Les amateurs de musique brésilienne le savent, le samba ne se réduit pas à la parade festive du carnaval. Parce qu'il est réellement l'âme du peuple brésilien, il l'accompagne dans ses joies et ses douleurs. Comme l'illustre l'immense Cartola, co-fondateur de la plus célèbre école de samba carioca et auteur des chansons bouleversantes d'émotion.
Ci-dessous, un article que j'avais publié lors de la ré-édition de son album Verde que te quero rosa...
En 1977, Cartola a 69 ans quand il enregistre Verde que te quero rosa, réédité aujourd'hui (RCA-BMG), et clôt une longue boucle de 50 ans, fidèle à ces couleurs vert et rose. Cartola est reconnu (à titre posthume) comme le plus grand sambiste de l'histoire. Sa vie est le vrai roman de la samba, elle trace son histoire de l'allégresse des défilés à des abîmes de tristesse, de la samba enredo à la samba dor de cotovelo.
En avril 1928, dans la favela nichée sur le morro de Mangueira, une des nombreuses buttes surplombant la baie de Rio, sept comparses se réunissent à l'initiative d'Agenor de Oliveira pour fonder une école de samba. Celle de Deixa Falar, la toute première, vient tout juste de naître que déjà apparaît la Estação Primeira de Mangueira. A l'heure d'en choisir les couleurs, quand le vert et le rose sont écartés, jugés inconciliables, le jeune Agenor s'insurge : "qui a dit que l'amour ne s'accorde pas avec l'espérance ?". Va donc pour le verde e rosa. Surnommé Cartola, en raison du chapeau de paille de coco qu'il portait, maçon, pour se protéger du ciment, il devient son directeur d'harmonie. "Chega de demanda", la samba enredo qu'il compose pour leur premier défilé, gagne le carnaval. La Mangueira devient très vite la principale et plus populaire institution carnavalesque du pays. Cartola est admiré de Heitor Villa-Lobos, chanté par Carmen Miranda et surnommé le "Divino" par la presse.
Pourtant, quand un jour de 1956 à Rio, le journaliste Sergio Porto croise un vieux noir maigre et marqué par la vie, et lui demande intrigué : "êtes-vous Cartola de la Mangueira ?", cela fait plus de quinze ans qu'il était oublié des uns, cru mort des autres. Il travaille alors de nuit comme laveur de voitures dans un petit garage d'Ipanema. Relancé par cette rencontre, il passe à la radio puis, en 1963, ouvre avec sa troisième femme Dona Zica, le Zicartola, un bar qui verra défiler sambistes traditionnels et jeunes adeptes de la bossa nova.
Ce n'est qu'en 1974 que le producteur indépendant Marcus Perreira offre à Cartola la possibilité d'enregistrer son premier disque solo. Trois autres suivront, dont celui-ci, l'avant-dernier. Des chefs d'œuvre absolus, indispensables à tout amateur de musique brésilienne. Cartola nous donne ici le plus beau chant d'une samba intimiste et crépusculaire. De cette samba d'une tristesse à s'en faire mal aux coudes : à attraper la dor de cotovelo, douleur de coude, à force d'être accoudé au bar à noyer ses chagrins d'amour. Connu aussi comme samba-canção, où le rythme parfois se fait presque aussi imperceptible que le discret "tchi-tchi" d'une boîte d'allumettes, la dor de cotovelo est toute consacrée aux bleus de la vie et de l'amour. "J'aime faire de la samba dor de cotovelo qui parle de femmes, d'amour et de Dieu parce que c'est ce que je trouve de plus important", disait Cartola.
Pour la première fois ici, Cartola a pu, sur ce disque, être accompagné d'un orchestre de cordes sur son fameux "Autonomia", où il se fait esclave consentant de l'amour : "rendre ainsi esclave un pauvre cœur nécessite une nouvelle abolition pour me rendre la liberté". Tout n'est pas sombre, la samba est encore entraînante. Et l'amour est parfois heureux aussi, comme pour "Nos dois", qu'il dédie à Dona Zica, son "vert et rose". Serein, sur l'émouvant "Pranto de poeta", il chante : "A Mangueira quand meurt un poète, tout pleure / Je vis tranquille à Mangueira parce que je sais qu'ici on pleurera le jour où je mourrai". C'est encore un euphémisme de dire qu'il ne triche pas : Cartola est.
Cartola, "Pranto de Poeta", Verde Que Te Quero Rosa (1977)
Olivier Cathus, Cultures en Mouvement n°50 (septembre 2002)
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