jeudi 14 janvier 2010

Haïti maudit ?

Il ne faut jamais galvauder un mot, l'utiliser pour gonfler une banalité, ou céder à la facilité de l'hyperbole. Certains ne peuvent heureusement être utilisés qu'à titre exceptionnel, ce qui fait leur force. Hélas, ce si rare "maudit" est celui qui me vient à l'esprit pour décrire Haïti, alors que le pays vient d'être frappé par ce terrible tremblement de terre.

C'est l'accumulation de catastrophes naturelles, leur fréquence, leur gravité, qui me conduit à utiliser ce mot qui n'appartient pourtant guère à mon vocabulaire (si ce n'est au sens figuré, lors de certains matches de football, je dois bien le confesser). C'est aussi la situation politique et économique de ce pays qui souligne encore son emploi. Le "pays le plus pauvre du Monde". Haïti, ce pays des fatras, ces décharges à ciel ouvert, où les enfants vont grappiller leur maigre manger, ce pays où l'on vend des galettes d'argile pour repas. C'est aussi le contraste entre sa misère et la force de sa culture et de son Histoire qui incite justement à dire qu'il est maudit. Et pourtant, là non plus, ce n'est pas le mot juste, à moins de croire à une quelconque damnation ou fatalité. Haïti n'est pas maudit, c'est autre chose, ne me demandez pas...

Ce bout de terre caraïbe, cette moitié d'île, possède pourtant un attrait fantastique. Une Histoire qui, si elle a inspiré les grands, Aimé Césaire (La Tragédie du Roi Christophe) ou Alejo Carpentier (Le Royaume de ce Monde), devrait tout bonnement être inscrite dans la mémoire des Mondes Atlantiques, qu'ils soient noirs, blancs ou créoles. Toussaint Louverture et le Roi Christophe devraient figurer dans tout livre scolaire voué à l'édification de nos jeunesses, au même titre que Christophe Colomb, Abraham Lincoln ou... Héliogabale.

Sa spiritualité, le Vaudou, trop souvent parodiée en "sacrifice de poulet", est celle d'une diaspora mais aura conquis, de sa nouvelle base haïtienne, d'autres territoires. Par la porte d'en face, la Nouvelle Orléans, elle aura envahi les imaginaires. Pourtant, le Vaudou est d'une complexité qui mériterait une plus profonde considération. Alfred Métraux, au même titre que Roger Bastide pour le candomblé brésilien, a su en révéler par l'étude la richesse. Dans ce classique de l'ethnologie, Le Vaudou Haïtien (1958), que j'ai entre les mains, pour la première fois depuis de longues années, je commence par relire la quatrième de couverture où les propos de l'auteur rappelle son importance :

"Le vaudou appartient à notre monde moderne, sa langue rituelle dérive du français et ses divinités se meurent dans un temps industrialisé qui est le nôtre; ne serait-ce qu'à ce titre, il relève de notre civilisation".

Si c'est le dernier point que nous tenons à souligner (oui, le vaudou appartient à notre monde moderne et relève de notre civilisation), moi le mystique mécréant ose contredire Monsieur Métraux quand il suggère que nos sociétés auraient éteint ses divinités. Loin de là. Car elles sont les énergies qui sous-tendent le monde matériel, elles pourvoient toujours à l'élan vital du peuple démuni et à l'étincelle qui allume les nouvelles formes culturelles. Ce qu'illustre le Mumbo Jumbo d'Ishmael Reed, son Jes'Gew.

Toute nouvelle musique qui pulse et qui envoûte, née au cœur des civilisation atlantiques du vingtième siècle, doit quelque chose de son mystère au vaudou, en tire une influence diffuse. Le plus grand album de soul de notre nouveau millénaire ne s'intitule-t-il pas laconiquement Voodoo ? Cet album de l'An 2000, signé D'Angelo, est à ce jour indépassé. De notre siècle, il est la première pierre, ou même plus, le poto mitan inaugural, si je puis-dire. Quant à D'Angelo, il n'a pas depuis sorti de nouvel album. Serait-il lui-même "maudit" ? En attendant, pétard, quelle quintessence de funk que ce que vous pouvez voir ci-dessous !!!



