vendredi 23 avril 2010

Le 23, Jour de Jorge

Le 23 avril, on fête Saint-Georges. Ce jour est celui de Jorge, Jorge Ben. Bien sûr. Lui, plutôt que n'importe quel autre. Il faut dire que l'ami a beaucoup œuvré à son appropriation, certes, mais aussi à la célébration de ce glorieux prénom, ainsi qu'à celle de quelques uns de ces plus illustres représentants de l'Histoire. Ce que nous allons voir en évoquant quelques chansons dédiés aux "Jorges" de son répertoire.

D'ailleurs, regardez ci-contre, il va jusqu'à porter l'image du Saint terrassant le dragon sur son t-shirt !

Et puis, c'est grâce à lui que j'ai su que Saint-Georges était originaire de Cappadoce. J'ai depuis toujours été fasciné par sa chanson "Jorge de Capadócia" (que j'ai d'abord découvert dans la reprise qu'en faisait Caetano Veloso sur Qualquer Coisa) sans même faire le rapprochement avec Saint-Georges. Il y avait là toute la dimension mystico-ésotérico-historique de son univers, univers où même les footballeurs deviennent des personnages de légende.

Sans comprendre, à l'époque, toutes les nuances des paroles, j'étais projeté dans une sorte de péplum épique, au cœur d'un désert tout en rudesse. C'est parfois de cette incapacité féconde à comprendre le sens de certains mots, conséquence de lacunes linguistiques, que va surgir cette mise en branle de notre imagination, laquelle nous projette dans une rêverie qui possède parfois la netteté de certains rêves. Ainsi nous entendrons dans la musique des mots une image d'une poésie sublime qui risque, malheureusement, d'être un contresens total par rapport à ce qu'avait voulu exprimé leur auteur. Et, quelques années plus tard, peut-être, aurons-nous la déception, en feuilletant un dictionnaire ou en discutant avec des amis brésiliens, de constater que le sens original était beaucoup plus terre à terre. Là où, de ces quelques mots inconnus, avait surgi un horizon fantastique ne subsiste plus que la banalité...

De banalité, il n'en est pas question avec ce "Jorge de Capadócia". J'avais bien compris le sens des paroles mais j'avais néanmoins raté l'évidence, ce Georges de Cappadoce est bel et bien celui qui sera sanctifié et aura vaincu le dragon.

Mais, avant d'aller plus loin, parenthèse : un petit rappel de la légende de Saint-Georges...
"Né à Lydda, en Cappadoce, de parents chrétiens, Georges, officier dans l'armée romaine, traverse un jour une ville terrorisée par un redoutable dragon qui dévore tous les animaux de la contrée et exige des habitants un tribut quotidien de deux jeunes gens tirés au sort. Georges arrive le jour où le sort tombe sur la fille du roi, au moment où celle-ci va être victime du monstre. Georges engage avec le dragon un combat acharné ; avec l'aide du Christ, il finit par triompher. la princesse est délivrée et, selon certaines versions, dont celle de la Légende dorée, le dragon, seulement blessé, lui reste désormais attaché comme un chien fidèle" ("bio" succinte que l'on retrouve copié-collé à tour de bras sur la toile et dont j'ignore l'origine exacte).

A travers le triomphe de Georges sur le dragon, il faut voir la victoire de la Foi sur le Mal, c'est ainsi qu'a été couramment interprété le mythe.

Maintenant, le texte de Jorge Ben. Celui-ci a pour narrateur un soldat appartenant à la même compagnie que ce Georges de Cappadoce. Comme protégé par l'aura de celui-ci, il se sent invincible : ses ennemis ont beau avoir des pieds, ils ne pourront le rattraper, ils ont beau avoir des mains, ils ne pourront l'atteindre, ont beau avoir des yeux, ils ne pourront le voir. Même en rêve ne pourront lui faire le moindre mal. Maintenant qui est Ogam ? C'est là la parcelle de mystère qui demeure...

