La notion de justice idéale serait-elle un leurre ? Amartya Sen, Prix Nobel d'Economie et professeur de philosophie à Harvard, en donne une démonstration claire par l'exemple (Télérama n° 3133, 27 janvier 2010)...
"Ce serait une erreur de penser que nous partageons les mêmes idées sur une justice idéale ! Prenons trois enfants qui se disputent une flûte. Comment décider qui doit la recevoir ? Anne la revendique parce qu'elle sait en jouer. Bob, parce qu'il est pauvre et n'a aucun jouet, et Carla, enfin, parce qu'elle l'a fabriquée. Si vous êtes égalitariste, et attaché à réduire les écarts entre les ressources économiques, vous l'attribuerez sans hésiter à Bob. Mais un libertarien (de droite) ou un marxiste (de gauche) défendraient plutôt Carla et son droit aux fruits de son travail. Quant à l'hédoniste utilitariste attaché à la recherche de l'épanouissement humain, il la donnerait à Anne, ou à Bob.
Chacune de ces voies est parfaitement fondée, et l'on voit qu'il est impossible de choisir LE chemin sans être arbitraire. Peut-être n'existe-t-il pas de dispositif social parfaitement juste qui nous permettrait de trouver un consensus impartial."
Ajoutons que si vous êtes collectiviste, opposé à la privatisation de la culture, vous penserez qu'il vaudrait mieux prêter la flûte à chacun des enfants à tour de rôle. Si vous êtes productiviste, adepte de la croissance, vous estimerez que tout serait tellement plus simple s'il y avait trois flûtes. Cependant, la cacophonie qui résulterait de ces deux visions vous incitera certainement à y réfléchir à deux fois avant de les adopter. La perspective de voir un enfant porter une flûte à ses lèvres risque surtout d'être un appel à l'injustice : la confisquer tout bonnement avant qu'elle nous vrille les oreilles.
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