mercredi 16 novembre 2011

Malka Family (4/4) : un entretien avec Dany-O, bassiste (1991, 20 ans après)


Je ne suis pas nostalgique, ce n'est pas mon tempérament mais j'ai commencé cette série parce que 1991 fut un bon millésime musical et que vingt ans donnent le recul nécessaire pour évaluer ce qui s'est joué cette année-là. Personnellement, il y a vingt ans, je commençais une thèse de sociologie. Elle allait m'occuper une bonne partie des années quatre-vingt-dix, parce qu'à côté de cette entreprise de recherches, il fallait bien travailler pour vivre et, jeunesse oblige, se la couler douce tout en menant une vie de bohème. A la base, mon sujet, c'était les musiques populaires. Mais, outre ce que je découvrais de sociologiquement passionnant sur le funk, l'ambiance des concerts, notamment ceux de Malka Family, m'a incité à recentrer cette thèse sur le sujet.

Je suis toujours un peu long à sortir de ma coquille, maudite timidité oblige, mais il s'imposait que je réalise un entretien des membres de Malka Family pour ma thèse. Nous devions déjà être en 1995 car j'avais déjà bien avancé dans mes recherches bibliographiques alors que, dans le même temps, mon observation participante menaçait de basculer dans la participation observante, quand je me décidais à prendre contact. Pour un entretien semi-directif, comme on dit. C'est-à-dire où on laisse s'exprimer sur la longueur son interlocuteur, en s'autorisant quelques relances... Abordé lors d'un concert, c'est Daniel, le bassiste, qui devait se prêter au jeu, d'autres devant nous rejoindre pour participer à la conversation. Le rendez-vous avait été pris chez lui. Il avait été fixé en fin de matinée. Il habitait dans le XIe, vers la station de métro Philippe Auguste, dans un bel appartement tout récent de l'OPAC. Daniel, aka Dany-O, était le bon client pour ce type d'échange. Avenant, bavard, très sympa, il avait bien voulu prendre le temps de me présenter l'aventure Malka Family. Quand tout ça fut terminé, il avait bien mérité de recevoir un exemplaire de mon bouquin...


Voici l'intégralité de cet entretien. C'est pour le coup un véritable entretien-fleuve. Il s'agit d'un témoignage précieux où sous la légèreté et le ton détendu des propos se dessinent une vision de la vie en quête d'harmonie sociale, étrangère aux calculs égoïstes... Nous avions tous une vingtaine d'années, nous dirions peut-être les choses différemment aujourd'hui, maturité oblige, mais je reste persuadé que personne ici n'a trahi ces valeurs de jeunesse et c'est bien ça le plus important...

O. C. : Au départ je voulais savoir comment vous aviez commencé Malka Family puisque apparemment vous êtes tous copains.

Daniel : Ben voilà, ça a commencé comme ça, à l’école. En grande partie... La première personne que je connaissais du groupe, c’est Joseph, le guitariste, puisqu’on habitait tous les deux à côté à Daumesnil. Et lui, il faisait déjà des fêtes. Les premières fêtes, c’était Chez Roger Boîte Funk, il disait 'tiens, on fait une fête samedi, tu peux venir, tiens des invits’ machin...'. Et ça, c’était le Lycée Arago. Il y avait les autres aussi, d’un autre lycée. Je crois que Joseph connaissait du monde au lycée Sophie Germain. Et il y avait la grande bande de Saint-Paul qui se connaissait du lycée. Donc, c’est toujours pareil quoi, l’école...

O. C. : Vous êtes vachement branchés sur Saint-Paul, non ?

Daniel : On commence à évoluer aussi, on ne va pas y rester tout le temps, mais le truc, c’est qu'à la base, y’en a pas mal qui étaient sur Saint-Paul, une majorité au début. Et il y a aussi le petit côté village du quartier, le fait que les gens s'y sentent bien. Mais en fin de compte, c’est surtout quand on va à l’étranger qu’on s’en rend compte, 'vous venez de Paris ? Paris même ? Quel quartier ?'. Et puis voilà, il y a un peu tous les quartiers, j’étais à Stalingrad avant, François aussi. Là je me suis rapproché de Saint-Paul, je prends le 76 et je suis tout de suite là, les rendez-vous se passent presque tout le temps là.

O. C. : Vous avez des lieux, des endroits fétiches ?

Daniel : Ben, c’est même pas fétiche, c’est juste la plus belle terrasse, où il fait beau, où tu t’es pas fait renvoyer la semaine d'avant parce que t'as vu un copain et que tu lui a dit 'va-z’y, installe-toi là' et que les patrons ont pas eu l’impression que tu leur volais leur terrasse. Parce que, sinon, ça arrive assez souvent, tu t’installes, il fait beau, tu te mets là, tu commences à être cool, tu rigoles et c’est : 'est-ce que vous pouvez retirer vos pieds s’il vous plaît, ne mettez pas la chaise comme-ci, s’il vous plaît'. Mais Saint-Paul reste toujours le lieu, le Jean Bar, le Dôme pas trop, mais le Jean Bar c’est sympathique. Les terrasses sont belles, à chaque fois y’a plein de jolies filles qui passent quand il fait beau, t’as les copains, c’est bien.


O. C. : Et, dans les moments que vous passez ensemble, vous vous installez souvent en terrasses?

Daniel : Ben, des moments ensemble, on en a pas mal, surtout avec les répèt's. Et on est parti en vacances ensemble. Y’a eu plusieurs groupes : il y en a qui sont partis en Inde (le batteur, le trombone, un copain, deux copines), nous, on est parti dans les Cévennes avec la choriste, Rico, qui joue de la guitare, Gilles la trompette, ma copine et une autre copine. Il y en a un autre qui est arrivé, moi qui suis revenu, donc c’est comme une famille... Ceux qui sont restés à Paris se sont vus aussi. Et encore par rapport à ce qu’on aimerait faire, on est encore assez 'petits bras', assez limités...

O. C. : Ca fait combien de temps que vous vous connaissez ?

Daniel : Avec Joseph, ça fait depuis la Première, ou la Seconde, ça fait longtemps, plus de dix ans. C’est pour ça aussi que ça s’est vachement bien passé quand on s'est auto-produits. Dans la mesure où on se connait depuis longtemps, tu peux te dire les choses franchement : 'tiens, toi qu’est-ce que tu penses de ça ? Et ça ? Ah ? Moi je pense pas, c’est pas intéressant'.  A la limite tu dis pas 'merde' de la même façon à quelqu’un que tu connais depuis dix ans et à quelqu’un que tu viens juste de rencontrer.