Jorge Ben, "Jorge de Capadócia", Solta O Pavão (1975)






"Jorge sentou praça na cavalaria
E eu estou feliz porque eu também sou da sua companhia
Eu estou vestido com as roupas e as armas de Jorge
Para que meus inimigos tenham pés, não me alcancem
Para que meus inimigos tenham mãos, não me peguem, não me toquem
Para que meus inimigos tenham olhos e não me vejam
E nem mesmo um pensamento eles possam ter para me fazerem mal
Armas de fogo, meu corpo não alcançará
Facas, lanças se quebrem, sem o meu corpo tocar
Cordas, correntes se arrebentem, sem o meu corpo amarrar
Pois eu estou vestido com as roupas e as armas de Jorge
Jorge é de Capadócia, viva Jorge!
Jorge é de Capadócia, salve Jorge!
Perseverança, ganhou do sórdido fingimento
E disso tudo nasceu o amor
Perseverança, ganhou do sórdido fingimento
E disso tudo nasceu o amor
Ogam toca pra Ogum
Ogam toca pra Ogum
Ogam, Ogam toca pra Ogum
Jorge é da Capadócia
Jorge é da Capadócia
Jorge é da Capadócia
Jorge é da Capadócia
Ogam toca pra Ogum
Ogam toca pra Ogum
Jorge sentou praça na cavalaria
E eu estou feliz porque eu também sou da sua companhia
Ogam toca pra Ogum
Ogam toca pra Ogum
Jorge da Capadócia
"

Ce premier exemple mis de côté, rien qu'en se référant aux chansons dédiés aux "Jorges", on pourrait retracer à travers l'œuvre de Jorge Ben sa propre maturation d'artiste. Ou, au moins, son évolution de parolier car, musicalement, sa mixture était, dès ses débuts, une pure barre de dynamite. Ainsi sur ce fantastique album de 1965, Big Ben, le morceau "Jorge Well" semble une évidente allusion à George Orwell. Pourtant, rien dans les paroles ne semblent évoquer les thèmes développés dans ses ouvrages par l'auteur de 1984. On se contente ici du minimum syndical. Pas loin du niveau zéro, il faut bien le reconnaître. L'alibi de l'anglais aura bon dos pour ce "Come and dance with me / I dance very well / Because I am Jorge Well".

Jorge Ben, "Jorge Well", Big Ben (1965)






"Mama
Mama
Mama
Take it easy, girl
I am here
Take it easy, girl
I am Jorge Well
Come on, my baby
Take it easy, my girl
Just you wait for me
I am here
Please, it's me
Come and dance bossa nova
Come and dance with me
I dance very well
Because I am Jorge Well
Ask it, my mama
Ask it, my mama
Take it easy, girl
I am here
Take it easy, girl
I am Jorge Well
"

Nous pénétrons par contre au cœur de notre sujet avec "Domingo 23", extrait de l'album Ben, en 1972. Ici, il est bel et bien question de Saint-Georges. C'est un morceau de 23 Avril, jour de la Saint-Georges. On commence dès lors à réaliser que rarement un artiste aura autant fait corps et matière avec son prénom que Jorge Ben. Y compris en faisant du 23 son chiffre fétiche. Le texte en lui-même ne révèle rien de particulier, il revient simplement sur les attributs de Saint-Georges, façon image d'Epinal. Le 23, "É dia de Jorge" et c'est déjà pas mal...

Jorge Ben, "Domingo 23", Ben (1972)






"É dia de Jorge
É dia dele passear
Dele passear
No seu cavalo branco
Pelo mundo prá ver
Como é que tá
De armadura e capa
Espada forjada em ouro
Gesto nobre
Olhar sereno
De cavaleiro, guerreiro justiceiro
Imbatível ao extremo
Assim é Jorge
E salve Jorge viva viva viva Jorge
Pois com sua sabedoria e coragem
Mostrou que com uma rosa
E o cantar de um passarinho
Nunca nesse mundo se está sozinho
E salve Jorge
E salve Jorge
Domingo 23
É dia de Jorge
É dia dele passear
No seu cavalo branco
Pelo mundo prá ver
Como é que tá
De armadura e capa
Espada forjada em ouro
Gesto nobre
Olhar sereno
De cavaleiro, guerreiro justiceiro
Assim é Jorge
E salve Jorge viva viva viva Jorge
Pois com sua sabedoria e coragem
Mostrou que com uma rosa
E o cantar de um passarinho
Nunca nesse mundo se está sozinho
"

