lundi 12 avril 2010

Sharon Jones, à la dure, à la longue, à l'ancienne

Sharon Jones & The Dap-Kings seront demain soir sur la scène du Trabendo, à Paris. Alors qu'ils viennent de sortir leur quatrième album, I Learned The Hard Way, un article du Village Voice , sorti la semaine dernière, dresse le portrait de cette diva soul quinquagénaire. Rappelons qu'en quelques années, le groupe de Brooklyn est devenu la référence suprême en matière de soul à l'ancienne. Avec eux, la presse a commencé à évoquer la retro soul, en opposition à la nu soul apparue quelques années plus tôt. Tout ça n'est qu'une tentative vaine pour mettre une étiquette sur une musique, en général réfutée par les artistes concernés. Comme le dit Neal Sugarman, pilier du groupe et du label Daptone, Sharon Jones et son groupe ne sont pas rétros, ils sont "romantiques".

Miss Jones a choisi un titre judicieux pour ce nouvel album : "j'ai appris à la dure". Car la reconnaissance dont elle bénéficie aujourd'hui avec son groupe s'est construit à l'ancienne. Avant de le récolter, ce succès, ils en ont semé les graines partout sur les routes de ce vaste monde. Et surtout, ces graines qu'ils ont planté sur leur passage, ils les ont arrosées d'hectolitres de sueur. Mouillant le maillot sur n'importe quelle scène pour se faire une réputation, là encore, à l'ancienne : par le bon vieux bouche-à-oreille et les recommandations enthousiastes des vrais amateurs de la chose funk à leurs amis. Alors, "à la dure" et "à l'ancienne", Sharon Jones & The Dap-Kings ont su tracer leur route vers une reconnaissance méritée.

Il y a encore trois ans, en 2007, Oliver Wang décrivait bien, sur son fameux site Soul Sides, cette différence de traitement dont Sharon Jones pouvait souffrir en comparaison du phénomène d'alors, Amy Winehouse. La comparaison s'imposait car la jeune Anglaise avait emprunté son groupe, les Dap-Kings, à Sharon Jones pour enregistrer Back To Black et les embauchant dans la foulée pour sa tournée.
"Would Winehouse seem as intriguing if not for her British + Whiteness? Coincidentally, I recently interviewed none other than Sharon Jones, who rightfully deserves recognition as the pioneering retro-soul singer for our era, and though she had nothing negative to say about the woman who's currently touring with the band she normally rocks with, Jones did note that she finds it disappointing that she's never enjoyed the same level of media attention as a lot of these new soul singers coming out of the UK (most of whom, notably, are young, handsome/pretty and White).
The fact that Jones is a Black woman in her 50s does make a difference here - in being seen as more authentic, she's also less a novelty (though her age does put her into a different generation entirely) and thus less likely to have a platoon of publications trying to profile her with the same fervor that Winehouse as enjoyed". (Il faut préciser qu'Oliver Wang écrivait cela avant que la notoriété d'Amy Winehouse explose pour des raisons extra-musicales et qu'elle devienne abonnée à la Une des tabloïds et soit traquée avec la même obstination sordide que Britney.)

Les choses n'ont pas toujours été simples pour Sharon Jones. Voyons justement ce que nous apprenait l'article du Village Voice. On y apprenait avec surprise qu'à 53 ans, elle habitait encore chez sa mère. Ou plutôt, qu'elle était retournée vivre chez elle, à la suite d'une rupture amoureuse. "But it's all for the better. I wouldn't be able to keep an apartment and travel and do what I do. And I wasn't seeing jack-crap in 2000. There was nothing, so thank God I was living with my mother". Dans l'article du Voice, on découvre également la liste de métiers improbables qu'elle a exercé avant de devenir chanteuse : vendeuse, gardienne de prison, assistante dentaire, vigile dans le quartier de Red Hook où, pour tromper l'ennui, elle dégommait les rats avec un pistolet à plombs... Tout ça après une brève carrière théâtrale off Broadway où sa vocation pour la scène était déjà évidente. Quant à la musique, c'est en chantant dans les mariages qu'elle a commencé à gagner ses premiers cachets. Précision : italiens, les mariages. "I was one of the first blacks to sing in an Italian wedding band. I started the trend. Right after that, when we started making money, bands started hiring black singers".

Aussi quand elle donne pour titre I Learned The Hard Way à ce quatrième album, on admettra bien volontiers qu'au niveau du vécu, ce choix n'a rien d'usurpé. Mais la roue tourne et pour Sharon Jones, la patience commence à payer. Depuis son précédent album 100 Days, 100 Nights, elle et les Dap-Kings commencent à voir leur réputation sortir du seul circuit des aficionados de soul et funk. Doit-on voir dans le prix des places pour leur concert du 13 avril, sur la scène du Trabendo, une conséquence de cette nouvelle notoriété. Les places sont à... aïe mamma mia ! 38 euros. Alors qu'il en coûtait quasiment deux fois moins pour les voir les années précédentes. Mais, malgré cette inflation, nul doute que les veinards qui seront dans la salle vont se régaler. Sharon Jones et les Dap-Kings sur scène ne font pas les choses à moitié. Ils la jouent à l'ancienne, à la dure.

vendredi 9 avril 2010

Le cou de la girafe, son cœur lourd et le créationnisme

Dans le cadre de l'acquisition de girafes par le zoo de Lunaret, le Dr. Funkathus n'oublie pas qu'il a fait des études d'éthologie (certes flemmardes), combinées à son corpus principal de sociologie...