O. C. : Et aux débuts, est-ce que vous aimiez déjà le funk ?

Daniel : Ouais, il y avait déjà la musique. Et très vite, ça a été : 'ah, super tu fais de la musique, on va monter un groupe'. Au départ, moi, ce que je voulais, c'était monter un groupe alors qu'il y en avait d’autres, genre Joseph, Laurent, qui étaient plutôt partis dans un côté 'on va faire des fêtes, on loue une salle, ça marche, nanana'... Y’a l’histoire de la boîte qu’ils avaient fait qui a eu une certaine ampleur aussi. Y’a eu le fait de faire des soirées aussi,. Tout cette ambiance de soirées. Tu sors, tu rencontres des gens. C’est le lien du soir. Tu es pris dans une espèce de courant où il y a 'les gens que tu rencontres le soir', comme si c’était une grande rue et que, le soir, tu sais que tu vas rencontrer des gens. Le soir, c’est ça... Untel : 'ah je t’ai déjà vu dans telle soirée', tactactac, et ça t’amènes à faire des choses ensemble. Mais, au départ, l'idée, c’était d’organiser des fêtes, des soirées, et d’aller dans des fêtes, de s’y rencontrer. Le nombre de fois où, quand je 'squattais' à Saint-Paul, que j’étais sans nouvelles des autres depuis longtemps, je sortais dans la rue et, là, je rencontrais Joseph avec des copains, 'tiens, on va faire quelque chose ensemble, super'. Et, genre, trois semaines après, on se retrouve à une soirée : 'tiens, qu’est-ce t’as fait depuis ?', etc...

O. C. : A cette époque, vous jouiez déjà ?

Daniel : Plus ou moins, à l’époque je sais que j’allais voir Stéphane, le clavier, qui apprenait le jazz. Joseph, sa première guitare on l’a achetée ensemble, on a fait la première répèt’ ensemble, donc c’est venu petit à petit ce genre de choses. T’es à l’école, tu t’amuses et puis y’a tous ceux qui se retrouvent vers la fin de la classe, les derniers rangs qui se retrouvent plus tard. On a commencé à jouer mais dans Malka c’était la première fois où on faisait ça de façon plus ou moins sérieuse. Au début, c’était pas sérieux du tout, des gens comme Woody, c’était la première fois qu’il jouait. Tu vois l'écart entre le fait de travailler ses gammes à la maison et de se dire 'tiens, on va jouer avec des gens'. Au début de Malka, je prenais des cours à Nancy, dans une école de musique, puis je redescendais le weekend répéter à Paris. Puis, j’ai laisser tomber l’école quand j’ai vu que je m’éclatais plus à Paris même si j'en connaissais moins plutôt que monter à Nancy avec des mecs qui étaient chiants, juste branchés sur la technique, le côté sérieux et professionnel de la chose.

O. C. : A Nancy, c’était jazz ?

D : C’était musique moderne, c’était la première école qui était pensée comme ça, avec des gens qui jouent de la musique professionnelle, vraiment internationale, comme le guitariste de Chick Correa ou des types comme ça. Ils passaient à l’école : 'oui, moi je joue comme ça, salut'. Tu te retrouves en contact avec ce genre de musiciens. En France, il faut démocratiser en France déjà le mot 'musicien', que ce soit pas seulement du balloche. Parce que c'était ça, dans les années 50, 60, c'était une étape : tu fais du balloche, tu montes à Paris, tu touches untel et puis voilà... Mais c’était bien quand même cette école, j’ai appris pas mal de choses là-bas. La simple lecture de la note et la mise en place. Mais, comme c’était le début, c'était un peu long...

O. C. : Dans Malka, est-ce que chacun a pris des cours pour son instrument ?

Daniel : C’est-à-dire qu'on vient d'univers différents. Par exemple, Gilles le trompettiste a fait le conservatoire. Il est super jeune, il doit avoir vingt ans, un truc comme ça. Rico, rien à voir, lui, il jouait avec Washington Dead Cats, plus rockabilly, plus rock, et il est venu avec nous. Il a découvert le funk aussi, il nous a dit : 'ah, je pensais que le funk c’était blablabla...'. Et puis, c’est toute une vie aussi, c’est la vie qu’on mène. Donc ça a développé ce côté-là. Et puis, on se refile des cassettes. Là, Gilles joue du jazz avec nous, donc pareil tu sautes sur chaque occasion pour découvrir de nouveaux trucs. On a un percu qui commence à jouer avec nous, il débute en salsa, il apprend la salsa et donc il apprend la rythmique et le côté solfège dans la rythmique par la salsa. Je prends des cours de chant aussi. Avant je faisais 'la' dans ma chambre comme un forcené, puis tu découvres autre chose dans la musique, tu laisses tomber la basse pour clavier, tu t'intéresses aux harmonies, etc... Ca vient au fur et à mesure. Les seuls cours qu’on prend vraiment, c’est des cours de chant. Des cours de chant parce qu’on s’est rendu compte que, techniquement, tu peux pas y arriver. La musique encore, tu peux jouer et t’amuser ensemble, mais il y a trop de choses sur la voix en tant qu'instrument. Donc on prend des cours et aussi on chante avec d’autres personnes. Et puis, on a rencontré pas mal de gens depuis le moment où on beuglait plus ou moins ensemble. Y’a une américaine aussi qui est venu chanter avec nous, une choriste mais en fin de compte c’était plutôt une lead alors que nous on cherchait plutôt une choriste. Voilà, et au fur à mesure, en travaillant avec des gens qui n'ont rien à voir avec notre univers, on s’est rendu compte de plein de choses. Avant on commençait avec des bœufs... puis tu dégages autre chose. C’est ça aussi, c’est le travail que tu veux faire donc il faut rencontrer d’autres gens et te forger à autre chose. Par exemple, les cuivres travaillent beaucoup en ce moment. Et notamment Laurent, le trombone, qui est le plus jeune, ce qui prouve qu’on peut faire pas mal de choses, parce qu’il travaille uniquement avec une bonne méthode de travail. Et là, ils ont enregistré avec des Anglais, une autre fois avec Dee Nasty. Donc, petit à petit, on découvre, on apprend. Au début, le groupe on l’a pris comme une école, un peu Big Bazar, on se retrouve à la maison... On se retrouve, on joue.
(Saïd le choriste arrive)
D : Pour l’instant, y’a deux choristes et puis on chante plus ou moins tous. Ca fait longtemps qu’on a des histoires avec les choristes, depuis le début, quand on a commencé. Y’avait trois choristes, trois filles et ça a changé de formes assez souvent, la place est dure apparamment.