Avec le titre suivant, on passe carrément dans une autre dimension. L'album lui-même est une pièce particulière de l'œuvre de Jorge Ben : Africa Brasil . Une pure bombe. Un album qui mérite de figurer dans n'importe quel Top 100 des musiques du Vingtième Siècle, tous styles confondus. Entre les deux termes du titre, visant à établir une évidente connection entre l'Afrique et le Brésil, il manque juste celui qui fait leur conjonction : Funk. Cet album est unique dans sa tension, sa force brute, sa synthèse de samba et de funk, comme le titre qui suit en témoigne. Jamais Jorge Ben n'aura chanté aussi rauque qu'ici, quand il crie "Voa, Jorge, Jorge voa". Et ce break de percus sur la fin !

Quant au texte lui-même, il est emblématique de l'évolution de Jorge Ben. Tout en restant fondamentalement populaire, il va glisser vers une complexité qui prend la forme d'un réalisme fantastique. Références ésotériques et mythologiques fournissent les thèmes développés par Jorge Ben. Mais, même du quotidien, comme sur "A Historia de Jorge", le titre proposé ci-dessous, peut surgir une magie qui, pourtant, semble naturelle et ordinaire. Celle-ci ne sera pas sans rappeler, à sa façon, le Mr. Vertigo de Paul Auster.

C'est l'histoire d'un gamin qui a un copain, Jorge, qui sait voler. Bien sûr, quand il raconte ça, personne ne le croit. Jusqu'à ce que son pote Jorge accepte de faire un vol qui laisse tout le monde complètement espanté. Et celui qui ne vole pas crie à son ami "Vole Jorge mon ami, vole". Pas de jalousie, de l'émerveillement. Devrait-on comprendre par là que l'homme a besoin de mythes, qu'il s'agisse de saint, d'ange, de musicien voire de footballeur... Que le public a besoin de Jorge pour rêver ?

Jorge Ben, "A Historia de Jorge", Africa Brasil (1976)






"Ei, xará!
Ei, xará!
Ei, xará!
Olha, essa é a história de um menino
Que tinha um amigo que voava
E Jorge se chamava
Ninguém acreditava no menino não voava
Quando ele dizia que tinha um amigo
que falava, brincava e até voava
Todo mundo dele caçoava
Um dia Jorge soube de tudo
E voou para toda gente ver
O espanto foi geral
E o menino que não voava feliz da vida gritava:
Voa, Jorge!
Voa, Jorge!
Voa, Jorge, voa
Voa, Jorge, Jorge voa
Voa bem alto, Jorge
E traz uma estrela pra mim
Jorge amigo meu
Meu amigo Jorge
Jorge amigo anjo
Anjo amigo Jorge
Voa bem alto, Jorge
E traz uma estrela pra mim
Jorge amigo anjo
Voa, Jorge, Jorge voa
"

Ah, j'oubliais. Le dernier trip "jorgien" de Ben Jor aura été de s'identifier à George Washington. Dans le cadre d'une émission de MTV Brasil, Eu Queria Ser où il s'agit pour des personnalités de dire quel personnage elles auraient aimé être, c'est en effet à George Washington qu'il a choisi de s'identifier. L'occasion de prendre la pose en costume d'époque, face et perruque enfarinées, pour une photo des plus étonnantes. Pourquoi George Washington, à ce propos ? D'abord par ce qu'il s'agit du premier Président des Etats-Unis, ardent défenseur de la démocratie. Mais aussi pour le côté Dead Prez : parce que c'est lui dont l'effigie figure sur les billets de 1$, dit Jorge Ben Benjor. Nous prendrons la liberté d'ajouter une raison supplémentaire à ce choix étonnant : il s'agit d'un George, et le Ben est très attaché à son prénom...