Mais tout cela est bien loin de la tragédie actuelle qui frappe Haïti. Et n'exprime finalement que notre propre impuissance à l'évoquer. Je ne manquerai pas, dans les jours qui viennent, de modestement participer à l'élan de générosité qui s'impose pour envisager la reconstruction sur le long terme de ce pays. Je repense à ces proches qui, en se mariant il y a quelques mois, décrétèrent que leur appartement était déjà bien équipé et demandèrent à leurs invités de faire un don à une association d'aide aux enfants haïtiens, plutôt que de leur offrir un cadeau de mariage.

En attendant d'avoir choisi à qui il serait le plus judicieux de donner un infime coup de main, je me souviens de ces quelques bornes qui auront contribué à ma culture livresque ou groovesque sur la question haïtienne. Ce ne sont que quelques bribes de chansons, des romans, une part de ma représentation d'Haïti. Mais ce sont mes seuls liens avec ce pays où je ne poserai probablement jamais le pied. Alors, oui, je me souviens déjà de ces trois albums que j'aurais écouté en boucle à leur époque : le Pa Presé (1997) de Beethova Obas, le Flanm ((1989) d'Emeline Michel et le Vodou Adjae (1991), de Boukman Eksperyans.

Boukman Ekseperyans, d'abord. J'ai découvert ces acteurs essentiels de la scène Mizik Rasin haïtienne en voyant la photo qui illustre leur premier album, Vodou Adjae, reproduite plus haut. Cette image confère une intensité et une gravité inédites à celui-ci. Est-ce une sorte de baptême vaudou, dans l'eau de la rivière, les fidèles vêtus de blanc ? Dans la composition de cette image, la femme qui en est la figure centrale, les bras écartés, incarne presque un archétype de l'imploration fervente, à la manière des grands tableaux de l'histoire de l'art religieux. La musique de Boukman Eksperyans, quant à elle, est emblêmatique de la scène Rasin et de sa mizik, qui comme son nom l'indique plonge aux racines du pays, version profane de rythmes vaudous mêlés aux influences internationales et à une instrumentation moderne. Apparue en 1987, après l'exil de Duvalier, cette scène Rasin s'inscrivait dans une émancipation du vaudou, rendu à son expression authentique après avoir été instrumentalisé par le régime, au même titre que le kompa, style dominant d'Haïti, dont l'influence est essentielle sur le développement des musiques des Antilles françaises, Martinique et Guadeloupe. Nourrie de percussions, portée par une basse rampante, tendue d'un message social fort, la musique de Boukman a pourtant pris quelques rides. La faute à cette guitare et ces quelques nappes synthétiques qui sonnent trop horriblement world. Aujourd'hui, l'enregistrement d'une telle musique saurait, j'en suis persuadé, lui garder sa force brute, sans chercher à trop la lisser pour qu'elle en devienne plus accessible aux oreilles occidentales biberonnées au son de la FM.

Dans les heures suivants le tremblement de terre, sans cesse me revenait en tête ces quelques mots : "les racines des tambours haïtiens enragés"... Avec leur musique chantée de la voix d'une beauté "divine" (au sens figuré bien sûr, si les guillemets ne suffisent pas) : Emeline Michel.

Quelques années avant Boukman, en 1989, l'album Flanm d'Emeline Michel, aura lui aussi tourné sur ma platine jusqu'à l'usure des sillons. Là encore, la production sonne datée, trop lisse, mais la voix d'Emeline Michel, la tonalité jazzy de l'album et les compos de Beethova Obas continuent d'en faire un disque qui m'est cher.