(Je présente mon sujet à Saïd, en parlant de la variété d'univers musicaux des membres du groupe)
D : C’est large les univers, et puis y’a des trucs différents. Par exemple, les hard-rockers au niveau sociologique ça doit être trop rigolo. J’ai joué avec des hard-rockers. C’est chargé ! Alors qu'on pense pas que ça soit aussi chargé.

O. C. : Sinon pour revenir sur l’évolution musicale, au départ on voit Malka comme la formule P-Funk, est-ce que ça s’ouvre plus maintenant ?

D : Eh ben non, c’est même pas ça, c’est chacun... T’as une notion, enfin pour moi, c’est une notion qui évolue au fur et à mesure, c’est la formule, la notion de fusion... C’est-à-dire qu’au début t’arrives avec tout ce que tu as mais tu ne peux pas tout sortir en même temps et puis tu sais pas non plus comment le sortir et. disons que, au fur et à mesure, y’a des choses que tu joues chez toi dans l’intimité et il y a des choses que tu joues devant les gens et puis, petit à petit, t’es tellement bien avec les gens et tellement tu prends l’habitude que  tu lâches tout, tu peux tout sortir, même les choses qui sont chargées d’intimité et que tu prépares tout seul. Et je pense qu’au fur et à mesure, la fusion se fait sur des choses plus profondes. Au moins pour moi, hein ! C’est pas qu'on est plus funk, ou plus P-Funk, c’est qu'on a évolué. Et on regarde comment ont évolué les autres, et naturellement tu retrouves des mêmes choses. Comme le côté P-Funk, t’imagines des gens ensemble qui font les fous et qui se lâchent, ça nous fait penser un petit peu à ce qu’on fait. Et quand t’écoutes musicalement y’a des éléments que tu retrouves, nous on utilise plus ça comme des notions, des repères que comme des guides. Au début si tu connais pas et que tu découvres, tout à coup, tu dis 'ouais, c’est un peu comme nous, c’est mortel !' Mais c’est des gens qui ont fait ça plusieurs années avant nous dans un autre contexte, avec d’autres réalités et il en est sorti leur musique. Nous aussi, comme on est ensemble et qu’on se frotte un petit peu les uns les autres, on a envie de laisser sortir quelque chose qui reflète ce qu’on vit.

O. C. : Au début, aviez-vous des influences précises ?

D : Au début, c’était '3, 4' ! A la répète, y’avait Joseph qui avait l’habitude de jouer, qui jouait dans Human Spirit, il avait l’habitude des formations à plusieurs, il nous a bien aidé : 'toi ça! Non,' c’est pas ça!... Ah ouais, d’accord ! Je te l’avais dit !', tu vois, des plans comme ça. T’as la notion de respect intérieur, comme on est des copains c’est... tu peux tout de dire. Et s’il y’en a un qui abuse tu dis : 'eh, calme-toi, etc...', et puis, on en rigole. Donc, même au niveau musical ça évolue. Mais desfois à douze, c’est sûr aussi que c’est dur de trouver une place pour chacun. Ce qui fait qu’il y a les premiers éléments, il y a tout ce qui sort au début puis, une fois que tout est sorti, t’as envie de sortir autre chose et de passer par une phase plus profonde.

Donc au début on n’avait pas de truc très précis. Ou plutôt si : l’élément indispensable, c’est 'faut que ça tourne' ! Voilà, c’est 'faut qu’ça tourne', c’est-à-dire musicalement, c’est-à-dire même si c’est une phase de hard rock, faut que ça tourne. C'est important, surtout avec le truc qu’on fait en plus, surtout, le P-Funk... Parce que nous on vient de plein de trucs, funk, disco. Je te dis comment j’ai commencé ? C'était rock, j’ai joué avec des mecs de hard-rock et puis t’arrives pas avec des trucs préconçus genre 'ouais, ça ça marche pas !' Le jazz ? On joue, on sait pas comment ça marche donc on s'exprime quoi ! Tu peux être heureux ou énervé ou ci ou ça, y’a pas de honte. D’ailleurs, on essaie d’aller encore plus loin dedans, c’est-à-dire qu'on s’est rendu compte qu’au début, même si on était ensemble et ouverts, ça restait assez fermés. Donc maintenant, le but c’est d’ouvrir encore plus. On s’en rend compte au fur et à mesure qu’on évolue dans la musique, le fait de jouer avec des gens qui font de la salsa, du jazz. Le but, c’est de faire un truc ensemble, donc faut pas avoir peur de ce que t’entends.

O. C. : De toutes ces différentes musiques, quel est le fil avec le funk ? Jazz etc...

D : Y’en a plein, y’a le côté urbain. Avec le jazz, y’a le fait que tu racontes... C’est une façon de parler aussi, parce que dans une ville, tu ressens beaucoup de pression mais quand tu te retrouves ensemble, t’es pas obligé de dire : 'oh beurknananère malaise !'. Ca passe par la musique, c’est des choses que tu peux pas exprimer vocalement, ou alors tu t’exprimes différemment si tu l’écris, c’est pour ça qu’il y a le texte qui va avec la musique. Mais, pour nous, il y a toujours la notion de copains. Il y a aussi la notion 'jeune' mais être jeune, c’est là (il montre sa tête), c'est dans la tête. C’est à dire y’a des gens qui ont...70 ans et...

O. C. : ... Genre Clinton !

D : Oui, voilà. Cette ouverture... Et puis, au début tu comprends pas comment ça se joue le jazz, le funk... Et puis, tu t’habitues et ça fait avancer les choses.

Et il y a le côté culturel aussi, qui est super important. Le côté culturel...Le lien qu’il y a entre... le fait que ça vienne déjà du passé ça te fait réfléchir, ça te fait imaginer à comment c'était à cette époque, ça te replace dans un contexte différent. Ne serait-ce que la musique, ça te met ailleurs, ça peut te faire partir très loin, comme ça peut te faire imaginer d’autres choses.

O. C. : Puisque tu parles du lien avec le passé, est-ce que ça vous rappelle les origines afro-américaines, le côté américain et noir.

