mardi 23 février 2010

Gonjasufi, mystique lo-fi

Un ermite rasta sorti du désert du Nevada pour poser sa voix chevrotante sur fond d'électro psychédélique, ça intrigue. L'album n'est pas encore dans les bacs que Gonjasufi, avec juste une poignée de 45tours à tirage très limité à son actif, aura déjà trouvé, partout sur la Toile, des apôtres annonçant sa venue. Ca bruisse, ça buzze, ça s'enflamme et ça gonfle les voiles d'une embarcation de fortune prête à surfer sur la prochaine vague médiatique...

Il arrive, précédé d'une réputation de mystique, et son album est présenté par le site de Vibrations comme "une sorte de testament liturgique d'un gourou repenti". D'après quelques éléments biographiques grapillés sur le web, Gonjasufi serait un ancien professeur de yoga, installé dans le désert du Nevada : point.


Tout cela sort de l'ordinaire, de ce mystère naît une curiosité, certes. Mais si Gonjasufi suscite cet intérêt, c'est aussi parce qu'il bénéficie de la réputation de son label, Warp, et de celles de ses partenaires, Flying Lotus en tête. De plus, les premiers convertis l'ont été par du tangible, la musique. La dimension spirituelle imprégnant l'album nous inciterait à l'appréhender en tant que syncrétisme, à la façon dont les religions vont parfois se construire en intégrant des éléments hétéroclites. Ainsi l'album se révèle véritable Objet Sonore Non Identifié, et balance une musique envoûtante, hypnotique, résolument lo-fi, où les beats d'un hip-hop électro expérimental vont fournir la trame organique sur laquelle les sons du monde entier viendront contribuer à la couleur mystique du projet.


Le titre de l'album est déjà porteur en soi d'un curieux programme : un soufi et un tueur. Quel lien peut bien établir Gonjasufi entre le soufisme, qui vise à s'approcher de la divinité par l'extase, et un tueur, dont le rôle serait d'annihiler pareille élévation ? Quel paradoxe. On se creuse les méninges en essayant d'y comprendre quelque chose, on postule qu'il faudrait peut-être interpréter ce paradoxe comme significativement post-moderne (si nous voulons bien admettre que le Zeitgeist est à l'oxymore). Après tout, ça ne peut pas faire de mal de se prendre la tête, c'est toujours un bon petit exercice ludique pour s'activer les neurones mais, après mûre réflexion, il est, à mon sens, inutile de chercher ici midi à quatorze heures : le titre de l'album renvoie à quelque chose de beaucoup plus prosaïque, il n'est que le rappel de la collaboration entre un interprète et son Pygmalion, soit Gonjasufi et The Gaslamp Killer. Tout simplement. Le Sufi et le Killer, cqfd.

En effet, si d'autres producteurs interviennent, comme Flying Lotus et Mainframe (un bon pseudo de geek pour ce proche de feu Jay Dee), il semblerait que The Gaslamp Killer soit le principal collaborateur de Gonjasufi, ou du moins celui qui l'a aidé à accoucher, pour la première fois, de ces visions...

Car Gonjasufi, de son vrai nom Sumach Ecks, ne serait pas né de la dernière pluie. Comme il le confesse sans ambages sur le site de Warp : "pour parvenir à cette conviction derrière les mots, ça m’a pris 30 ans de frustrations et de désespoir… des tests de foi continuels. Une lutte de tous les jours, vous savez. Une énergie réprimée qui, tout à coup, a trouvé le parfait moyen pour s’exprimer… Elle a continué. Et depuis elle s’écoule continuellement, vous voyez ?". Oui, oui, on voit.


Cette vidéo et les quelques photos circulant sur le net nous permettent de mettre un visage sur cette apparition. Pourtant, quelques doutes subsistent : Gonjasufi serait-il un canular, l'identité d'emprunt d'un DJ ou musicien souhaitant mener ce projet de l'ombre ? Si la question se pose, c'est d'abord parce que Gonjasufi semble sorti de nulle part, ensuite et surtout, parce qu'un précédent récent est encore dans les esprits : le cas fameux de Clutchy Hopkins, ce vieux baba barbu défraîchi, derrière lequel se serait dissimulé un fameux DJ et quant à l'identité duquel les spéculations allaient bon train (Madlib ? DJ Shadow ? Cut Chemist ? Shawn Lee ? Money Mark ?), inciterait à prendre avec précaution le phénomène. Dans le cas de Gonjasufi, j'ai lu un commentaire (sans conviction, il est vrai) qui soupçonnerait Sufjan Stevens de se cacher derrière ce projet...

Après tout, sous ses airs de rasta hirsute, Gonjasufi pourrait bien être le premier bum venu. Les épreuves endurées dans la rue entraînent parfois chez ce type d'individu une tendance à prophétiser, même si le propos n'est le plus souvent qu'un délire incohérent, notamment parce que les troubles psychiatriques sont une caractéristique fréquente de ce type de population, et que le délire mystique en est une des manifestations possibles. Mon hypothèse est plus banale, c'est simplement un type ayant grandi avec le hip-hop qui, par la suite, a cheminé dans sa tête, si je puis dire.