4 commentaires:

  1. Depuis le temps que j'étais également envouté par Jorge da Capadocia et que je cherchais une explication sur le sens des paroles, merci beaucoup !

    Pour ma part mon interprétation était que ce Jorge était inspiré de Mehmet le Mince, le héros de l'écrivain Yachar Kémal. Ce personnage évolue en Capaddoce, et fait figure de Robin des Bois dans la Turquie du début du XXème siècle,(comme il existe pleins de figures analogues de Robin, en Bretagne, au Brésil...lire Social Bandits de Hobsbawm à ce sujet).
    Mehmet est également doté de certaines caractéristique fantastique, lui et son cheval, et partage son quotidien de cavalcade avec des paysans insurgés.
    La proximité avec les paroles, la présence d'arme à feu, m'amènent à penser que cette inspiration n'est pas à exclure. Mais il est aussi probable que Yachar Kémal se soit tout simplement lui aussi inspiré de la légende de Saint Georges.
    Sur la question de Ogam maintenant. Une petite recherche m'indique qu'il s'agit du remier alphabet celte, et viendrait du nom du Dieu qui l'aurait inventé. Ogum étant quant à luil'Orixas de la guerre à Bahia, on peut imaginer une allusion à la lutte entre la chrétienté et le paganisme, mais j'ai du mal à voir Jorge Ben comme un prosélyte chrétien, et il faudrait étayer cette idée.

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  2. Merci pour cette hypothèse. Je ne pense pas que Jorge Ben soit un prosélyte mais il a fait deux ans de séminaire à apprendre le latin en raison de son goût pour l'œuvre de Saint-Thomas d'Aquin !

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  3. Bonjour et merci pour ces explications.
    Après quelques recherches je crois être en mesure d'apporter de nouveaux éléments concernant le "Ogam toca pra Ogum".
    Un article du site du Secretaria de Estado de Cultura do Distrito Federal et un article de Wikipédia en portugais expliquent que les Ogãs sont - entre autre - des musiciens/officiants des Casa de Santo du Candomblé.
    Outre la musicalité des paroles, il doit donc s'agir du "musicien qui joue pour Ogum", une manière plus cryptée et respectueuse de dire que "Jorge joue pour (san) Jorge".
    L'orthographe semble variable, entre Ogã, Ogan et notre Ogam.
    La piste me semble crédible et j'espère que ça apportera de l'eau à notre moulin.
    E salve Jorge !
    E.

    voici les liens :

    http://www.cultura.df.gov.br/noticias/item/2616-og%C3%A3s-v%C3%A3o-ganhar-registro-de-m%C3%BAsicos-profissionais.html

    http://pt.wikipedia.org/wiki/Ogan

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  4. Salut,
    Merci pour cet article, que je lis 10 ans après! 2 précisions en rapport avec la chanson Jorge Da Capadocia, les Ogam sont bien les prêtres du candomblé, religion afro-brésilienne qui s'est syncrétisée avec la religion catholique, et Ogum est une divinité du candomblé, dieu de la guerre, qui s'identifie à St Georges. Ensuite, les paroles de la chanson (mes ennemis ont des pieds, ils ne pourront pas me rattraper...) c'est le texte littéral d'une prière à St Georges, très connue au Brésil, pour demander la protection.
    Je ne copie que le début, c'est long:

    Ó São Jorge, meu guerreiro, invencível na Fé em Deus, que trazeis em vosso rosto a esperança e confiança abra os meus caminhos. Eu andarei vestido e armado com as armas de São Jorge para que meus inimigos, tendo pés não me alcancem, tendo mãos não me peguem, tendo olhos não me vejam, e nem em pensamentos eles possam me fazer algum mal. Armas de fogo o meu corpo não alcançarão, facas e lanças se quebrarão sem o meu corpo tocar, cordas e correntes se arrebentarão sem o meu corpo amarrar...

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