D : Ben, disons que ça, bien sûr, on s’en rend compte, déjà le côté américain parce qu’on fait à la base de la musique afro-américaine. Tu peux pas faire du funk en ne voyant que le côté danse, disco. On écoute pas mal de funk, tu vois les textes, la façon dont untel va traiter un sujet, tu sais aussi comment les gens le traitaient à l’époque, et t’écoutes les textes de Gil Scott-Heron, ce genre là, même si je connais pas beaucoup... Pour le rap, assez souvent, t’as l’impression que c’est la même chose, toujours la même chose, rien que la même chose mais les temps ont changé, la technique a évolué donc c’est différent. Avant, on faisait du jazz avec une contrebasse, maintenant tu la feras avec un sampler mais les sentiments qui passent à l’intérieur sont pratiquement les mêmes, ce sont toujours les mêmes, ils évoluent, se sophistiquent un peu plus mais à la base ce sont les mêmes.

O. C. : Le blues aussi ?

D : Ouais, disons que le côté blues, nous on l’a moins. Mais j’ai travaillé dans un studio de musique et ce que j'ai remarqué c'est que c’est bien typique à la France le blues. J’ai l’impression que c’est la musique underground la plus commune. Ouais, en allant dans les studios, le nombre de personnes qui savent jouer du blues, c'est incroyable. C’est un mode de communication. Mais à notre niveau... C'est toujours pareil, ça passe par cet état de fusion quand tu joues. Et quand tu vas chanter les choses plus intenses, c’est une autre étape. Disons que, pour l’instant, on la vit pas, on la ressent pas et puis c’est une histoire de philosophie aussi. Dans ce qu’on chante, on est à côté, décalé. Et puis, nous, on est encore sur le côté 'jeune, moins désespoir quoi. Mais tu reconnais cette notion-là, le blues, et desfois t’écoutes une voix et ça te remet tout de suite dans le contexte, ça te replace. Y’a ce côté historique du blues, ah oui, c’était comme ça, y’avait ça. Nous on est à côté de ça, mais tu ne peux pas l’ignorer, c’est inhérent à ce que tu fais, même cette notion de blues, dans cette notion de funk qu’on fait on sent qu’il y a cette profondeur qu’on n’a pas peut-être parce que c’est une réalité qui est différente, donc qui s’exprime différemment. Au niveau de nous-mêmes aussi, cette fusion, y’a le côté fête, danse, et puis il y a le côté plus intense, intime, intimiste que tu prends plus de temps à développer et puis quand tu l'acceptes, tu l'assimiles. Mais, pour l’instant, en ce qui nous concerne, on n’a pas encore atteint ce stade d’assimilation du blues. Mais le blues, ça me rappelle une fois, ça m’a fait marrer parce que des mecs sont venus, qu’on avait rencontré, des types de de Saint-Domingue, et un moment le mec au clavier, dans une répèt’ nulle, s’est mis à faire 'tumtulum tumtulum', le mec à la batterie s’y est mis aussi : c’était leur forme de blues, leur manière de communiquer. Comme tout le monde connaît le barré 7ème, tu vois la notion culturelle. C'est pour ça, le blues, on connaît comme musique, le côté culturel, mais c’est pas pour nous, c’est pas encore notre truc.

O. C. : C’est pas l’autre face de la pièce, d’un côté le fun, la fête, de l’autre le blues ?

D : Mais bien sûr, y’a ces côtés là. Mais même dans la face joie, il y a quelque chose de fort dans le funk. La fête, vendredi soir ! Ce sont des trucs simples, c’est assez simple pour moi en pensée le funk. Quand je dis simple, c’est-à-dire qu'il n'y pas de complications : si c’est down, t'essaies de remonter le truc pour que ce soit up ! C’est pas le truc torturé, c’est pas l’expression d’un sentiment complexe, même si la situation peut l’être. Donc, ce sont des sentiments simples dans une situation qui peut être plus ou moins complexe, tu vois c’est un sentiment de base, la fête, et tout ce qui tourne plus ou moins autour quoi !

O. C. : J’avais vu l’étymologie africaine...

D : Ah ouais, ça veut dire transpirer je crois. Bien sûr. Exactement. C’est ça... Quand je disais tout à l’heure, faut qu’ça tourne, y’a le côté transe. C’est-à-dire, le nombre de fois où on s’est rendu compte, sur des morceaux où y’a pas grand chose, que tu joues, tu tournes, et tu te dis : 'faut pas que j’arrête ce que je fais !'. C'est le côté transe. Et tu vois tout le monde autour de toi, ça commence à bouger, ça monte. Les fins de répet’, souvent c’est chaud. Je le reconnais là, le côté transe. C’est logique à mon avis, ça vient de l’Afrique, j’imagine tout le monde autour du feu, t’as un truc qui part et voilà ! Et ça représente beaucoup de choses, c’est une construction, c’est une harmonie. La notion d’harmonie, c'est dans ce genre de choses et de moments que tu la sens complète. C’est pas une musique qui est jouée seule avec l’harmonie entre la main gauche et la main droite mais entre des gens, tous ensemble, réunis par la même chose et qui se placent les uns par rapport aux autres par rapport à la notion d’harmonie.

O. C. : Justement, j’ai lu une interview de Ray Lema où il parle de la "Philosophie du Cercle Zaïrois", c'est-à-dire comment chacun dans le village trouve sa place dans la roue rythmique...

D : Exactement. Sa place. C’est culturel... C’est ça, ben pour moi, j’ai découvert ça par rapport à la fleur, la marijuana, le côté rituel qu’il y avait dans la fleur et le fait que ça se transmette dans les réunions musicales. A l’époque... Ca c’est en lisant sur le cannabis : ça a commencé il y a 6000 ans, ça a commencé en Inde. Et il y a la façon dont ils avaient assimilé ça à leurs cultes, c’est-à-dire que la plante était liée aux rites religieux. Soit c’était le moment où les anciens et les jeunes se réunissaient pour parler de l’évolution de la société, soit c'était faire de la musique aussi, le fait de chanter et de 'partir', ce qui aide à 'partir' et à rejoindre les esprits mais toujours avec... une notion d’harmonie.

