarelo Cor de Rosa e Carvão, en 1994, quand je la découvrais. C'est un véritable parcours sans faute que réalise Marisa, une carrière qui se trace sur l'étroite ligne de crête de l'excellence : tant dans ses albums personnels que dans son travail de production, pour Carlinhos Brown ou la Velha Guarda da Portela, chaque projet est une œuvre forte, marquante, éclairant les différentes facettes de sa personnalité.
J'ai eu la chance de la rencontrer, il y a une dizaine d'années, pour réaliser un entretien alors qu'elle était à la veille de se produire sur la scène du Grand Rex, à Paris. J'ai le souvenir d'une grande fille, très grande, professionnelle et disponible, qui expliqua sa démarche avec clarté, de son débit très rapide, et devint soudain beaucoup plus chaleureuse dès que l'entretien fut dans la boîte. En off, dès que l'on en vint à parler de cuisine, elle devint plus expansive. Je lui confiais mon goût pour les plats typiques que j'avais goûté en même temps que je découvrais Bahia, en particulier le bobo de camarão dont j'avais, dès mon retour, cherché la recette. Et je me souviendrais toujours de son conseil, tout simple : ne jamais oublier le dendê ! Loin de moi cette intention mais, désormais, à chaque fois que je cuisine un plat de poisson, ou un bobo, et que je commence à faire revenir mon poivron dans l'huile de palme orangée, ce dendê qui donne son goût si caractéristique à la cuisine bahianaise, j'ai une petite pensée pour Marisa Monte.
En deux mots, on pourrait dire qu'il s'agit de concilier la "ligne claire" de la pop aux racines samba. Sur Universo..., elle concilie ces deux aspects à merveille. Marisa Monte, c'est d'abord une voix. Une voix si claire, qui ne force jamais le trait, d'une élégance absolue. Sur ce projet, elle poursuit son entreprise de conservation d'une culture en voie de disparition. Depuis sa collaboration avec la Vieille Garde de l'école de samba de Portela, elle s'est livrée à un véritable travail de collectage et s'attache à laisser trace de ce répertoire de sambas jamais enregistrés jusqu'alors. De même ici, sur cet album, tous les titres sont inédits, même s'ils datent des années quarante ou cinquante.
Au milieu de ces chansons signées de vieux sambistes et sauvées de l'oubli, on retrouve des compositions récentes, comme le "Para mais ninguém" que lui offre Paulinho da Viola, le magnifique "Vai saber ?", signé de la plume de sa contemporaine Adriana Calcanhotto.
Marisa Monte, "Vai Saber ?", Universo Ao Meu Redor (2006)
Et, bien sûr, l'inspiration jamais tarie de cette triplette magique qu'elle forme avec Arnaldo Antunes et Carlinhos Brown fournit encore une fois quasiment la moitié des compositions de l'album, des titres qui ne se distinguent pas dans le traitement de ceux écrits il y a plusieurs décennies par Jayme Silva ("Meu Canário", 1950), Casemiro Vieira ("Perdoa, meu Amor", 1944), Argemiro Patrocinio ("Lágrimas E Tormentos", 1980) ou Dona Ivone Lara ("Pétalas Esquecidas, 1945).
Marisa Monte décrit cet album non pas comme un disque de samba mais plutôt comme un disque inspiré de l'atmosphère du samba, des thèmes qui lui sont chers : "l'amour, la nature, la musique elle-même, la condition humaine, les chants des oiseaux, l'arrière-cour, la convivialité par l'art". Ainsi, ce qui pourrait sembler simple chansonnette est, en fait, porté par une émotion à la portée universelle, comme avec cette histoire de canari qui pour accompagner la peine d'amour de son propriétaire ne chante plus "piu-piu" mais "ui-ui, ai-ai".
Tout au long de cet Universo Ao Meu Redor, Marisa Monte restitue à merveille ce miracle du samba : rendre la tristesse réconfortante.