Mais, même s'il n'y a pas d'usurpation d'identité, que Sumach Ecks a bien pris le nom de Gonjasufi pour exprimer sa prose illuminée, ma rigueur de sociologue devrait m'inciter à prendre de la distance avant de commenter cette sortie, à vérifier les infos. Exercice délicat, surtout que l'album n'est pas encore officiellement sorti, malgré les fuites habituelles sur le net. En fait, il faudrait observer la manière dont circule l'information. On constaterait qu'il n'y a finalement qu'une ou deux sources à l'origine des abondantes occurences de Gonjasufi sur le net. Comme point de départ journalistique, on pourrait identifier un bref article de Ben Ratliff, dans le New York Times, organe de référence s'il en est, du 5 février et, depuis, abondamment repris et commenté par les internautes. Tout y est déjà dit. Après, le nombre important des commentaires vient témoigner de la fascination exercée par notre illuminé du désert et par sa musique. Partant de là, on pourrait analyser cette fascination à la façon d'une rumeur. Ainsi, comme pour la rumeur, il s'agit là d'une "reconstruction par amalgame de motifs présents dans l’imaginaire" (Véronique Campion-Vincent et Jean-Bruno Renard, De source sûre : nouvelles rumeurs d’aujourd’hui). Et ces motifs sont ici nombreux : quête de spiritualité et lassitude du matérialisme, attrait pour la figure de l'anachorète à l'heure où certains voient dans la décroissance une alternative à l'impasse dans laquelle s'enfonce notre société de consommation, fascination pour le désert dont la rudesse serait un symbole fort de cette décroissance et d'une vie dépouillée de ses oripeaux superflus, vieux rêve d'un hybride où la technologie brancherait ses câbles d'alimentations sur des racines culturelles ancestrales, etc...

Soyez certains que nous ne sommes qu'au début de cette déferlante. Les médias français vont très vite emboîter le pas à ce buzz, la presse spécialisée dans un premier temps, puis viendront ensuite, les publications généralistes, y compris certaines un peu ringue, comme peuvent l'être les hebdos à la papa, type Nouvel Obs'...

Lors de ma première impulsion à m'exprimer sur cet album, j'ai eu comme une réticence. Je me sentais comme pris d'un élan de panurgisme, comme un mouton pris dans le troupeau avec en guise de berger un hirsute bonhomme ne sachant même pas chanter, à vouloir ainsi réagir à quelque chose de l'ordre de la rumeur, sans rien avoir de plus à en dire que ce que j'avais déjà pu lire jusque-là sur le sujet... Alors que je choisissais de ne pas m'exprimer, de ne pas céder à ce qui me serait apparu comme un réflexe "moutonnier", j'écoutais avec attention les paroles d'un titre de l'album qui s'intitule justement "Sheep". Gonjasufi y déclare "I wish I was a sheep instead of a lion". Il rêve d'être un mouton plutôt qu'un lion, car au moins il n'aurait pas besoin de tuer pour se nourrir. Et de décrire sa fascination pour le gentle sheep, qui aurait besoin d'être rapide sur ses pattes pour ne pas être dévoré... Avant que la conclusion du morceau ne révèle qu'il s'agit en fait, de ce que j'en ai compris, de la rêverie du lion qui terrorise tout le monde et ne serait pas prêt à inverser les rôles. Il s'avère également que ma contribution sera également celle du lion plutôt que du mouton. Lion cosmique moi-même, je m'empare de cette proie de choix et la décortique, la déchiquette méticuleusement de mes crocs rompus à l'ouvrage, lui fend la panse d'une seule de mes griffes pour voir ce qu'elle a dans le ventre. Bon, calmons-nous, réfrénons un brin notre instinct musicarnivore, mais décortiquons tout de même cette si curieuse bête qu'on en croirait une chimère.

Avant de dire que j'écoute en boucle certains des morceaux de cet album depuis que je l'ai découvert, je dois d'abord préciser que rien ne m'insupporte plus que les types qui ne savent pas chanter et Dieu sait qu'ils sont nombreux. Or Gonjasufi ne sait absolument pas chanter. Pas dans le sens conventionnel du terme en tout cas. Si au moins il avait un flow, même pas. Mais il a la conviction. Et justement grâce à cette voix, cet album est habité. Présenté comme un gourou, il n'est pas du genre tribun. C'est plutôt à une petite voix plaintive et chevrotante, lointaine, que nous sommes confronté tout à long de cet album. Il semblerait qu'il y ait eu une charte graphique, ou sonique, précise qui soit posée comme cahier des charges lors de l'enregistrement : la voix sera étouffée, passée au travers d'un filtre cradingue. Un peu comme si Gonjasufi avait passé toutes les sessions de l'album à chanter dans un porte-voix fatigué, enfermé dans la pièce à côté du studio. Un effet bien décrit par l'article du New York Times, une voix "quivery, blithe, at half-tempo to the song, overmodulated but seemingly faded through re-transmission, an audio copy of an audio copy. It doesn’t sound like the thing you’re supposed to be focusing on. It sounds like an extraneous sample, perhaps from a movie, definitely from the days before digital. But that’s the voice of Gonjasufi himself". Une voix comme effacée par une bande usée, comme la copie de la copie.