La principale particularité de la girafe, outre la curieuse exception grammaticale qui nous oblige à dire une girafe même s'il s'agit d'un mâle, c'est son cou.

C'est Lamarck qui, dans ses théories sur l'évolution, suggéra le premier que la girafe avait ce long cou pour pouvoir se nourrir du feuillage des arbres. Ainsi écrit-il dans son ouvrage Philosophie zoologique (1809) : "on sait que cet animal, le plus grand des mammifères, habite l'intérieur de l'Afrique, et qu'il vit dans des lieux où la terre, presque toujours aride et sans herbage, l'oblige de brouter le feuillage des arbres, et de s'efforcer continuellement d'y atteindre. Il est résulté de cette habitude, soutenue, depuis longtemps, dans tous les individus de sa race, que ses jambes de devant sont devenues plus longues que celles de derrière, et que son col s'est tellement allongé, que la girafe, sans se dresser sur les jambes de derrière, élève sa tête et atteint à six mètres de hauteur (près de vingt pieds)".

Cette explication de la particularité morphologique de l'animal a plus récemment été contestée par la théorie qui explique la longueur exceptionnel de ce cou par la rivalités des mâles dans la conquête des femelles. Les mâles se combattent dans des necking duels à la "grâce sinueuse" (sic). En fait, la longueur de leur cou va permettre de donner de l'élan aux coups de boule qu'ils s'échangent. Coups douloureux quand on sait que leur tête est couronnée d'ossicônes aussi durs que l'ivoire. La girafe dominante sera ainsi celle qui verra ses adversaires renoncer. Après, vaste programme : "une fois qu'un mâle a conquis une femelle, ses amours sont caressantes et paisibles, avec beaucoup de coups de langues" (wikipédia).

Quelle que soit l'explication retenue, elle ne pouvait bien sûr pas convaincre les créationnistes.

Si le Créationnisme évangéliste est souvent évoqué pour illustrer les dérives obscurantistes de l'Amérique conservatrice, j'ai découvert que les mêmes arguments étaient repris par le Créationnisme musulman. Il y a quelques années, alors que j'étais chargé de TD à la fac de socio, j'avais une étudiante portant foulard, vive et sympathique jeune fille qui, en 1ère année, voulait se lancer dans un devoir dont l'ambition était rien moins que prouver l'existence de Dieu. Le tout en quelques pages. Même pas peur. Sa référence principale était un certain Harun Yahya, un auteur dont je n'avais jamais entendu parler. Avant de corriger son travail, j'allais bien sûr voir son site qu'elle citait dans sa biographie sommaire.

Arun Yaya (ou Harun Yahya) est un auteur turc, de son vrai nom Adnan Oktar. Son site témoignait d'une entreprise d'envergure, disposant de moyens considérables. La preuve, j'apprenais quelques années plus tard, en 2007, que le même Harun Yahya, de son vrai nom Adnan Oktar, avait envoyé gratuitement plusieurs dizaines de milliers d'exemplaires de son luxueux Atlas de la Création, à la plupart des établissements d'enseignement secondaire et supérieur de France.

Le plus frappant et inquiétant dans cette histoire est de voir combien les créationnistes, qu'ils soient évangélistes ou musulmans, semblent avoir mutualisé leurs outils de propagande.

On sait la dimension pernicieuse du Créationnisme qui se donne un vernis scientiste pour essayer de convaincre de l'impossibilité de l'Evolutionnisme. Darwin : l'ennemi à abattre. En développant la théorie de l'Intelligent Design, le "dessein intelligent", le Créationnisme cherche à prouver que seule la création divine pourrait expliquer l'incroyable complexité de la Nature.

Ainsi la girafe, pauvre girafe, devient-elle ainsi une manifestation de l'intervention divine sur cette Terre. Pour les Créationnistes, la girafe est une impossibilité rationnelle. La question qui les intrigue est de savoir comment le sang peut remonter deux mètres de cou pour irriguer le cerveau. Plus troublant encore pour nos Créationnistes, comment se fait-elle qu'elle ne se fasse pas une rupture d'anévrisme lorsqu'elle se penche pour boire. Eh oui, selon eux, ce soudain afflux de sang vers le cerveau aurait de quoi s'en faire péter trente-six fois le caisson.

Chers Créationnistes de tout poil et tout plumage, le Dr. Funkathus vient mettre un frein à vos tentatives de manipulation des esprits trop naïfs. Là où vous ne voyez qu'Intelligent Design, il n'y a aucun mystère particulier. Si le cerveau de la girafe est correctement irrigué, c'est grâce à un coeur très lourd, de près de onze kilos, avec un myocarde renforcé. La "pression gravitationnelle dans les vaisseaux du cerveau et des yeux est contrebalancée par l'augmentation de la pression externe du fluide cérébro-spinal (...). De plus, un système de valves sur la veine jugulaire réduit le flux de sang. Et en s'accroupissant pour boire, la girafe diminue la hauteur et la pression vasculaires" (La Gazette de Montpellier n°1135, mars 2010). Bon , je veux bien reconnaître qu'en matière de caution scientifique, on fait mieux que La Gazette mais, au moins, ai-je l'honnêteté intellectuelle de citer mes sources.