O. C. : Tu as senti le lien entre la musique et le cannabis ?

D : Il y a des gens qui y ont trouvé le chaînon qui manque. Tu fais de la musique et y’ a des gens qui sont réceptifs, d’autres moins et tu sens un chaînon oublié, tu sens le fait qu’il y ait eu des choses cassées par la vie moderne. C'est le côté sociologique où tu as besoin de retrouver des gens. Et je pense que quand tu joues dans un groupe, tu retrouves ça. Tu retrouves ce côté qui devait être à la base de notre évolution, quand les individus se sont mis ensemble et se sont dits 'on va créer une société', qu’ils sont passés du stade nomade au stade sédentaire, y’a des choses qui ont dû petit à petit se lier et que tu ne retrouves plus maintenant. Mais dans le fait de faire de la musique, tu sens qu'on retrouve tout ce côté là, ce côté transe. Quand tu fais des concerts, tu te dis 'c’est quand même pas ce que je fais qui provoque ça ?...', et si... Au début, pour tes premiers concerts, tu flippes et à la première fausse note, tu crois que tout va s’écrouler et tu vois tout le monde qui continue, y’a pas de problème... C’est marrant, quoi!

O. C. : Justement ce lien au moment de la scène que vous avez avec le public, le rôle que vous avez... Est-ce que ça va chercher loin dans les origines ?

D : Ouais ouais, ça va surtout chercher au niveau de soi-même. Quand tu te retrouves sur scène disons...quand ça se passe bien, tu te poses pas de questions. Tu fais ton truc et puis au fur à mesure que tu le fais, c’est inconscient, c’est la notion d’inconscience qui ressort, comme quand tu trouves une mélodie au départ, c’est inconscient. Voilà, sur scène, c’est la même inconscience qui fait que tu vas trouver tel mot qui va déclencher tel effet et qui 'ah' !

O. C. : Sur scène, vous avez aussi ce côté costume et personnage, comme chez Clinton...

D : C’est venu petit à petit aussi. Bon, déjà ne serait-ce que les costumes, c’est ma copine qui les fait et c’est venu petit à petit en se voyant à la maison, on se réunissait tout le temps, le fait de délirer. Tu fais des dessins, tu dis : 'ah, je te verrais bien avec un chapeau en fourrure sur scène ce serait marrant', ou 'tiens, je suis allé au marché Saint-Pierre' et puis, petit à petit, tu te rends compte que ça prend plus d’importance. Et puis les costumes, c’est un autre élément, tu rigoles encore plus et ça fait un effet. Le côté fête, c'est ça aussi, quand on les met, c’est vraiment pour déconner. Jusqu’au jour où on s’est rendu compte qu’on s’était fait voler les costumes, une basse, du matériel et, le soir même, en concert, on s’est rendu compte qu’on pouvait pas jouer normal, on pouvait pas jouer habillés, ça passait plus, c’était pas ça quoi. Les gens sont venus pour délirer, toi aussi t’es là pour délirer, si tu joues habillé comme à la ville tu perds un peu de ce côté fête. C’est comme si t’es à une fête et qu'il n'y a qu’une seule enceinte qui marche. Tu peux t’amuser mais c’est sûr tu vas rigoler moins, c’est moins puissant quoi ! Et ce qui est bien, c’est que ça évolue, que les costumes évoluent en même temps que nous.


O. C. : C’est devenu un élément indispensable ?

D : Ouais, maintenant... La malle est là, c’est toute une histoire,  quoi ! Tu sais, quand tu pars en tournée, tu mets les costumes dans la boîte... Une fois, on avait les costumes, on avait sué sur scène et on les avait mis dans la malle. Et là, ça commence à sentir un petit peu, c’est moisi. Et lors d'un festival avec toutes les vedettes, Keziah Jones et toutes les grosses brutes, on s’est retrouvé au lavoir tous ensemble à nettoyer nos costumes au savon, ça faisait vraiment le groupe de pauvres, le groupe qui fait sécher son linge sur le fil avant de monter sur scène...

O. C. : Sinon par rapport à l'inverse, tu vas dans certaines soirées et t’as l’impression qu’il y a plein de gens qui s’éclatent pas, ou que leur costume, c’est le masque ténébreux...

D : Oui, bien sûr. Y’a beaucoup de gens...

O. C. : Dans le rap par exemple...

Saïd : Ouais, y’en a plein qui se la jouent...

D : Mais y’a plein de gens aussi qui rentrent dans un délire... pour appartenir au truc mais sans non plus y avoir mis les tripes
. Dans le rap, y’en a, tu vas les voir avec les grosses baskets, tout le look, mais ils y mettent pas les tripes, ils kiffent pas le truc...

O. C. : Et c’est quoi celui qui le kiffe ?

Saïd : Un mec qui kiffe le rap, pour moi il a pas d’identité au niveau de la sape. T’as pas de tenue vestimentaire appropriée. C’est à l’intérieur... Tu vois, par exemple, y’a un mec qui va arriver en costard-cravate et il va t’envoyer un rap, ça va être mortel. Et t'en auras un autre, habillé style Public Enemy, et là rien. C’est à l’intérieur... C’est vrai y’a des soirées où c’est gonflant mais le rap, c’est bien, ça te fait bouger. C’est vrai que depuis qu’il y a le rap y’a jamais eu autant de soirées. Y’a quelque chose de vachement plus accessible maintenant qu’avant on n’avait pas, que ce soit les soirées ou le bizness; Y’a certaines personnes qui sont vraiment dedans et c’est eux qui peuvent faire évoluer. Solaar par exemple, lui il va faire avancer les choses, faire rentrer les gens par exemple. Sinon, y’a beaucoup de tocards qui vont arriver, prendre des places et ça va donner une mauvaise image du truc qui va nous couler. C’est les mecs genre Solaar, IAM qui vont faire bouger quelque chose.

O. C. : Sinon, toi t’es souple, tu chantes du funk, autre chose aussi ?

S : Moi, c’est tout ce qui est musiques noires, gospel, funk, jazz, tout ce qui est chant. Le rap, j’aime bien mais y’a pas de chant, alors...

O. C. : Tu vois le fil entre le jazz et le funk, par exemple ?

S : Oui, oui. J’écoute plein de musiques mais moi je me sens bien dans cette musique là, c’est ce qu’il me faut parce que je l’ai choisi. Si le rock m’avait fait kiffé, j’aurais choisis le rock. Je sens ça complètement hypnotique, ça me rentre par les pores, partout, c’est ça. Le chant, c’est tout ce que tu ne dis pas par la parole qui sort par la voix. Y’a ceux qui impressionnent et ceux qui émotionnent, les premiers, c’est la technique impeccable etc.. moi, je préfère les autres, ceux qui font passer une émotion, ce sont eux qui se distinguent. Comme dans le blues. Dans la fonk, t’as les fous et les sérieux. Les fous c’est... tu vois par exemple les sérieux, c’est ça, (montrant la pochette d'un CD) : poupée barbie, tout est parfait quoi, et les fous, c’est ceux qui s’identifient à leur musique, et leur musique est pareille.

