vendredi 9 avril 2010

Le cou de la girafe, son cœur lourd et le créationnisme

Dans le cadre de l'acquisition de girafes par le zoo de Lunaret, le Dr. Funkathus n'oublie pas qu'il a fait des études d'éthologie (certes flemmardes), combinées à son corpus principal de sociologie...

La principale particularité de la girafe, outre la curieuse exception grammaticale qui nous oblige à dire une girafe même s'il s'agit d'un mâle, c'est son cou.

C'est Lamarck qui, dans ses théories sur l'évolution, suggéra le premier que la girafe avait ce long cou pour pouvoir se nourrir du feuillage des arbres. Ainsi écrit-il dans son ouvrage Philosophie zoologique (1809) : "on sait que cet animal, le plus grand des mammifères, habite l'intérieur de l'Afrique, et qu'il vit dans des lieux où la terre, presque toujours aride et sans herbage, l'oblige de brouter le feuillage des arbres, et de s'efforcer continuellement d'y atteindre. Il est résulté de cette habitude, soutenue, depuis longtemps, dans tous les individus de sa race, que ses jambes de devant sont devenues plus longues que celles de derrière, et que son col s'est tellement allongé, que la girafe, sans se dresser sur les jambes de derrière, élève sa tête et atteint à six mètres de hauteur (près de vingt pieds)".

Cette explication de la particularité morphologique de l'animal a plus récemment été contestée par la théorie qui explique la longueur exceptionnel de ce cou par la rivalités des mâles dans la conquête des femelles. Les mâles se combattent dans des necking duels à la "grâce sinueuse" (sic). En fait, la longueur de leur cou va permettre de donner de l'élan aux coups de boule qu'ils s'échangent. Coups douloureux quand on sait que leur tête est couronnée d'ossicônes aussi durs que l'ivoire. La girafe dominante sera ainsi celle qui verra ses adversaires renoncer. Après, vaste programme : "une fois qu'un mâle a conquis une femelle, ses amours sont caressantes et paisibles, avec beaucoup de coups de langues" (wikipédia).

Quelle que soit l'explication retenue, elle ne pouvait bien sûr pas convaincre les créationnistes.

Si le Créationnisme évangéliste est souvent évoqué pour illustrer les dérives obscurantistes de l'Amérique conservatrice, j'ai découvert que les mêmes arguments étaient repris par le Créationnisme musulman. Il y a quelques années, alors que j'étais chargé de TD à la fac de socio, j'avais une étudiante portant foulard, vive et sympathique jeune fille qui, en 1ère année, voulait se lancer dans un devoir dont l'ambition était rien moins que prouver l'existence de Dieu. Le tout en quelques pages. Même pas peur. Sa référence principale était un certain Harun Yahya, un auteur dont je n'avais jamais entendu parler. Avant de corriger son travail, j'allais bien sûr voir son site qu'elle citait dans sa biographie sommaire.

Arun Yaya (ou Harun Yahya) est un auteur turc, de son vrai nom Adnan Oktar. Son site témoignait d'une entreprise d'envergure, disposant de moyens considérables. La preuve, j'apprenais quelques années plus tard, en 2007, que le même Harun Yahya, de son vrai nom Adnan Oktar, avait envoyé gratuitement plusieurs dizaines de milliers d'exemplaires de son luxueux Atlas de la Création, à la plupart des établissements d'enseignement secondaire et supérieur de France.

Le plus frappant et inquiétant dans cette histoire est de voir combien les créationnistes, qu'ils soient évangélistes ou musulmans, semblent avoir mutualisé leurs outils de propagande.

On sait la dimension pernicieuse du Créationnisme qui se donne un vernis scientiste pour essayer de convaincre de l'impossibilité de l'Evolutionnisme. Darwin : l'ennemi à abattre. En développant la théorie de l'Intelligent Design, le "dessein intelligent", le Créationnisme cherche à prouver que seule la création divine pourrait expliquer l'incroyable complexité de la Nature.