Ou si vous préférez : "La girafe possède un système sanguin unique. Le cœur de 11 kg doit envoyer le sang vers la tête, 3 mètres plus haut. Il fournit une pression sanguine trois fois plus élevée que celle de l'homme. Dans le cou, une série de muscles comprime l'artère carotide et contribue à propulser le sang jusqu'au cerveau.
La carotide externe alimente le cerveau par un réseau de vaisseaux spongieux qui régule la pression et l'afflux de sang : le réseau admirable. La carotide interne n'arrive pas jusqu'au cerveau mais constitue une dérivation. Quand la girafe baisse la tête, son cerveau se retrouve à deux mètres au-dessous du cœur. Il devrait être inondé par le brusque afflux de sang. Cela ne se produit pas grâce au réseau admirable et a la veine jugulaire, pourvue de 9 valvules qui empêchent le sang remontant vers le cœur de redescendre vers le cerveau par son propre poids" (www.zoonaute.net).

L'imaginaire nourri aux aventures de Spiderman, l'armée américaine possède ses batteries de chercheurs planchant sur les propriétés fascinantes du fil d'araignée, son incroyable résistance et sa légèreté. L'imaginaire nourri aux aventures de Geckoman (?), l'armée américaine possède ses batteries de chercheurs planchant sur les propriétés fascinantes des lamelles adhésives sous les doigts des geckos. L'imaginaire nourri aux aventures de Melman, la NASA possède ses batteries de chercheurs planchant sur les propriétés fascinantes du système sanguin des girafes. Les "spécialistes du système nerveux de la NASA ont copie le réseau sanguin de la girafe pour réaliser la combinaison "anti-G" des pilotes de chasse et des astronautes pour mieux tolérer les accélérations verticales" (Zoonaute, ibid.).

Alors, bois ma girafe, brave girafe. Désaltère-toi et ré-hydrate-toi bien, tu en auras besoin. S'il fallut de longs siècles à l'Humanité pour traverser le désert de l'obscurantisme, prépare toi à affronter les sécheresses que ses Lumières vont allumer sur ta route d'animal en voie de disparition. Sauve-toi de ce nouvel obscurantisme, va l'amble de ta foulée ample et cours jusqu'au prochain point d'eau.


jeudi 8 avril 2010

Tribeqa, dans la grâce, la joie et l'allégresse

Qolors, le deuxième album de Tribeqa sort le 14 avril chez Underdog Records. Pour patienter, revenons vers leur premier essai qui était une sublime réussite. Tribeqa ? Un groupe nantais dont une des particularités est d'avoir le balafon comme instrument vedette, ce qui confère à leur musique une couleur originale. Mais Tribeqa, c'est Magic Malik qui en parle le mieux (bon, je ne me suis pas fatigué sur ce coup-là, sa déclaration sert de présentation du groupe sur sa page MySpace) :

"Sur le long chemin de la musique, ses embûches, ses espoirs et désespoirs, ses jours de gloires et ses déceptions, la recherche de la vérité finit parfois par nous révéler ce qui se cache sous une pierre. Tribeqa fait partie de ceux qui, à l'image de la réplique de Picasso : "je ne cherche pas, je trouve", ont cette grâce qui ne se commande pas. La grâce de trouver. Ils nous font le cadeau d'une musique qui garde cette fraîcheur, cette spontanéité qui caractérise les approches basées sur l'honnêteté, émotionnelle et intellectuelle. Je suis ce groupe depuis maintenant près de trois ans, la rencontre fut pour moi d'une grande richesse. Ce fut un plaisir de participer avec eux à la création de leur premier disque. J'engage tous les publics à les écouter et recevoir de ces vitamines dont ils ont le secret."

Il faut aussi préciser que Magic Malik est juge et partie. Il est en effet présent sur près de la moitié des titres du premier album, à la flûte et au chant. L'été dernier, à la médiathèque qui est mon principal lieu de travail, lors d'une vague de "désherbage" des rayons, j'avais convaincu mes collègues de ne pas envoyer leur album au pilon, au motif qu'il ne sortait jamais. J'avais argumenté en leur disant que leur passage prochain sur l'agglomération, dans le cadre du festival de Radio France, allait probablement inciter quelques abonnés à emprunter le CD. Malheureusement, j'ai eu un empêchement le soir où je devais assister à leur concert. Trente-six fois zut !

L'extrait ci-dessous donne un aperçu de la musique de Tribeqa qui, je l'espère, vous donnera envie d'écouter la suite. Laissons-nous bercer par le chant franco-créole de Magic Malik qui nous invite à écouter sa "mizik la douce", "dans la joie... et l'allégresse, Allegria !" !

Tribeqa, "Amali Part 1", Tribeqa (2008)




mercredi 7 avril 2010

Un jour, j'ai nourri la girafe

Encore quelques jours avant de pouvoir découvrir les girafes du zoo de Lunaret. Je n'en fais pas une affaire personnelle mais quand on a des enfants qui n'en ont jamais vu, on est impatient de leur première fois face à cet animal si fascinant. De mon côté, cela doit bien faire une vingtaine d'années que je n'ai pas vu une girafe en vrai.

La dernière fois, c'était probablement au parc de Saint-Vrain alors que j'accompagnais un centre de loisirs maternel dont j'étais un des animateurs. Là-bas, les animaux sont soit-disant en liberté. En fait, c'est juste qu'ils ont de grandes cages que l'on peut traverser, du moins pour certaines, en voiture.

