vendredi 21 mai 2010

L'Europe anatolienne par la voix d'Eleftheria Arvanitaki

Europe est orientale, elle est originaire d'anatolie, d'ἀνατολή pour être précis, ce qui en grec désigne l'Orient, l'Est. Dans le cas d'Europe, cet Orient est situé en Phénicie, où se trouve aujourd'hui le Liban. Europe est la fille du Roi, Agénor. Un jour, alors qu'elle cueillait des fleurs des champs, Zeus tomba raide amoureux d'elle. Il prit alors la forme d'un taureau paisible. Il s'approcha d'Europe, la laissa le caresser. Puis, bien vite, la jeune fille monta sur le dos du docile animal, comme vous pouvez le contempler ci-contre, avec ce détail d'une fresque de Pompéi. Une image qui m'a toujours fasciné car les siècles ont effacé une partie du taureau, qui semble ainsi sortir du mur. Lequel taureau en apparaît du coup presque immatériel. Mais, après tout, même s'ils s'incarnent parfois, n'est-ce pas là le propre des Dieux d'être immatériels ? Cette fresque illustre l'enlèvement d'Europe par Zeus. Car dès qu'elle le prit comme monture, "il se précipita vers le rivage proche. Accompagné par toute une cohorte de divinités marines, de Néréides chevauchant des dauphins et de Tritons soufflant dans des conques, il l'amena en Crête" (Mythologica.fr). Il lui donna trois enfants Minos, Sarpédon et Rhadamanthe, avant de l'abandonner. Par la suite, elle épousa "en secondes noces" Astérios, Roi de Crète, qui adopta ses enfants et fit même de Minos son successeur. Sans y voir la moindre métaphore de la situation actuelle, il demeure toujours utile de se rappeler des mythes fondateurs de notre civilisation, justement quand notre Europe traverse une crise sans précédent. Utile se se souvenir des racines mythologiques grecques, utile de rappeler que l'origine d'Europe se situent même un peu plus à l'Est encore, sur un autre continent, quand les crispations sur les frontières orientales de l'Union semblent toujours aussi fortes, n'arrivant pas à admettre que la Turquie puisse aussi appartenir à autre chose qu'à l'Asie.

Au terme d'une nouvelle journée d'une douceur comme estivale, enfin, j'ai préparé la première salade grecque de l'année. Ce plat va devenir notre ordinaire pendant toute la belle saison. Prenez concombre, tomates, oignon, découpez en rondelles, prenez une tranche de feta que vous couperez en petits cubes. Salez. Rajoutez un filet d'huile d'olive. Et c'est prêt. Simplicité et fraîcheur. Bien sûr, vous pouvez ajouter quelques grillades. Personnellement, je réserve ça au week-end. Et même ma salade est modeste dans ses ingrédients (ni poivron, ni olives) et, surtout, dans ses proportions d'huile et de feta. J'ai souvenir de me voir servir, en Grèce, des salades où les tranches de feta avaient la taille d'un steak ! Et ce n'était qu'une entrée...

Ce soir, je m'autorise quelques gouttes d'ouzo. Ca aussi, je devrais normalement le réserver au week-end mais bon, pour une fois... Après avoir laissé le glaçon troubler de blancheur l'alcool dans mon verre, je sirote cet ouzo en ayant une pensée pour la Grèce.

Ah, l'Europe, la zone euro ! C'est bien quand ça marche mais faut pas compter sur les autres en cas de crise d'ampleur. Ou alors à quel prix. Sans aller aussi loin que Frédéric Lordon, sur La Pompe à Phynance, son blog du Monde Diplo, "Ce n'est pas la Grèce qu'il faut exclure, c'est l'Allemagne !", on s'interrogera sur le type de liens qui peuvent bien unir les membres de l'Union Européenne. Surtout si le membre en question est un pays méditérrannéen. Un des P.I.G.S. (Portugal, Irlande, Grèce, Espagne) ! Bon, l'Irlande peut même être un de ces P.I.G.S. à la place de l'Italie, ils ont suffisamment regretté qu'on les considère comme les "Nègres de l'Europe", pour que l'étude de leur cas soit empreint des mêmes préjugés et du même mépris.

"Du chatoyant spectacle qu’offre la « crise grecque » il est probable que l’élément le plus pittoresque demeurera ce racisme réjoui et déboutonné qui conduit chaque jour spéculateurs et commentateurs, par là parfaitement unis, à nommer sans le moindre scrupule « PIGS » les États dont les finances publiques sont contestées sur les marchés financiers. Portugal, Ireland, Greece, Spain, les trois petits cochons sont maintenant quatre. C’est bien là le genre d’erreur de dénombrement qui en un instant trahit toute une vision du monde : ce sont les bronzés qui sont des porcs — et si l’Irlande a le mauvais goût de contredire le tableau d’ensemble, il suffit de lui substituer l’Italie, mal en point également, pour faire PIGS à nouveau en rétablissant l’homogénéité quasi-ethnique des abonnés à l’indolence méditerranéenne et à la mauvaise gestion réunies."