Ainsi la girafe, pauvre girafe, devient-elle ainsi une manifestation de l'intervention divine sur cette Terre. Pour les Créationnistes, la girafe est une impossibilité rationnelle. La question qui les intrigue est de savoir comment le sang peut remonter deux mètres de cou pour irriguer le cerveau. Plus troublant encore pour nos Créationnistes, comment se fait-elle qu'elle ne se fasse pas une rupture d'anévrisme lorsqu'elle se penche pour boire. Eh oui, selon eux, ce soudain afflux de sang vers le cerveau aurait de quoi s'en faire péter trente-six fois le caisson.

Chers Créationnistes de tout poil et tout plumage, le Dr. Funkathus vient mettre un frein à vos tentatives de manipulation des esprits trop naïfs. Là où vous ne voyez qu'Intelligent Design, il n'y a aucun mystère particulier. Si le cerveau de la girafe est correctement irrigué, c'est grâce à un coeur très lourd, de près de onze kilos, avec un myocarde renforcé. La "pression gravitationnelle dans les vaisseaux du cerveau et des yeux est contrebalancée par l'augmentation de la pression externe du fluide cérébro-spinal (...). De plus, un système de valves sur la veine jugulaire réduit le flux de sang. Et en s'accroupissant pour boire, la girafe diminue la hauteur et la pression vasculaires" (La Gazette de Montpellier n°1135, mars 2010). Bon , je veux bien reconnaître qu'en matière de caution scientifique, on fait mieux que La Gazette mais, au moins, ai-je l'honnêteté intellectuelle de citer mes sources.

Ou si vous préférez : "La girafe possède un système sanguin unique. Le cœur de 11 kg doit envoyer le sang vers la tête, 3 mètres plus haut. Il fournit une pression sanguine trois fois plus élevée que celle de l'homme. Dans le cou, une série de muscles comprime l'artère carotide et contribue à propulser le sang jusqu'au cerveau.
La carotide externe alimente le cerveau par un réseau de vaisseaux spongieux qui régule la pression et l'afflux de sang : le réseau admirable. La carotide interne n'arrive pas jusqu'au cerveau mais constitue une dérivation. Quand la girafe baisse la tête, son cerveau se retrouve à deux mètres au-dessous du cœur. Il devrait être inondé par le brusque afflux de sang. Cela ne se produit pas grâce au réseau admirable et a la veine jugulaire, pourvue de 9 valvules qui empêchent le sang remontant vers le cœur de redescendre vers le cerveau par son propre poids" (www.zoonaute.net).

L'imaginaire nourri aux aventures de Spiderman, l'armée américaine possède ses batteries de chercheurs planchant sur les propriétés fascinantes du fil d'araignée, son incroyable résistance et sa légèreté. L'imaginaire nourri aux aventures de Geckoman (?), l'armée américaine possède ses batteries de chercheurs planchant sur les propriétés fascinantes des lamelles adhésives sous les doigts des geckos. L'imaginaire nourri aux aventures de Melman, la NASA possède ses batteries de chercheurs planchant sur les propriétés fascinantes du système sanguin des girafes. Les "spécialistes du système nerveux de la NASA ont copie le réseau sanguin de la girafe pour réaliser la combinaison "anti-G" des pilotes de chasse et des astronautes pour mieux tolérer les accélérations verticales" (Zoonaute, ibid.).

Alors, bois ma girafe, brave girafe. Désaltère-toi et ré-hydrate-toi bien, tu en auras besoin. S'il fallut de longs siècles à l'Humanité pour traverser le désert de l'obscurantisme, prépare toi à affronter les sécheresses que ses Lumières vont allumer sur ta route d'animal en voie de disparition. Sauve-toi de ce nouvel obscurantisme, va l'amble de ta foulée ample et cours jusqu'au prochain point d'eau.


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