O. C. : Vous êtes dans les fous, “tous des oufs” ?

D : Comme tout le monde, tout le monde est fou, si chacun s’en rendait compte ce serait bien. Chacun dans son délire, tous des oufs quoi ! Surtout par rapport à cette musique, c’est parce qu’on n’est pas très clean, qu’on a fait cette musique.


O. C. : Et sinon, le côté Malka et la plage ?

D : On the beach, ben ouais, on adore. On fait partie de ceux qui aiment bien partir à la plage. Aux débuts du groupe, on était même parti tous ensemble à Formentera, c’est une petit île à côté d'Ibiza. T’as plein de jeunes, pas mal de gens super cool.
La plage, sinon, pour moi, ça évoque la notion d’Eden, une sorte d'idéal. J’aime bien ce côté des jeunes : 'eh, tu vas quand même pas passer tout ton temps à travailler !'. T’avais l’ancienne pensée, des gens qui disaient 'on va travailler, faut travailler, on va construire', etc... et les enfants (il s’étire et baille) : 'ahaaa ! qu’est ce qu’on va faire aujourd’hui ?'. J’aime bien ce côté là. Tout le monde devrait être comme ça. Et la plage, ça devrait être l’endroit idéal pour faire ce genre de choses. La mer, le soleil. En plus pour un jeune, c’est associé aux vacances. C’est là où t’as rencontré les premières filles. Et le morceau "On The Beach", quand on l'a fait, on trouvait que ça faisait vraiment bien 'plage', genre en Espagne ou en Italie, le plan 'andiamo a la playa', c’était un côté un peu disco italienne...

O. C. : Sur l'album, il y a aussi cette intro...

D : Oui, 'Transmettre et partager le kif...'. C'est ça la notion.

O. C. : C'est le concept de l’album.

D : Si, si, c’est ça, c’est le concept de l’album. Le côté on s’amuse, on s’éclate, faut le voir de ce côté là. Positif...

O. C. : Dans le concept, en même temps, il y a le bien et le mal. Il y a le méchant Régor et son "ténébreux empire"...

D : C’est personnifié plus ou moins. Nous, par rapport à ce qu’on retrouve, l’élément du Mal c’est Régor, qui veut plus d’argent et de pouvoir, celui qui t’empêche de kiffer, qui t’empêche d’aller à la plage...

O. C. : Le côté Babylone ?

D : 'Plus d’argent et de pouvoir', tu retrouves ça tous les jours. Tu vois bien qui c’est, quoi. Ben voilà. Pour t’expliquer un peu le fait qu’il s’appelle Régor... A l’envers ça donne Roger, je t’ai parlé de Roger qui avait été monté, Roger Boîte Funk, et qui a mal tourné. En fin de compte, au départ c’était une histoire de jeunes, c’est-à-dire qu’ils louaient la salle, se retrouvaient et ils faisaient tout. Ils pouvaient passer des jours à faire les tracts, les flyers, et à les distribuer; ils cherchaient des disques. Et, petit à petit, ça a commencé à prendre de l’ampleur, y’a de plus en plus de gens qui y allaient. Jusqu’au jour où t’as Massadian, un mec à l’époque qui s’occupait d’Actuel, a voulu faire une fête. Il a commencé à s’associer avec eux et la fête marchait très bien. Ils ont continué à travailler ensemble mais, petit à petit, le côté obscur du mec s’est développé, puis les autres se sont rendus compte que ça n'était plus intéressant et ils sont partis. Y’avait plus de communication entre eux, comme il y avait de l’argent. C’était une histoire de copains qui commençait à devenir un gros truc de bizness. Et pour un copain, ça a même été assez tragique, c’était un mec super speed et, un soir, je crois qu’il avait pris un acide, il a pris une bécane et il est rentré dans une vitrine et il est resté plus ou moins...ben il est resté à l’hôpital, ça lui a agi un petit peu... Comme dit Joseph, c’est la vision de la machine à laver, tu mets des éléments dedans, t’envoies le programme et ça tourne, ça tourne, tu rouvres la machine et tu vois l’autre il est comme ça, l’autre il est mal. c’est ce qui a aidé à la philosophie sur Régor, 'plus d’argent et de pouvoir'. Parce qu'on a bien vu ce qui s’est passé. C’est un petit peu le message. C’est un peu le concept au départ, parce qu’on aime bien aussi voir au dessus de la musique.

O. C. : Si c’est ça le mal, “plus d’argent...”, le bien, c’est “transmettre et partager le kif” ?

D : Le kif c’est indéfinissable, c’est le fait d’être... rien que la notion de bonheur ou de plaisir...

O. C. : Le bien-être ?

D : Le bien-être ! Voilà, c’est ça, le bien être. Etre ensemble, partager des choses, faire des choses constructives, qui te font plaisir maintenant et qui, plus tard, te rapporteront encore. C’est-à-dire le paradis... Comme à l'origine le terme, le kif, c’est rapporté au fait de fumer et de se sentir bien et cette expression, en fin de compte, renvoie à l’Afrique du Nord . C’est-à-dire tu fumes le kif et tu kiffes. Par abstraction, c’est tout ce qui est lié au fait de se sentir bien. C’est marrant parce que ça va bien avec funky : “funkif”. Ca c’est toujours plus ou moins la même histoire, le paradis, l’enfer, le bien, le mal, on y est tous confronté, surtout en ce moment. C’est une manière de montrer une certaine vision des choses. Super naïf bien sûr mais, bon... c’est mortel !

Justement, ça c’est aussi un truc moderne, le fait qu’il y ait pas besoin de fumer, tu parlais tout à l’heure de l’irrationnel, des choses comme ça, c’est le fait aussi de revenir à des choses comme ça sans passer par des moyens. T’as ça en tête.