Les girafes, elles, étaient dans un enclos. Avec un groupe d'enfants, nous avons passé un bon moment à les contempler. Sensible à notre présence, une d'entre elles s'était approchée. Pour capter son attention, je lui ai tendu quelques feuilles mortes ramassées à mes pieds. Elle tendit son cou pour les brouter dans ma main. J'étais comme un gosse, émerveillé, et je recommençai plusieurs fois l'expérience. A chaque fois, elle se penchait et venait manger cette maigre pitance au creux de ma main. L'échange dura quelques instants mais cela reste un souvenir fort. La situation était tellement irréelle qu'aujourd'hui ce souvenir semble presque se confondre avec un rêve.

Voilà à quoi peut ressembler, dans la perspective de votre bras tendu, cet étrange spectacle :


On me dit que les girafes sont friandes de feuilles d'acacia. On constate cependant qu'elles font parfois moins les difficiles. Vous pourrez à bien juste titre me reprocher de m'être comporté comme le crétin moyen qui menace l'équilibre alimentaire des animaux en captivité, je plaiderais coupable. Réclamerais simplement les circonstances atténuantes : que la girafe accepte ma minable offrande, c'était comme un honneur qu'elle me faisait et j'ai simplement cherché à prolonger cet instant magique. Car c'était probablement la première et la dernière fois que de toute ma vie, pareille occasion se présentait. Nourrir la girafe, c'est une part d'enfance qui jaillit en vous.

Depuis, j'ai parfois entendu dire que ce n'était que pure légende que les lamas crachent. Pour ajouter à la dimension irréelle de cet après-midi au parc animalier de Saint-Vrain, je me souviens pourtant qu'un lama avait bel et bien craché à la figure d'un des gamins de notre centre de loisirs : une grosse chique en pleine poire, le gosse !

lundi 5 avril 2010

L'Agneau pascal façon Gonjasufi


Existe-t-il meilleur jour que Pâques pour revenir sur l'album, à ce jour, le plus marquant de l'année 2010, A Sufi And A Killer, signé Gonjasufi ? Puisqu'il est de tradition de sacrifier l'agneau et se régaler de son gigot, revenons donc vers un des titres les plus emblématiques de son auteur et qui justement s'appelle "Sheep".

Gonjasufi, "Sheep", A Sufi & A Killer (Warp, 2010)


En contrepoint à celle de Gonjasufi, on entend sur ce titre une voix féminine qui passerait presque pour easy-listening au regard du reste de la musique proposée sur cet album résolument crade et lo-fi, au son hyper-compressé. On y entend aussi Gonjasufi qui chantonne son désir d'être un agneau au lieu d'un lion.

"I Wish I Was a Sheep, instead of a lion, cause then I wouldn’t have to eat, animals that are dyin'…" avant de conclure : "I’m a lion babe, feeding off the sheep that graze… I’m a lion hey, see me livin in the shade, I have everyone afraid, roamin so no one is safe".

Curieuse vision, troublant éloge de cette douceur du jeune agneau... Avant que ne surgisse le lion qu'est Gonjasufi. La force du morceau vient aussi de ce basculement de la voix : toute en caresse dans la première partie, jusqu'au surgissement du lion dans son rugissement final, l'effet étant ici appuyé par le sample d'une envolée qawwali qui confère sa dimension mystique au morceau.

Si ce "Sheep" est un des vrais sommets d'un album qui pourtant se promène sur une véritable ligne de crête, c'est aussi parce qu'il incarne la démarche et l'ambition de son auteur. Nous pensions que le titre de l'album, A Sufi And A Killer, pour mystérieux qu'il soit, n'était en fait que l'évocation assez prosaïque de son interprète et de son principal producteur : Gonjasufi et The Gaslamp Killer. Il semblerait plutôt que ce soit une allusion au caractère troublé de son auteur, à la fois attiré par le mysticisme soufi et capable d'accès de violence par ailleurs. Dans la vidéo publiée par le magazine Dazed & Confused, mise en ligne ci-dessous, on y entend Gaslamp Killer dire qu'au début ce type lui faisait peur : qu'il était super agressif avec sa musique... Gonjasufi reconnaît volontiers que celle-ci lui offre une manière de canaliser sa violence : "If I didn’t have music I’d be dangerous man. It’s a vehicle for me to channel all this frustration and pain and shit".

Il n'est pas question de troubles de la personnalité au sens psychiatrique du terme mais d'une dualité complexe, où l'auteur s'expose en mettant beaucoup de lui-même. Comme il l'admet dans un entretien où il se livre longuement à The Quietus, cela demande un sacré effort d'exposer de la sorte une part de soi, d'aller du murmure au cri dans un même morceau. Comme il le dit : "It’s very personal exposing myself like that; going from singing very gently to screaming on the same song. I had to really spend a lot of time alone". Ce type de performance exigeait donc cette réclusion, d'être longtemps seul avant de pouvoir exprimer ces émotions contradictoires. Sa réputation d'ermite du désert du Nevada ne serait donc pas usurpée. Dans cette même interview, quand on lui demande si justement cette diversité de voix dans un morceau comme "Sheep" traduit un conflit interne, il acquiesce : "I would say so. It’s me reasoning and talking to myself. Different colours have got to come out. I want to take the whole rainbow of emotion".

