mardi 9 mars 2010

Bibi Tanga : Objectif Lune et boussole funk

Chanter les louanges du vin pourrait être considéré comme l'acte de baptême de la Civilisation. Même les Evangiles admettent que "le bon vin réjouit le cœur de l'homme" ("Bonum vinum laetificat cor hominis", Ecclésiaste XL, 20). Quant à Euripide, dans Les Bacchantes, il estime qu'il s'agit d'un présent divin : Zeus "a donné aux mortels la vigne qui fait disparaître les chagrins". Si, depuis l'Antiquité, les poètes ont abondamment célébré les vertus sensuelles et spirituelles de ce doux breuvage, la version qui en fasse l'éloge par l'invitation à la danse restait à inventer. C'est chose faite. Grâce au "Red Wine" de Bibi Tanga & The Selenites, le funk se joint au chœur de l'humanité pour lever son verre à la subtile gloire du vin rouge.


Mais parce qu'il se place sous les auspices de Séléné plutôt que de Dionysos, leur album Dunya entraîne les corps dans une douce rêverie lunaire plutôt que dans une bacchanale débraillée. C'est justement sur cet équilibre-grand écart entre la Terre et la Lune que s'affirme le projet. En effet, on sait depuis l'Antiquité et un texte de Lucien de Samosate que les Sélénites sont les habitants de la Lune (appelation que l'on retrouvera plus tard chez H.G. Wells et quelques autres) tandis qu'en sango et en arabe Dunya (ou dûnîa) signifie le monde d'ici-bas...

Si je m'autorise cette digression hautement funk-a-logique, c'est bien parce que la musique de Bibi Tanga incarne cette double polarité terrestre et lunaire, laquelle s'exprime par la basse profonde qui plante un groove plein d'aplomb d'un côté et, de l'autre, par de discrets motifs de cordes. Conçue et élevée au domaine par le savant Professeur Inlassable, la musique de Bibi Tanga a trouvé sa véritable signature grâce à la présence de ces cordes lancinantes, étirées, comme ralenties, où le groove trouve un contrepoint dans leurs boucles mélancoliques. Déjà remarquées sur plusieurs titres de Yellow Gauze, ces cordes viennent nimber d'un halo mystérieux la musique de Bibi Tanga, aussi sûrement que le brouillard sur la lande une nuit de pleine lune.

Pour évoquer une référence française, peut-être à cause du titre "La Tour-Eiffel sidérale" qui y figure, peut-être parce que là aussi elle se mêle à des zigouigouis rétro-space, cette utilisation des cordes me rappelle l'album Trouble Fête d'Arthur H, une comparaison flatteuse pour le Professeur Inlassable puisque les cordes y étaient là réelles, jouées par le Quatuor Alhambra, et magnifiquement arrangées par Joseph Racaille.

Inlassable le Professeur certes, mais aussi Inclassable tant les Sélénites parviennent à créer un son original, résolument moderne, dépoussiérant le funk de ces scories passéistes qui encombrent trop les productions actuelles, souvent condamnées au banal revival. Sans jamais perdre le fil du groove, certes sur des tempos souvent alanguis, Dunya n'est pas la énième collection de breaks imparables joués au taquet mais une véritable création variant les ambiances et les émotions sans la moindre faute de goût. Jamais en effet album de funk français n'aura possédé pareille élégance.

Choisir la voie du funk aujourd'hui est le gage d'une sincérité artistique car, même si le funk irrigue encore une grande partie des musiques actuelles, c'est souvent en avançant masqué. A l'inverse, l'audience de ses plus dignes représentants reste désespérément confidentielle. Certes Bibi Tanga, à la tête des Grééments de Fortune, son autre formation, bénéficie d'une fenêtre médiatique de choix en étant le groupe-maison d'une émission de télé en vue (que je n'ai personnellement jamais regardé). A ce propos, est-ce pour marquer le contre-pied par rapport à celle-ci qu'il choisit, après avoir salué les Terriens, de se tourner vers les Sélénites ? Quoi qu'il en soit, demeurer fidèle au funk, comme l'est Bibi Tanga, révèle la passion de celui qui s'y adonne à visage découvert. Sur la Lune, les compas magnétiques ne fonctionnent pas mais Bibi trace sa route, guidé par la boussole du groove, sans jamais perdre la direction ni le sens du funk, qu'il soit afro, placé sous le signe du P, voire même sous celui du π (Rico, ancien de la Malka Family, fait partie de l'équipage sélénite).