O. C. : La fête, ça a toujours été associé à des substances, boire etc...

D : Bien sûr, les choses qui sont liées à la fête, c'est Dionysos, boire du vin. Généralement, c’est ce genre de choses qui t’aident à sortir de toi-même, parce que t’es dans des situations, même par rapport à la vie, où ça sort pas comme ça. Mais, comme je te disais par rapport à la musique, quand t’es bien avec les gens, t’as plus besoin de ce genre de choses pour te trouver dans d’autres états, c’est juste le fait de se voir qui provoque ce genre ça. Y’a pas mal de gens qui boivent pas et qui s’éclatent, peut-être mille fois mieux que ceux qui boivent. Donc la transe c’est là. Et la drogue souvent aide la personne à se révéler la personne, mais si tu prends et qu’il y a rien à sortir...

O. C. : Par rapport à ces moments, quel est le rôle du son, comme par exemple celui de la basse ?

D : Ouaaaiis! La danse ça fait des éternités. Au départ c’était des tambours, y’a quelque chose de mystique qu’on n’a pas encore trouvé, c’est là quoi (il désigne son ventre) !

O. C. : C’est un truc physique ?

D : Ouais, c’est sûr. en plus dans le funk tu sens le côté James Brown, les vieux James Bown, ça touche au bide, comme les trucs africains. Ca passe plus seulement par les oreilles. Les grooves, ça tape direct et ça monte après, t’as les deux. Il y a une sensation physique avec les basses, une sensation physique qui tape dans le ventre et ça fait vibrer. Et avec les oreilles, c’est de mettre une ambiance particulière autour de ça.

Ca, la basse, tu le repères depuis longtemps, tu vas dans les sound-systems... Au début, je trouvais ça bizarre, au début, ça te choque même parce que tu ne connais pas. Et puis, petit à petit, tu sens que c’est ça, c’est ça le truc !

S : La basse, c’est "animal". Dans la musique il y a toujours eu ce langage de basse, la 'bâsse', prends la 'bâsse', c’est bestial quoi !

O. C. : Comment es-tu venu à la basse ?

D : Quand j’étais petit, j’écoutais pas mal de musiques et y’a un truc qui m’avait toujours surpris, c’est la basse. T’as les aigus et les basses, sur la chaîne hi-fi de mes parents, le nombre de fois où j’essayais de savoir quel était l’instrument ! Tu tournes le bouton : et c’est mieux. Généralement, j’avais repéré que quand t’avais pas la 'bâsse' tu te faisais un peu chier. La musique, c’est bien mais quand tu mets de la basse c’est pour danser. Ch’ais pas, c’est la notion et j’essayais de savoir quel était l’instrument qui faisait danser, c’est au fur à mesure, en écoutant, le nombre de fois que j’ai passé à regarder les pochettes, puis j’ai vu l’instrument à 4 cordes...

O. C. : Y’a des bassistes qui t’ont inspiré ?

D : Au départ des trucs de disco, de funk. De musique africaine aussi où t’avais des trucs bien speed. Police. Un peu tout, les trucs de reggae.

O. C. : Bootsy ?

D : C’est venu après en rentrant dans les éléments funk, quand tu commences à identifier qui en sont les grands personnages. Hendrix aussi, grand personnage funk.

Q : Est-ce que tu aimes une musique en fonction du son ?

O. C. : Plus maintenant. Avant, même juste à voir la pochette, je pouvais dire 'ça c’est de la merde'. Sinon, tu peux aller chercher ce qu’il y a derrière le son. Quand t’écoutes des trucs africains par exemple, c’est pas des gros sons. Je m’attache plus à chercher la matière, ce que tu retrouves dans la musique plutôt que d’attacher ça vraiment au son. Je reconnais qu’à l’heure actuelle la musique moderne c’est super attaché au son, c’est devenu une matière. Comme quand on est passé de la guitare acoustique à l’électrique, c’est réussir à détacher la matière des deux. Mais c'est quand tu y attaches une notion d’émotion que la musique prend sa valeur...

O. C. : Et le bruit ? En concert, vous dites au public : 'Faites du bruit'!'

D : C’est la vie !

O. C. : La ville ?

D : C’est la vie. Ou la ville, ou la vie de la ville, la vie en milieu urbain.

O. C. : Le bruit, c’est ce qu’on retrouve en commun dans le rock et le rap...

D : C’est l’énergie. C’est l’expression. Quand tu fais de la musique, c’est le Cri, je sais pas si c’est le même cri que quand t’es sorti du ventre, t’as poussé ton cri et t’étais déjà dans la musique. C’est ça. T’exprimer de différentes façons, même pour dire que t’es bien, que t’es content, c’est super quoi ! Comme si t'allais tout casser, c'est faire du bruit quoi. C'est la première expression. Le fait de produire un son (il tape des mains), voilà rien que ça, ça part de ça au départ.

O. C. : La violence?

D : Le bruit, c’est moderne, c’est la culture moderne. Comme d’entendre le bruit des voitures en bas de chez toi. Tu t’habitues. Bruits urbains.

Gilles (le trompettiste, arrivé un peu plus tôt) : Le bruit, tu t’en sers dans la musique quand tu prends des éléments qui a priori ne sont pas harmonieux, ça va produire des sons qui ne sont pas là pour te caresser l’oreille mais pour te faire réagir, te réveiller quoi. Y’a peut-être des sons qui sont plus aptes à te donner de l’énergie, à te mettre dans une situation d’éveil.

D : Ce que tu dis, c’est Public Enemy. Le truc le plus connu, c’est la sirène. Quand ils ont sorti ce truc de la sirène, tu te disais 'ça peut pas rentrer dans de la musique' et pourtant si. Il suffit d’avoir une autre vision de la chose et c’est ça qui est intéressant. Mais ça, c’est toujours urbain, ça, le bruit, c’est inhérent à la ville, à la machine. Tu vois par exemple aux Etats-Unis, Détroit. Grand berceau, Détroit ! Des usines, des usines de voitures. T’as tout le lien : des gens qui travaillent, qui veulent se détendre. C’est ça le funk, y’a Juan Rozoff qui disait : 'c’est une fleur qui a poussé sur une poubelle'. C’est ça...

O. C. : Et pour rester dans le lien avec Public Enemy, est-ce que chez vous il y a aussi le côté “Fight the Power” ?

D : En partie. Si tu vois d’où ça vient au départ. Au début, le funk c’est quoi ? C’est du rock, du rock noir. Il y a eu des évolutions. Donc il y a des choses à dire.

G : Le funk il est subversif, ne serait-ce que dans la mesure où il dit 'amuse toi !'. Le fait d’être ensemble, ça va à l’encontre du 'faut que tu t’en sortes tout seul', ta carrière, machin... Le funk, c’est tu pars dans le rythme...