Si Gonjasufi ne tombe pas dans les travers du darwinisme social cher à ses compatriotes néo-libéraux, façon Survival of the Fittest, sa vision du Monde semble marquée par la question du "qui mange qui", vision où l'agneau et le lion ne sont qu'une métaphore d'un processus plus général. Comme il l'explique à Cyrus Shahrad, dans son interview pour The Quietus, c'est la société qui s'auto-dévore : "I think this is a society that’s eating itself alive". Faut-il voir là une référence à l'Ouroboros ou au Samsâra bouddhiste ? Après tout pour un grand mystique, né copte, branché soufisme et hindouisme, ce type de références s'impose. La société qui se dévore tout cru renvoie à la dénonciation du matérialisme qu'il développe. Ainsi, les rappeurs multi-millionnaires sont-ils une de ses cibles : comment peut-on se contenter de frimer sur sa fortune quand 75% de la planète n'a pas accès à l'eau courante ?

Gonjasufi, qui décrivait ses premiers essais musicaux comme de l' Hindi Rock, est assurément un mystique pour qui le Christ était un muslim (sic) et le désert du Nevada un lieu sacré où se manifestent les esprits des Indiens massacrés.

La vidéo ci-dessous, West Coast Tripping with Gonjasufi & The Gaslamp Killer, a été réalisée par Tim Noakes pour le magazine Dazed & Confused. On y retrouve nos deux chevelus sur la route entre L.A. et Las Vegas...

Cela pourra peut-être vous aider à comprendre certaines de ses envolées du style : "le temps s'accélère - les jours, les mois. Tu ne peux pas y échapper : le temps nous rapproche du moment de maintenant. Et quand tu te rapproches du moment de maintenant, tu te confrontes à toi-même. Tu réalise ton être". (Voir la suite plus bas en version originale dans l'interview)... Sinon, si le mysticisme vous laisse de marbre, c'est juste une bonne virée de potes amateurs de space cakes...


A lire aussi, une chronique de l'album sur Pitchfork...

Et l'intégralité de l'interview parue sur The Quietus ici même :

Society Is Eating Itself Alive: Gonjasufi Interviewed
The Quietus , March 15th, 2010 08:54

Cyrus Shahrad talks to Gonjasufi about an impending apocalypse, religion and terrorism, and selfish millionaire musicians

Gonjasufi’s birth name is Sumach - after the flowering plant used to flavour Middle Eastern cooking and so beloved of his jazz fanatic father - and he’s “his present age”. He lives in Mojave Desert, on the outskirts of Las Vegas, but claims he has visited the Strip only a handful of times. He’s a recovering addict, though he says that his love for yoga, his children and his music has a stronger pull than any drug ever could, bringing him closer to himself and closer to God.

He’s also the man behind the Gaslamp Killer, Flying Lotus and Mainframe-produced A Sufi And A Killer, an inherently spiritual record that binds together mystical, whispered musings with the ragged fabrics of psychedelia, haunting desert laments and hypnotic Hindi chants.

It doesn’t take long to register the album's strong religious undercurrent, but to see it as specifically Islamic in origin is to underestimate the scope of Sumach's spiritual reach. Born into a family of Coptic Christians in San Diego, Sumach first studied Islam at college; he was turned off by the fundamentalists and attracted to the pursuit of divine unity pioneered by Sufi mystics. On top of that he has studied the Rastafari movement and the teachings of Krishna in the Bhagavad Gita.
Sumach says here that he’d be “a dangerous man” without music; that writing is for him “a vehicle to channel all this frustration and pain”. As such the album serves as a window into the two contrasting personalities fighting for possession of Sumach's soul: the Killer on the one hand, the Sufi on the other.

There’s currently very little information about you as an artist. How would you describe the history of your musical career?
Gonjasufi: I grew up in a San Diego jazz family; my old man played a lot of jazz records. My mom was into things like the Gap Band and Marvin Gaye. The first song I really felt was some Benny King. Then at high school I got into the 90s hip hop movement, started collecting records and started out as a DJ. So I would say my first music movement was 90s rap, and from there I got into reggae and rock. The way I kind of described it – I don’t want to get boxed in and some shit – but I called it Hindi rock, the shit I was doin’. The first record I put together was a lot of Hindi samples with some rock shit.

The temptation for a journalist is to read things about your personality into the album. How much of you is in this record?
G: I would say that as far as the feeling and the conviction and the words go, I put all of me into it. It’s very personal exposing myself like that; going from singing very gently to screaming on the same song. I had to really spend a lot of time alone.

Did the production process lend itself well to you spending time alone?
G: Yeah, it did. Gaslamp Killer would just chop up shit. He’s in LA, so he’d send it to me out here in the desert and I could just be alone. Nobody knows where I’m at. I kind of stayed out of the scene, but he’s like my link to the scene.


You have a real live performance sound, like you’re fronting a band. Is that part of your history, or part of your future?
G: That’s what I’m looking for. This album is a way of calling out for a band. I need to record with a couple of cats that I can lock myself in a recording room with for a couple of months. It’s my call out, like I’m saying, ‘Who’s down to rock a stage with me?’

In your own words you like to avoid overly-computerised approaches to making music...
G: I’m not really into the sound wave; the filtering effect of computers. When I go to shows I need to see a show. I need to see cats sweating with their instruments. When I see cats with just a computer up there, I feel like going up and snatching the computer off the stage and being like, ‘Now what? If all the power went off in the world, can you still rock a stage?’ That’s where I’m at with music. The sound wave itself has become so thin that the new generation’s ears are tuned into this softer, more accessible sound. With this record I wanted to almost hurt the eardrums; shock people with the sound of something raw, something hard. And then, after a minute, it’s cut into the eardrum enough that it’s scratched off the resin of that microchip filth.