De cet album dense et varié, "Red Wine", choisi comme single, est réjouissant à plus d'un titre. D'abord parce qu'il ne déroge pas à la sagesse des Anciens, "red red red wine make me feel so fine, red red red wine I got troubles on my mind" se faisant l'écho de Sophocle pour qui "l'ivresse délivre de la souffrance", ou d'Antiphane qui assurait que "se remplir continuellement de vin, voilà ce qui fait l'homme sans souci !". Ensuite, ce "Red Wine" est spécialement bienvenu parce qu'il affirme quelque chose d'un esprit français, à l'heure où celui-ci se voit trahi par la conception délétère et étriquée que cherchent à en donner les partisans du nauséabond débat sur l'identité nationale.

Seul un groupe français pouvait concilier dans une même chanson le funk et les bienfaits du vin rouge. Bibi Tanga & The Selenites incarne donc quelque chose de cet esprit français qui fait notre fierté. Et si son leader est d'origine centrafricaine et chante principalement en anglais, cela démontre simplement que la culture n'a pas de frontières. Et qu'elle ne se cantonne pas à la langue et à la défense de la francophonie. Parce que justement, comme l'écrit Patrick Chamoiseau, "il faut se moquer des langues, perdre l'orgueil de la langue" : seul compte l'imaginaire, qui va conditionner notre "idéal" et notre "rapport aux autres" (Ecrire en pays dominé). La France doit retrouver sa tradition de terre d'accueil car sa culture a longtemps pratiqué, comme la brésilienne, une forme d' "anthropophagie culturelle". Point de protectionnisme en la matière, au contraire, ouvrons-nous aux influences, avalons, ingérons, digérons. Bibi Tanga peut bien chanter dans un anglais très crédible et convaincant (après tout, c'est bien la moindre des choses pour un fils de diplomate d'être polyglotte), l'essentiel est de s'approprier une musique, une langue, une attitude. Pour l'attitude, Bibi Tanga cultive l'élégance vestimentaire tandis que, comme bassiste, non seulement il groove mais, en plus, parvient à toujours rester loose. Pour les ignares, rappelons que le loose n'a rien à voir avec la lose, mais renvoie à une décontraction, un relâchement qui est la caractéristique majeure du funk, tant dans l'attitude que dans la rythmique. Car, dans le funk, il ne suffit pas de groover, il faut groover loose. Fin de la leçon du Dr. Funkathus à destination des petites sections et des redoublants.

En outre, choisir l'anglais pour dire que le vin rouge aide à remonter le moral de celui qui est assailli par les soucis, a le mérite d'en finir avec une hypocrisie bien de chez nous. "Gotta find myself a couple of drinks" : si on chante le vin, on le fait avec la franchise de l'anglais. Qui va croire que l'on sort "boire un verre". Apprécions plutôt l'honnêteté des Anglais quand ils disent "a couple of drinks". Sans prétention, les paroles décrivent un Bibi qui traîne avec ses "homies", expression au charme très old school, oublie ses tracas en goûtant quelques verres et, même s'il se sent moins fine le matin venu, adoptera le même remède au prochain coup de déprime...

Et s' "il faut perdre l'orgueil de la langue", dixit Chamoiseau, ce n'est pas perdre pour autant son identité. A quoi bon le toubonisme, vaine manie de franciser les mots anglais, si c'est pour, au bout du compte, se retrouver avec un Président de la République, pur cancre, qui accueillait récemment Hillary Clinton en lui disant "bad time" pour lui signifier le mauvais temps ? A croire qu'à Copenhague, il n'avait pas remarqué que le réchauffement climatique pouvait aussi avoir une incidence sur le weather !

Laissons la conclusion à Patrick Chamoiseau pour se donner des airs savants : "L’imaginaire multilingue n’est pas nécessairement la connaissance de toutes les langues du monde, mais une disposition mentale qui vous permet d’avoir la soif de toutes les langues du monde". En parlant de soif, un dernier petit extrait pour la route ?

Bibi Tanga & The Selenites, "Red Wine", Dunya






Bibi Tanga sera demain soir au JAM, pour la première des Cosmic Groove Sessions printanières.

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