D : C’est une autre réalité des choses. Le funk, comme le jazz, c’est un truc qui développe la pulsion ternaire, 1-2-3,1-2-3. Tu swingues. On m’a raconté d’où ça venait. Ca prouve que c’est une autre réalité des choses. Les mecs, ils venaient d’Afrique. Aux Etats-Unis, pendant la période de l'esclavage et jusqu'au siècle dernier, les Blacks n'avaient pas le droit de faire de la musique. C’était interdit, ils avaient pas le droit. Le seul biais qu’ils avaient pour en faire, c’était la musique militaire, c’étaient les marches. Donc, dans les forts, t’avais les mecs qui marchaient au pas, et t’avais la musique militaire avec la batterie, 1-2-3-4, 1-2-3-4. Donc on mettait les mecs qui tapaient la caisse claire devant, les Blancs, et derrière t’avais les blacks qui suivaient. En grande partie, t’avais les mecs qu’avaient des chaînes et qui traînaient les pieds. Devant, t’avais ceux 1-2-3-4, et ceux derrière, 1-2-3, et c’est comme ça qu’ils ont développé le ternaire 1-2-3, 1-2-3, 1-2-3. C’est comme ça qu’ils ont développé le côté swing.

G : Le truc, c’est que la musique africaine, c’est pratiquement toujours en ternaire, seulement là ce qui s’est passé c’est que tu gardes la pulsation binaire et tu vas introduire un petit déséquilibre à chaque fois qui fait que tu danses : c'est ce qui fait le groove. T’as un truc à l’intérieur du temps.

D : C’est ça qui a donné naissance à toute la musique moderne qu’on connaît. C’est la rencontre de deux cultures, qui sont peut-être pas rentrés ensemble de la meilleure façon. C’est l’image de la fleur sur une poubelle, quelque chose qui essaie d’exister malgré au départ une situation de rejet, qui n’est pas une adaptation naturelle. D’ailleurs, tu la trouves encore aux Etats-Unis à l'heure actuelle cette situation.

O. C. : Tu parles de deux cultures, ça évoque aussi la question du métissage, mais je me demande si c’est la peine d’en parler tellement c’est évident pour vous...

D : Ben, c’est ça la nouvelle culture. C’est le résultat de l’un plus de l’autre. Pour moi, c’est très important. Une sorte d’espoir, par rapport à la culture qu’on développe et qui est nôtre. Quand j’étais plus jeune, on entendait moins parler des jeunes. On évolue, ça prouve que c’est une forme de puissance. Et le permier acte, c’est le métissage. Et quand tu regardes les anciennes générations et leur rapport à ce métissage, tu vois l’évolution faite et ce qu'il reste à faire.

O. C. : Sinon, le funk c’est une musique populaire ? Est-ce que vous définiriez votre musique comme rattachée à la culture populaire ?

D : Ouais, la musique populaire, bien sûr. C’est aussi lié au métissage. T’as des gens qui sont venus avec leur culture et t’as des gens qui étaient déjà là avec leur culture et tu as le funk et ces autres musiques d'aujourd'hui. Pour moi qui suis un ouvrier du funk, tu t’attaches à ces musiques et à ce que tu y mets. Dans les cités, tout le monde aime bien le funk, ça circule. Les cités sont une bonne usine à soul, funk... 

Ce qui fait qu’une musique soit populaire, c'est est qu’elle appartienne à des gens, qu’elle appartienne aux gens. C’est ce qui permet aux jeunes d’appartenir à quelque chose, c’est le premier truc après l’équipe de foot. Tu fais des concerts, tu vois d’autres choses. Par exemple, à Lyon, tu vois les mecs de banlieue, ils restent en banlieue, ceux de la ville en ville, tu fais un concert et tu vois que les deux se réunissent et tu vois que c’est possible. Toujours la notion d’urbain, comment évoluent les gens dans la ville et qu’est-ce qui fait qu’ils se mettent ensemble, ou qu’ils se trouvent pas...

O. C. : En deux mots, est-ce que tu sens le funk associé à l’idée de Mère ?

D : Je sais pas si c’est ce côté qui vient de l’Afrique. Ca c’est un truc que j’ai repéré chez les gens qui viennent d’Afrique, l’importance de la Mama.

O. C. : 'Free your mind..."

D : C’est George Clinton, c’est important aux Etats-Unis, tu peux libérer ton corps, si ton esprit l’est. C’est l’émancipation. Réveiller la conscience de la masse pour lui permettre de bouger, donc réfléchis pour pouvoir avoir une action au niveau politique mais c’est la même chose aussi, si tu veux, sur la transe : libère ton esprit et tu pourras vraiment t’exprimer. C’est la même équation.

O. C. : Et l’attitude ?

D : C’est la même importance, l’attitude et la libération. La libération par rapport à l’attitude. C’est comme le rock, c’est une attitude : je prends ma moto. C’est comme de se lever le matin et se dire 'I feel good', c’est-à-dire, c’est la merde mais faut que ça swingue quand même, ça s’arrête jamais. C’est comme la chanson là, le mec il raconte au niveau de la situation aux Etats-Unis, qu’est ce qu’il se passe, on est au bord du précipice et ça finit par : “'And the beat goes' ! Faut pas s’arrêter. Et c’est une attitude. C’est un espoir aussi. c’est pour ça que je te disais que je faisais la coupure par rapport au blues. Le blues, c’est une situation donnée et acceptée, l’autre, c’est une autre vision. Mais le blues revient toujours...

Environ deux ans après cet entretien, Malka Family a sorti un album, Fotoukonkass. Son dernier. Parce que leurs enregistrements me semblaient de mieux en mieux maîtrisés, que les voix étaient mieux posées, j'étais persuadé que le groupe pouvait enfin en tirer un tube sans pour autant se renier. Il y eut encore des concerts épiques... Le passage place de la République, sur le podium Ricard, pendant la Fête de la Musique 1997. Mais, peu de temps après, le groupe se séparait, victime de sa formule : parce qu'il est difficile de faire vivre douze personnes sur scène. Daniel et Isaac ont fondé Madioko, plus orienté sur les musiques africaines... Certains membres jouent avec Bibi Tanga, dans les Grééments de Fortune (Gilles et Rico, par exemple) ou dans les Sélénites (Rico). Malka Family demeure à mes yeux l'expérience de funk française ayant le mieux incarné cet esprit de fête, sans prétention... Le kif !!!

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