The album works very well as a platform for your voice, but it sounds like there are a lot of voices on there – on a track like ‘Sheep’, for example. Do you think this is a representation of internal conflict?
G: I would say so. It’s me reasoning and talking to myself. Different colours have got to come out. I want to take the whole rainbow of emotion.

Does the record bear any relation to Sufiism as a religious form? The dance, the trance?
G: Yes, definitely. In college, I was studying Islam a lot and rolling with Muslims. I got turned off by the fundamentalist side and turned on by the mystic side. I started studying the way of the Sufi, reading Hazrat Inayat Khan. I went from reggae and word sound power to sufiism. I saw the similarity in all. I was born a Coptic in a Christian family, and then I studied Islam. Then I studied Hindi. And for me it took the study of Krishna and Geeta and practising yoga to bring all of that into one space for me; to come full circle.

You mention misconceptions about Islam on the record. Is this something you feel needs addressing?
G: Oh yeah. I’m out here in America, where the truth can be very franchised – it gets watered down. People have no idea what Islam is – they think these cats that are blowing up buildings and car bombs are Muslims. To me, they’re as much Muslims as these Catholic priests that are molesting kids are Christians. A true Muslim and a true Christian is the same: they worship one god. The Western world depends on so much media, and people are afraid of Islam out here. They don’t really know what Islam is about. Christ being a Muslin...they don’t know about that. If I was to open that up, I’d be labelled a terrorist out here. The crazy thing about this record is that I have to get to the US audiences via London. America doesn’t want to hear. I’ve been here for 30 something years, and it took the London ears to pick me up. I have to come back to where I’m at from the other side of the planet for them to accept this.

True artists work for something other than fame or financial success...
G: If John Lennon and Jimi Hendrix and Bob Marley were alive, would they hold a concert at the Gaza Strip to see if they could stop a fight? Would they go to the Middle East and hold peace concerts? There’s nobody on the planet that I know of that’s willing to do that. If I had a band and had enough people listening at one time I would do that shit, you know? For me it’s like the collective mass. The power of thought and everybody focused on one thing is the most important thing in life on this planet. If everybody’s so tuned in to a television that’s dumbing down the frequency and telling them that Doomsday or Armageddon is coming, then that’s what’s going to happen. So when I made these songs, it was a prayer to the most high and a call out to the people. I wasn’t thinking about money, or a record deal, or fame or any of that shit. That was the furthest thing from my mind.

Sometimes it feels like the only way to make sense of your own life is to make music.
G: It is for me. If I didn’t have music I’d be dangerous man. It’s a vehicle for me to channel all this frustration and pain and shit.

A Sufi And A Killer a record of contrasts – of dark and light moments – but you talk overall about hope; you want people in certain situations to take hope. Is that true?
G: Yeah, I want people who are going through the same emotions to find a way to deal with it. Energy is energy. A lot of this record is about me taking all the negative emotions that I have as a result of the world’s ignorance and hatred and racism, and dealing with it by turning it into something good. If people are going to follow me, I want to lead them back to their true selves. People sometimes don’t believe in themselves; they have to find someone to believe in. It’s that person’s job to bring them back to believing in themselves. For me it’s like, ‘Look, I’m going through all this crazy shit just like you. This is how I feel – does anybody feel the same?’ If there are people who are getting ready to jump off the bridge, or they’re halfway out the window, then I like to imagine that my song might come on and they’ll say: wait a minute, turn that shit up for a minute. And they pull back. I want to get these cats that are blowing shit up to chill out, and I want to get these cats that are going overseas to kill my brothers to chill out. If this music can reach enough people to give me an opportunity to speak, then it’s got to be about serious stuff that’s going on.

What goes through your mind when you turn on the TV and see the state of music today?
G: Bullshit, man. It’s frustrating because I got kids. Luckily enough, they get to hear the real stuff, but it’s a disease man. You see a lot of these rappers and all they’re talking about is their money. And they have talent, no doubt. But when all I hear is, ‘I got more money than you,’ it makes you want to reach through the TV and snatch them out of it. These cats get to a point when they’ve made enough money to actually make a change in the world. You find out there’s no running water on 75 per cent of the planet, and then you switch over and there’s cats in America...I won’t name names because I don’t want cats coming after me, but these guys that are almost billionaires and what are they doing? This should be a rule: if you make a certain amount of money, then a percentage of that has to go to getting running water and shit to the rest of the world. I’m not going to support artists that are multi millionaires when there are millions of people that don’t have any running water.

The saddest part is that hip-hop is a movement that came from political expression. For it to now be a part of the mainstream must be frustrating.
G: Yeah, it’s pretty sickening man. We go from Public Enemy to where we’re at right now.

Your record is so far removed from the MTV brand of hip hop. Do you think that’s largely a result of the movement that’s going on at the moment in LA with Flying Lotus and so on?
G: Oh, definitely. What Flying Lotus has done is step out of the box and create a whole other box. He started a whole movement as far as I’m concerned. If you can’t learn to draw, you trace for a bit, but where he’s going with his sound now . . . I hear so many people trying to sound like him. He’s taken it to a different angle. And he’s opened up doors for me. He introduced me to Warp. What he’s doing I support 100 per cent.