En semblant s'éloigner, an audio copy of an audio copy, en paraissant ailleurs et loin, Gonjasufi parvient à provoquer un effet de rapprochement avec le spirituel qui anime son art. On sait ainsi que, dans les musiques religieuses, l'éloignement des musiciens, souvent hors de la vue, contribue à accentuer l'idée que ces musiques puissent être célestes, en les préservant de ce qui serait une interférence humaine. On sait également que dans les musiques traditionnelles sacrées, on dispose de nombreux procédés pour modifier le timbre de la voix, ou des instruments. Le grand ethno-musicologue André Schaeffner revient fréquemment sur l'idée du son qui serait comme un masque. Ainsi, dans son ouvrage de référence Origine des Instruments de Musique - Introduction ethnologique à l'histoire de la musique instrumentale, il insiste sur l'universalité de l'effet-mirliton. "La déformation de timbre par le mirliton est pour le chant ou la déclamation ce que le masque est pour la danse". A savoir, le son produit permet d'être un Autre. On voit l'importance que cela peut avoir dans le cadre d'une cérémonie rituelle, comme nous l'avons dit plus haut. Par exemple, on pourra considérer dès lors que c'est la voix d'un esprit, d'un ancêtre, d'une divinité, etc... qui se fera entendre par le biais du mirliton. Nous touchons bien là à quelque chose de plus essentiel que le simple jouet d'enfant auquel la tradition occidentale a désormais cantonné le mirliton. Chez Gonjasufi, c'est cette espèce de porte-voix aux batteries fatiguées qui fait office de "mirliton".


On retrouve en tout cas chez lui cette invocation des esprits, notamment sur ce titre marquant de l'album, "Ancestors", produit par Flying Lotus. De la même façon, on entend des voix enregistrées et samplées sur A Sufi And A Killer. On pensera peut-être à l'inévitable My Life In The Bush Of Ghosts pour le procédé. Ici, on retrouve par ce biais les échos de cultures lointaines, une voix flamenca mise en boucle, un bout de chant qawwali, authentique musique soufie celle-ci, qui prennent des airs fantomatiques, comme l'écho d' "esprits connus et inconnus", de Spirits Known And Unknown, pour citer le beau titre d'un album de Leon Thomas.

L'autre élément de la "charte graphique" de l'album serait son traitement résolument lo-fi du son. Outre le filtre qui voile le chant et les élucubrations de Gonjasufi, tout l'album quasiment est recouvert de ce crépitement de disque vinyl si couramment utilisé pour donner du grain, un crépitement dont l'intensité varie, allant des dernières braises à l'embrasement des bûches, comme une couche de poussière, comme le témoignage exhumé d'un temps lointain. Un indéniable côté Art Brut, à savoir l'œuvre de quelqu'un foncièrement étranger à la culture artistique et qui serait authentique création, sans le travers du mimétisme qui serait, selon Dubuffet, le propre de l'art "culturel".



Pourtant, les références sont sollicitées pour décrire ce curieux objet sonore et s'entendre pour le décrire comme éléctro psychédélique lo-fi. On y retrouvera aussi du rock, des ballades déchirantes et même une sorte de funk. Si le Guardian le décrit comme "Screamin' Jay Hawkins qui reprendrait MIA et remixé par Portishead", on pourrait aussi citer Captain Beefheart, comme je l'ai lu sur Fluctuat Net. Voire Lee "Scratch" Perry et ses élucubrations couinantes tout aussi mystiques que celles de Gonjasufi. D'ailleurs, à une voyelle près, on pourrait imaginer que ce chamanisme doit lui aussi beaucoup à cette technique archaïque de l'extase qu'est l'intoxication au chanvre, décrite par Mircéa Eliade dans son livre sur le chamanisme.

S'il confesse avoir mis longtemps, dans la douleur, à trouver sa voie, son auteur a désormais de hautes ambitions pour sa musique, mystique quoi :
"J’aimerais que cet album atteigne ses auditeurs à tel point que s’ils se trouvaient sur le rebord de la fenêtre prêts à sauter et qu’ils entendaient une de mes chansons ils se diraient ‘attend - Je dois réévaluer la situation…’. Je prierais pour que les gens trouvent la capacité de se trouver par la musique."
Rien moins.


A Sufi And A Killer (Warp), disponible le 8 mars
Le nouveau site de Gonjasufi : www.sufisays.com

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