"La proposition allemande d’exclure la Grèce de l’Union monétaire européenne n’est finalement que le couronnement logique d’une longue suite de manifestations de mépris, entamée dans les années 90 avec le thème du « Club Med », alias les pays du Sud de l’Europe, incapables de se tenir à des règles de gestion macroéconomique rigoureuses (« allemandes »), poursuivies avec la proposition, entourée de rires gras, de vendre quelques îles grecques, et maintenant arrivées à leur terme avec la perspective finale de l’exclusion pure et simple. Mais l’Allemagne perçoit-elle exactement jusqu’où aller trop loin ?"

Certes, la responsabilité grecque est considérable dans la crise mais que dire de l'attitude de ses voisins européens, que dire de la spéculation. Un point que soulève Joseph Stiglitz, cité dans un article du Monde : "Réel effroi des investisseurs face à des déficits publics jugés intenables ? Le Prix Nobel d'économie Joseph Stiglitz croit plutôt à des "attaques spéculatives". Vendredi, il a appelé à ce que l'Europe "affiche clairement son soutien" à ces pays afin d'éloigner tout risque pour l'euro. Le gouvernement grec a réclamé, lui aussi, la mise en place d'un mécanisme d'aide : l'émission d'euro-obligations, des emprunts lancés en commun par plusieurs Etats pour mutualiser les risques" (Marie de Vergès, "La "mauvaise" Grèce met l'euro sous tension").

En Grèce, la fraude fiscale semble être un sport national. Ainsi, à en croire leurs déclarations de revenus, ce seraient les ouvriers et employés les plus riches, loin devant les pauvres professions libérales ! De même, devant la crise, certains craignent pour leurs capitaux. Un article du Guardian (14 avril) est d'ailleurs éloquent :
"A Londres, lieu de résidence traditionnel des riches armateurs grecs, l'immobilier haut de gamme est racheté à une vitesse sans précédent par les Grecs fortunés, anxieux de transférer leurs dépôts bancaires. Cette ruée sur la pierre surprend les agents immobiliers, dont beaucoup se réfèrent à ces nouveaux acquéreurs en parlant de "Grecs sonnants et trébuchants" (...). La semaine dernière, le ministre grec des finances (...) a annoncé que quatre des plus grandes banques du pays avaient sollicité le soutien du gouvernement pour compenser cette fuite massive de capitaux" (cité par Le Monde Diplo n° 674, mai 2010).

Mais pendant la crise des uns, les autres pensent déjà aux vacances. En feuilletant l'Obs' il y a quelques semaines, j'étais affligé de voir un article des pages tourisme, donnant quelques pistes pour tuer le temps à Athènes, entre l'avion et le bateau. Quelques heures quoi, sur le ton entendu, Athènes ne mérite pas plus. Bon, certes : Athènes ! Mais de là à la réduire à ça : "Entre un atterrissage dans la capitale grecque et un départ en bateau depuis le Pirée pour les îles voisines, il y a souvent un transit de quelques heures ou d'une nuit. Comment profiter au mieux de cette parenthèse athénienne ?". Et comme si les malheurs grecs n'étaient pas déjà suffisants, la fréquentation touristique est annoncée en baisse pour cet été.

En Grèce, je ne suis allé qu'une fois. Et si je pense à la Grèce, c'est en écoutant Eleftheria Arvanitaki, sa seule voix qui me soit familière. Elle était la chanteuse préférée de mon amoureuse grecque et nous écoutions très souvent la compilation qu'elle avait enregistré sur une cassette avant de venir en France.

Quelques années plus tard, à une époque où il était encore impensable de pouvoir trouver de la musique sur internet et où ses albums ne se trouvaient guère en France, un ami me ramena d'un séjour en Grèce un CD d'Arvanitaki, Tragoudia Gia Tous Mines, merci Ugo. Alors que les gros sons de synthés et de batterie électronique ont donné un sacré coup de vieux aux albums plus anciens, principalement Contrabando, de 1986, et Meno Ektos, de 1991, qui figuraient sur la fameuse cassette, celui-ci bénéficiait d'une bien meilleure orchestration, plus riche et presque exclusivement acoustique.

Alors que, dès ses débuts, Eleftheria Arvanitaki a participé à la redécouverte par les jeunes générations de la musique des Grecs anatoliens, rapatriés d'Asie Mineure dans les années vingt, elle a toujours intégré des éléments pop. Ce versant de sa musique était même dominant sur son album Broadcast, en 2001, destiné à lui ouvrir les portes d'une carrière internationale, et que j'avais reçu en vue de le chroniquer. J'y renonçais tant je fus déçu et le remisais de suite sur une étagère.

Malgré la dimension sentimentale que peuvent avoir, pour moi, ses vieux morceaux, c'est son Tragoudia Gia Tous Mines (Τραγούδια για τους μήνες) de 1996 où, sur des musiques de Dimitris Papadimitriou, elle reprend les poètes (Sappho, Odysseas Elitis, etc...) qui reste de loin mon préféré. Le seul que j'écoute encore volontiers. La voix claire d'Eleftheria Arvanitaki porte en elle suffisamment d'émotion et de saudade pour que l'incompréhension des paroles ne soit pas un obstacle mais plutôt une invitation au voyage imaginaire.

Ελευθερία Αρβανιτάκη, "Πάμε ξανά στα θαύματα", Τραγούδια για τους μήνες (1996)




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