You talk about the desert a lot. Does the landscape play a large part in developing your personality or sound as an artist?
G: I think so. I’m from San Diego, which is next to the ocean. Tracks like ‘Holidays’, ‘Candylanes’, ‘Duet’ . . . those were all recorded in San Diego. All those other songs were recorded out here in the desert, and you can tell – the feel is completely different. Even the altitude and the weather, all that is captured. That’s why I want to use analog mics and tapes. I feel that the way a sound is captured is just as important as the sound itself. On tape it resonates, and over time it sinks deeper into the tape, and more of the air and the environment is captured in that recording. You listen to Miles Davis, Charlie Parker, and you can hear the cigarette smoke. When I hear Billie Holiday I can feel like I’m in that room – the cigarette smoke, the slavery even. And I want that to come across in my own recordings: where I was on the planet, what I was feeling, how much I was sweating.

You also mention ancestors on the record. Is there a sense that you can pick up things on mics that you don’t expect? Do you think you’re communing on a spirit level in the desert?
G: Definitely, man. This is all sacred burial ground out here. It’s all Mexico really, and all the slaughter that went down of the so-called Indians is still present. Most people don’t give a fuck – they don’t give a shit about any of that – but this is all ancient burial ground. People are driving their cars over it and maddogging each other and it's sad to see, because they’re ignorant of what’s underneath. And the crazy thing is that it’s all going to become burial ground again in a minute. These cats are gonna get buried in their cars. Their cars are gonna become caskets and shit.

Do you feel a commitment to revealing the apocalypse? A sense of despair at society?
G: I think this is a society that’s eating itself alive. What I’m understanding about time is that it’s speeding up - the days, the months. You can’t escape it: time is bringing us closer to the moment of now. And when you get closer to the moment of now, you’re dealing with yourself. You realise self. If you’re not ready to realise self, you’re gonna dissipate. In that alignment, when it takes place and we become 100 per cent fully realised, we reach godhead. If we’re all in the right state of mind. Then we can manifest the living god we’ve been looking for. That’s what I think it’s all about. That’s what I’m channelling when I’m making music. To realise self in the highest potential, and in doing so bringing others to their hightest potential. There’s no difference between me and my neighbour. Maybe we’re in different vibratory rates, but sometimes you need a more powerful battery to charge up the other. I need somebody to come around waken me up; resurrect me.

mardi 30 mars 2010

Elizeth Cardoso : 100 fois une autre fois

Elizeth Cardoso vient de passer le cap des 100 !!! Une annonce qui nécessite quelques précisions...

Aujourd'hui, je remarquais ainsi qu' "Outra Vez", interprété par Elizeth Cardoso, venait de passer la barre symbolique des 100 écoutes. Un chiffre énorme, qui lui vaut de caracoler une vingtaine d'unités devant le deuxième titre le plus écouté du répertoire. Mais quelle diabolique invention que ce compteur d'écoutes sur iTunes car, après tout, on s'en fout de savoir quels sont les morceaux de musique que l'on écoute le plus fréquemment ! Non que j'en fasse grand cas de ce compteur mais, parfois, il vient piquer ma curiosité en me révélant des titres ayant été beaucoup écoutés sans que je l'ai soupçonné. Avec le poids de l'objectivité, d'un point de vue quantifiable s'entend, se dessine un Top 50 individuel qui révèle ses propres surprises bien qu'issues exclusivement de ma discothèque. Et vu que, malgré des piles et des piles de vinyls, des rayonnages entiers de CDs, par commodité je n'écoute quasiment plus de musique qu'à partir d' iTunes, ce classement est bel et bien celui de ce que j'ai le plus écouté depuis son installation.

Pour comprendre pourquoi ce titre s'impose, jetez-y une oreille. Nous avons ici en 1 minute et 53 secondes une sorte de quintessence de la musique brésilienne : une voix d'exception accompagnée par l'incomparable batida de João Gilberto à la guitare.

Elizeth Cardoso, "Outra Vez", Canção do Amor Demais (1958)



Ce morceau est lui-même tiré d'un album historique, Canção do Amor Demais, enregistrée en 1958 par Elizeth Cardoso et uniquement composé des chansons écrites par Tom Jobim et Vinícius de Moraes. Cet "Outra Vez" était le seul titre ayant déjà été enregistré : par Dick Farney, en 1954. Pour le reste tous les autres morceaux étaient inédits. Et parce que c'était la première fois qu'un album était exclusivement composé de leur répertoire, celui-ci passe en quelque sorte pour l'acte de naissance de la bossa nova, laquelle fêtait son cinquantenaire en même temps que cet album en 2008, et dont nous rendions compte à l'époque (voir en bas de page).

Cet album est une borne pour quiconque souhaite comprendre la musique brésilienne contemporaine. Il fait partie de ces sources vers lesquelles il faut remonter. Ainsi, on découvrira déjà présente dans ces œuvres de jeunesse, par exemple sur "As Praias Desertas", une fascination chez le jeune Jobim pour une école classique française, notamment Debussy, fascination qui se fera plus manifeste lors de certains albums de la maturité, comme sur Urubu en 1976. On s'amusera de ce que celui-ci ait souhaité donner à l'orchestre une "simplicité quasi de chambre" : "seulement" (sic) 12 cordes, 2 trombones, une flûte, une trompette et une section rythmique. Une simplicité toute en baroque profusion. Mais une approche qui dit aussi sa volonté de reconnaissance auprès des classes moyennes et leur goût. La pochette ne dit pas autre chose, montrant Elizeth devant une bibliothèque de vieux livres reliés. Nous sommes loin de l'image d'Epinal de la bossa nova, avec ses insouciantes parties de plage des jeunes gens de bonne famille...