Pour compléter, je reproduis ci-dessous l'entretien que j'avais réalisé lors d'un passage parisien, la veille de son concert au Grand Rex, en 2000. Même s'il fut réalisé à l'époque de son précédent album, Memórias, Crônicas e Declarações de Amor, elle y évoque déjà sa démarche conciliant pop et samba, ainsi que sa mission de sauvegarde d'un patrimoine musical populaire, menacé de disparaître avec ses auteurs et interprètes.
OC : Quelle est l'ambition de ce nouvel album ?
Marisa Monte : J'ai recherché une sonorité pop, ou une sonorité brésilienne pour la musique pop, avec une grande utilisation des percussions, ce qui est une conséquence directe de mon travail avec Carlinhos Brown. Il y a aussi un contrepoint avec la samba, Paulinho da Viola, Nelson Cavaquinho, les musiciens plus classiques et traditionnels... Une tension dynamique entre intensité et soulagement, entre poids et légèreté. Cela reflète la musique brésilienne qui est extrême et diverse. En un mot donc, la recherche d'une sonorité pop pour la musique brésilienne, contrebalancée par les influences plus classiques de la musique brésilienne.
N'était-ce pas déjà les ingrédients des précédents albums ?
M.M. : Je n'ai jamais utilisé autant les percussions. Nous avons enregistré à Bahia 8 percussionnistes jouant des surdos virados. Sur Cor de Rosa e Carvão, j'avais déjà utilisé les percussions mais elles étaient plus légères. Elles n'avaient pas autant de poids dans le groupe. Je ne cherche pas de rupture dans mon travail mais une évolution. L'expérience donne cette capacité de rester plus sensible, plus fidèle musicalement à soi-même. Il n'y a pas besoin de se réinventer à chaque disque. C'est bien d'évoluer. Ma carrière a évolué musicalement dans plusieurs directions et aussi vers un travail de production. Mon travail de productrice a été au-delà de mon travail de chanteuse . Aujourd'hui, je vais composer pour d'autres artistes et en produire d'autres. Il existe pour moi plusieurs manières de servir la musique. Ce n'est pas linéaire. C'est une nouvelle façon de s'investir et s'impliquer dans la musique et de se laisser prendre par la musique.
Ton travail de producteur t'a permis de travailler avec ce qui pourrait être deux extrêmes de la musique brésilienne : Carlinhos Brown et la Velha Guarda da Portela…
M.M. : Dans mon disque, tu peux sentir ces influences. Mon disque est une conséquence de ce travail. Ces deux productions ont été très importants pour faire ce nouvel album. La Velha Guarda, c'est cette présence du samba. Et Brown, c'est une des personnes les plus inventives et originales de la musique populaire brésilienne. J'ai beaucoup appris avec lui. Ces deux extrêmes étaient très importantes. Ce qu'ils ont en commun, c'est le grand amour que j'ai pour eux. Autant pour la Velha Guarda que pour Brown. Je les aime. Ma vie est meilleure avec eux. Je ne peux pas imaginer ma vie sans eux.
Produire la "vieille garde" n'est pas un travail pour son ego, est-ce un devoir de conservation d'une mémoire collective populaire ?
M.M. : Je l'ai fait parce que c'est un disque que je voulais écouter. Je savais déjà que la Velha Guarda n'intéressait personne. Elle était oubliée et n'avait pas enregistré depuis 1988. Je savais aussi qu'elle avait un très grand répertoire des années 40, 50 et 60. J'avais des curiosités. Ca fait 12 ans sans enregistrer et je voulais vraiment écouter ce disque. Je leur ai proposé une recherche avec pour conséquence ce disque. On dit au Brésil que le Brésil est un pays sans mémoire. Un homme politique va voler et 2 ans après les gens auront oublié et voteront encore pour lui. Alors, la valorisation de la mémoire est très importante au Brésil. J'ai fait un pont entre les plus jeunes et la Velha Guarda, pour ma génération et les suivantes, les gens de 18 ans. J'ai servi d'intermédiaire. L'album a été très bien accueilli et c'est un disque de référence. Pour les gens qui aiment le samba, ce disque va rester dans l'histoire. Je suis très fière de l'avoir fait car cette référence manquait.