Ce n'est que quelques années plus tard que ce dernier allait imposer, sous son nom propre, sa bossa créole. Quand il est sorti, en 1997, Pa Presé n'a pas quitté ma platine pendant plus d'un mois. Ecoute exclusive, en boucle. Nonchalante et sensuelle, la musique de Beethova Obas demeure la seule tentative francophone qui puisse titiller les maîtres brésiliens sur leur terrain de prédilection. J'avais même utilisé pendant longtemps le refrain à la coule en "boubou boubou boubouboubou bouboubou" du morceau-titre comme fond musical sur mon répondeur. Tout ça à une époque où il fallait faire le grand écart entre les boutons de la chaîne et ceux du répondeur. Je me revois pendant que j'enregistrais mon message d'accueil, 16 secondes maximum, les bras écartés, les doigts de chaque main tentant de déclencher parfaitement synchrone les deux appareils, et recommencer un certain nombre de fois mon ouvrage, chaque fois insatisfait soit de ma voix, soit du temps de déclenchement de l'un ou l'autre. Mais une fois calé, bon sang, je n'ai jamais eu de message plus réussi, "boubou boubou boubouboubou bouboubou, bienvenue, vous êtes bien au bla bla bla... boubou boubou boubouboubou bouboubou", trop cool.

J'imagine que cela puisse paraître choquant, à l'heure de cette tragédie, d'en revenir à quelques insignifiants souvenirs personnels. Mais, distance et inconnu obligent, cela reste la seule façon dont je puisse m'associer à la peine collective, en gardant à cœur ce que cette culture a d'élan vital, ne serait-ce qu'à travers ce que certaines œuvres ont pu faire vibrer en moi.

"O Haïti é aqui, o Haïti não é aqui", Haïti est ici, Haïti n'est pas ici. Le premier morceau à me venir à l'esprit lorsque j'appris la terrible nouvelle ne fut même pas l'œuvre d'artistes haïtiens. Il s'agit de la chanson de Caetano Veloso et Gilberto Gil, "Haïti", sortie lors des 25 ans du Tropicalisme. Les voix plus rappées que chantées de Caetano et Gil, le violoncelle de Moreno en arrière-fond, les percussions de Carlinhos Brown qui accentuent la tension du propos, tout cela démontrait que le Tropicalisme, ses auteurs inspirés, au sommet de leur art, n'était pas que racines mais portait toujours de beaux fruits.

Haïti y est une métaphore de Bahia et, par extension, d'un monde d'oppression où la couleur de peau renforce la dureté du sort subit. A l'époque, en 1993, cette chanson avait une telle force d'évocation qu'elle demeure encore aujourd'hui un des grands achèvements de Caetano Veloso, auteur des paroles. Caetano qui, s'il est un vrai poète n'a, par contre, pas toujours été l'analyste politique le plus avisé qui soit, réussit à concilier ici ces deux exigences. A la façon d'un exemple qui démontrerait la justesse d'analyse du Surveiller et Punir de Michel Foucault, "Haïti" montre comment la répression policière est instrumentalisée pour devenir un moyen de contrôle social, afin de maintenir le peuple dans la crainte.



"Quando você for convidado pra subir no adro

Da fundação casa de Jorge Amado

Pra ver do alto a fila de soldados, quase todos pretos

Dando porrada na nuca de malandros pretos

De ladrões mulatos e outros quase brancos

Tratados como pretos

Só pra mostrar aos outros quase pretos

(E são quase todos pretos)

E aos quase brancos pobres como pretos

Como é que pretos, pobres e mulatos

E quase brancos quase pretos de tão pobres são tratados

E não importa se os olhos do mundo inteiro

Possam estar por um momento voltados para o largo

Onde os escravos eram castigados

E hoje um batuque um batuque

Com a pureza de meninos uniformizados de escola secundária

Em dia de parada

E a grandeza épica de um povo em formação

Nos atrai, nos deslumbra e estimula

Não importa nada:

Nem o traço do sobrado

Nem a lente do fantástico,

Nem o disco de Paul Simon

Ninguém, ninguém é cidadão

Se você for a festa do pelô, e se você não for

Pense no Haiti, reze pelo Haiti

O Haiti é aqui

O Haiti não é aqui

E na TV se você vir um deputado em pânico mal dissimulado

Diante de qualquer, mas qualquer mesmo, qualquer, qualquer

Plano de educação que pareça fácil

Que pareça fácil e rápido

E vá representar uma ameaça de democratização

Do ensino do primeiro grau

E se esse mesmo deputado defender a adoção da pena capital

E o venerável cardeal disser que vê tanto espírito no feto

E nenhum no marginal

E se, ao furar o sinal, o velho sinal vermelho habitual

Notar um homem mijando na esquina da rua sobre um saco

Brilhante de lixo do Leblon

E quando ouvir o silêncio sorridente de São Paulo

Diante da chacina
111 presos indefesos, mas presos são quase todos pretos

Ou quase pretos, ou quase brancos quase pretos de tão pobres

E pobres são como podres e todos sabem como se tratam os pretos

E quando você for dar uma volta no Caribe

E quando for trepar sem camisinha

E apresentar sua participação inteligente no bloqueio a Cuba

Pense no Haiti, reze pelo Haiti

O Haiti é aqui

O Haiti não é aqui"
(Caetano Veloso, "Haïti", Tropicalia 2)

Ce qui donnerait en français quelque chose comme ça :
"Quand on t’a invité à rejoindre le patio de la Fondation Casa de Jorge Amado pour voir par-dessus une file de soldats presque tous Nègres qui frappent à la nuque des racailles nègres, des voleurs mulâtres et d’autres encore, presque Blancs, qui sont maltraités comme des Nègres juste pour montrer aux autres presque-Nègres qu’ils sont presque tous Nègres et comment on maltraite les Nègres et les mulâtres pauvres et les presque-Blancs, presque-Nègres tant ils sont pauvres.
Et qu’importe si les yeux du monde entier sont à cet instant rivés sur la place où les esclaves étaient punis et aujourd’hui le battement de tambour, le battement de tambour aussi pur que les garçons en uniforme d’une école secondaire un jour de parade et la splendeur épique d’un peuple en formation nous attire, nous éblouit et nous stimule : plus rien n’a d’importance. Ni les lignes des maisons ni la lentille de Fantástico, ni le disque de Paul Simon : personne, personne n’est un citoyen. Si tu vas au festival du Pelô et si tu n’y vas pas pense à Haïti, prie pour Haïti.
Haïti c’est ici ! Haïti, ce n’est pas ici !
Et si tu as vu à la télé un député en panique qui peinait à le dissimuler avant un quelconque quelconque plan d’éducation quelconque qui paraît simple, qui paraît simple et rapide et qui risque de représenter une menace de démocratisation de l’enseignement de l’école primaire.
Et si ce même député préconise l’adoption de la peine de mort et le vénérable cardinal dit qu’il voit tant d’humanité dans un fœtus mais pas dans un marginal et si tu cherches le vieux signe rouge, le bon vieux signe rouge habituel tu vois un homme pisser au coin de la rue dans un sac poubelle brillant de Leblon et quand tu écoutes le silence souriant de São Paulo avant le massacre… 111 prisonniers sans défense mais les prisonniers sont quasiment tous des Nègres, ou des presque-Nègres, ou des presque-Blancs presque-Nègres tant ils sont pauvres, et les pauvres sont comme des rebus, et tout le monde sait comment on maltraite les Nègres, et quand tu vas faire un tour de la Caraïbe, et quand tu y vas baiser sans capote et ainsi y apporter ton intelligente contribution à l’embargo cubain : pense à Haïti, prie pour Haïti.
Haïti c’est ici. Haïti ce n’est pas ici."
(traduit par Didico, @ Bossa-Nova Forum Actif).

Haïti n'est pas ici. Nous sommes épargnés de la tragédie qui a frappé ce pays meurtri. Haïti n'est pas ici, à eux le malheur, à nous l'indifférence. Haïti n'est pas ici, à nous les discours sur l'identité nationale qui ferme les portes, comme pour faire semblant de n'avoir rien vu rien entendu de la rumeur du Monde.

Haïti est ici, pourtant, "le vaudou appartient à notre monde moderne (...), relève de notre civilisation". Haïti est ici, si nous envisageons une écologie dont les fondements seraient enracinés dans une spiritualité ancestrale.
Haïti est ici, car comme l'écrit Roger Bastide dans Les Amériques Noires, "les civilisations se sont détachées des ethnies qui les portaient, pour vivre d'une vie propre, pouvant même attirer non seulement des mulâtres et des métis d'Indiens, mais encore des Européens" (p. 16-17).
Haïti est ici quand il devient courant de gouverner par l'intimidation.

Haïti est ici si nous ne l'oublions pas.

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