En parlant de pont, Paulinho da Viola, dont tu reprends des chansons sur tous tes disques, en a tendu un également, entre toi et cette vieille garde, par exemple...
M.M. : Paulinho da Viola est merveilleux, c'est lui qui a fondé la vieille garde et il en est le parrain. Je vais jouer avec eux en décembre, il y aura la Velha Guarda, Ivone Lara qui m'a remplacé quand ils sont venus à Paris et Cesaria Evora. Nous jouerons gratuitement sur la plage à Rio et gratuitement dans un parc à São Paulo. Ce sera merveilleux.
Outre Paulinho da Viola, tes principales influences de cette génération sont-elles Caetano Veloso et Jorge Ben, que tu interprètes également sur quasiment tous tes albums ?
M.M. : Jorge Ben, Caetano, mais aussi Maria Bethânia, Gal Costa, Ivan Lins, Carmen Miranda. Gal est une grande artiste mais elle ne compose pas. Alors quand je chante Gal qui chante Caetano, ça reste la musique de Caetano.
On retrouve une forte collaboration avec Brown sur Memorias, Cronicas…, quelle a été votre manière de travailler ? Avez-vous longuement répété dans votre garage comme pour son album Omelete Man ?
M.M. : Il y a une musique que j'avais écrite avec Brown quand nous travaillions ensemble sur son disque. On a énormément répété tous les jours pendant 6 mois. Et on a composé beaucoup de musiques pendant cette période. On a envoyé à Arnaldo Antunes certaines musiques que nous avions composé pour qu'il écrive les paroles. J'ai aussi travaillé avec Lucas Santtana sur la chanson "Abololo". J'ai parfois fait des musiques toute seule, d'autres fois nous avons tout fait ensemble. Il n'y a pas de méthode particulière.
Les chansons écrites avec Carlinhos Brown ont parfois quelque chose de commun avec celles de son album où il faisait le "crooner"…
M.M. : Chacun est une référence pour l'autre. On peut sentir une influence réciproque dans le travail de l'autre.La chanson "Perdão você", par exemple, porte bien sa patte et aurait pu être sur son album, non ?
M.M. : C'est une chanson que Brown a co-écrit (avec Alain Tavarès, ndla) qui date de 12 ans et que jamais personne n'a enregistré. C'est une musique ancienne incroyable. "Agua também é mar", je l'ai faite avec Arnaldo et Brown, ensemble, en faisant tout ensemble, paroles et musique, et en s'entendant, ce qui est rare... Avec Arnaldo, généralement, je lui donne la musique et il écrit les paroles : "Não vai embora", "Beija eu", "De mais ninguém". Il fait seulement les paroles et moi seulement la musique. Là, c'est différent, nous avons travaillé ensemble. Chaque musique a une histoire. La musique a sa vie propre et tu ne sais jamais quel sera le résultat. J'ai parlé de ça avec Ernesto Neto, le sculpteur qui a fait l'œuvre que j'ai sur scène pour ma tournée. Sur son processus de création, il m'a dit que, pour lui, c'était la même chose. Il planifie l'œuvre mais après elle lui échappe et ce n'est jamais la même chose que ce qu'il avait pu imaginer au début. Il y a quelque chose qui se révèle et ne peut être contrôlé. C'est très intéressant et c'est pareil avec les chansons. Tu écris avec ce que tu as en tête et, après, le texte a sa vie propre...
Encore une fois, c'est Arto Lindsay qui a produit ton album. Comment se passe votre collaboration ?
M.M. : Il est très important. Il est plus invisible, il est une très grande référence esthétique pour moi avec qui j'échange beaucoup. Il n'a pas la même visibilité car il ne signe pas la musique mais il est aussi important et donne beaucoup d'inspiration. C'est quelqu'un avec qui avec j'aime bavarder et confronter mes impressions. Je lui demande toujours ce qu'il pense d'une chose, d'une personne, sur la musique brésilienne, les arts plastiques, le cinéma, la littérature… Je lui demande toujours ses impressions, il a un sens artistique très raffiné. C'est quelqu'un de qui je veux vraiment rester proche. Il a toujours des opinions très intelligentes. C'est pareil que Carlinhos Brown, il est sincère.
A-t-il le même rôle que toi avec Brown, aider dans le choix des morceaux, faire le tri, etc… ?
M.M. : Quand je suis la productrice, je suis au second plan et je dois comprendre ce que veulent les artistes et le révéler. Alors que quand je suis l'artiste, c'est l'inverse.
Arto amène toujours avec lui ses amis musiciens new-yorkais. Est-ce une ville qui t'attire, où tu aimerais travailler plus ?
M.M. : New-York est vraiment une ville atypique. Il y a les gens du monde entier là-bas, des Japonais comme Ryuichi Sakamoto, un Brésilien comme Nana Vasconcelos, des Américains de tous les coins des Etats-Unis. Tous les étrangers avec qui j'ai travaillé là-bas étaient déjà intéressés par la musique brésilienne avant que l'on collabore. La musique brésilienne a légitimé notre travail d'artiste. Des gens comme Arto et David Byrne ont permis de tendre des ponts entre la musique brésilienne et les Etats-Unis. J'ai aussi collaboré avec Césaria Evora. J'aime bien avoir des partenaires : la musique est un langage, c'est la communication. Bobo de camarão ! (En off, nous parlions de cuisine bahianaise. Après lui avoir confié que j'avais tellement aimé le bobo de camarão, un plat à base de crevettes, j'avais cherché la recette sur internet à mon retour de Salvador, elle me précisa que le dendê, l'huile de palme si typique, en est un ingrédient indispensable, d'où son allusion au bobo, ndla).
Le thème principal de ce nouvel album est l'amour mais de nombreuses chansons semblent parler de l'absence de l'être aimé…
M.M. : Non, ce n'est pas sur la passion, ou sur les relations entre deux personnes, c'est sur l'amour au sens large : la gentillesse, le pardon, la saudade, l'amour de la nature, de l'eau, l'amour en tant que sentiment constructif et libérateur. J'ai séparé les musiques que je préférais entre celles que je ferai avec Arnaldo, celles que je ferai avec Brown et, après, je me suis rendu compte que ça parlait d'amour au sens général. Ce sujet complexe qu'est l'amour. Alors je me suis concentré sur ce rapport ancestral entre la poésie, le chant et l'amour. Ca s'est manifesté de cette façon pour moi qui suis une chanteuse. J'ai trouvé ça très approprié dans un moment où au Brésil on parle de citoyenneté, d'écologie, de tous ces sujets qui parlent de façon indirecte de l'amour. Il parle en fait de l'attention qui est le concept qui traverse toutes les manifestations de l'amour. Les gens ont toujours pensé que le sujet inspirateur est l'amour, seulement traité comme passion. Cette lecture que je propose est intéressante, plus détachée de l'idée du couple. Ce sujet s'est imposé à moi involontairement. Au point que je prenne Déclarations d'amour comme titre de l'album. C'est un disque très personnel, qui reflète ce que j'aime, ce que je pense. Ce sujet reste toujours présent, il parle aussi de la passion, mais surtout de l'amour au sens large. Peut-être que la chose la plus romantique n'est pas d'imaginer un rapport idéal mais d'imaginer simplement un monde meilleur, un monde plus égalitaire, avec plus de fraternité, plus d'attention au prochain et à la nature. C'est très romantique et idéaliste...
Pourtant, on sent également un côté sentimental, un peu triste, dans tes chansons… Est-ce la condition d'une chanson d'amour d'être un peu triste ?
M.M. : C'est parce que c'est sur l'amour. C'est un sujet existentiel pour chaque être humain, il fait partie de la vie de chacun : c'est la solitude. Cela fait partie de ma vie, de ta vie, de l'individualité de chacun en rapport au monde, tout ça parle de l'amour. La recherche de l'amour, c'est la recherche de la fin de la solitude, la recherche d'une intégration, d'être intégré à quelque chose. Peut-être cela donne-t-il cette impression de mélancolie.
Propos recueillis par Olivier Cathus
(paru dans Cultures en Mouvement n°33, décembre 2000)
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