Il n'est pas question de nier que cet album fasse parfois son âge. Il a certes un peu vieilli, mais cela n'alterne en rien son charme. Je l'avais découvert il y a quelques années grâce à cette mine d'or de la musique brésilienne qu'était Loronix, le plus fantastique blog que j'ai jamais vu (abandonné depuis plus de six mois, tout le monde craint le pire pour son fondateur). "Outra Vez" s'étant tout de suite imposé comme un véritable coup de cœur, j'avais aussitôt entrepris à cette même source loronixienne d'approfondir mes connaissances sur cette artiste que je ne connaissais pas jusqu'alors, ô terrible lacune, Elizeth Cardoso.

Quelquefois les commémorations ont du bon, elles auront ainsi permis la réédition de cette œuvre patrimoniale de la musique brésilienne. C'est Biscoito Fino, un label indépendant, qui a ainsi donné une nouvelle vie à Canção do Amor Demais. Ce qui me permet de l'avoir désormais entre les mains et de lire avec curiosité les notes de pochette revenant sur la genèse de ce projet. Ou y découvrir les souvenirs de Vinícius griffonnés de sa main.

Il y insiste sur l'amitié qui les unissait tous les trois, Tom Jobim, Elizeth et lui. Et sur le fait que ce n'est pas seulement cette amitié qui conduisit le duo d'auteurs-compositeurs à la choisir elle plutôt qu'une autre interprète. "La diversité des sambas et des chansons exigeait une voix particulièrement accordée; qui possède un timbre populaire brésilien mais capable de s'élever au-dessus du strictement populaire; avec un registre ample et naturel dans les graves et les aigus et, principalement, une voix d'expérience, avec la force et l'âcreté de ceux qui ont aimé et souffert, affûtée par la patine de la vie. Et c'est ainsi que la Divina s'est imposée comme la Lune par une nuit de sérénade".

Quelques années plus tard, en 1963, Elizeth enregistrait un autre album consacré exclusivement aux chansons de Vinícius de Moraes. On constatait encore une fois avec quel talent elle s'appropriait ce répertoire. Sa version de l'ultra-rabaché "Consolação" est à classer parmi les toutes meilleures. Il faut voir avec quelle autorité elle empoigne ce standard ! Pour mieux l'incarner en mettant à jour la fragilité de qui à déjà connu ces blessures d'amour, cette voix d'expérience que recherchait Vinícius chez son interprète.

Elizeth Cardoso, "Consolação", Elizeth Interpreta Vinícius (1963)






En 2008, nous revenions dans une émission de Goutte de Funk (@ Divergence-FM) consacrée à Jorge Ben sur cet album qui fêtait alors ses cinquante ans, comme la bossa nova :

Pour situer le contexte dans lequel Jorge Ben a fait ses débuts, rappelons que la bossa nova fête en 2008 ses cinquante ans. En effet, c'est en 1958 que sort le 45t de João Gilberto, "Chega de Saudade", moment fondateur s'il en est. Mais 1958, c'est aussi et d'abord l'année qui voit paraître un album considéré comme une borne au sein de l'histoire musicale brésilienne, un album qui fête donc ses cinquante ans en 2008 : Canção do Amor Demais d'Elizeth Cardoso.

Au-delà de quelque connotation pop qui lui colle à la peau, la notion de songwriting prend tout son sens dans la musique populaire brésilienne, laquelle a toujours accordé une importance capitale à l'écriture de chansons et a donné le statut de standards à nombre de titres signés aussi bien par des artistes célèbres que par des compositeurs obscurs. Jorge Ben est à ce titre unique. Notre propos consiste à établir que son importance dans l'histoire de la musique brésilienne, en tant que créateur de standard, maître du songwriting, est au moins aussi grande que celle d'Antonio Carlos Jobim.

Jobim est l'homme qui a composé ce qui allait devenir la plupart des standards de la bossa nova. Principalement en collaborant avec Vinícius de Moraes, qui était jusqu'alors poète et diplomate. C'est donc en 1958 que leurs chansons étaient pour la première fois enregistrées sur un album leur étant exclusivement consacré : ce chef d'oeuvre d'Elizeth Cardoso, Canção do Amor Demais. Celle que les Brésiliens surnommaient la "Divina" rassembla à cette occasion 13 titres du répertoire de Jobim et Vinícius de Moraes. Plus encore que sa propre sa carrière d'interprète qui allait suivre, Vinícius confessait que cette période de l'enregistrement de l'album par Elizeth Cardoso restait un des moments forts de sa vie, notamment par la complicité qui le liait à Jobim, comme il en témoignait dans la chanson "Carta ao Tom 74", écrite avec Toquinho : "Rua Nascimento Silva 107, voce ensinando pra Elizete as canções de Canção do Amor Demais/Lembra que tempo feliz ai, que saudade/Ipanema era só felicidade/era como se o amor morresse em paz".

Jobim était également en charge des arrangements et la guitare était confiée à João Gilberto sur 2 titres, "Chega de saudade" et "Outra vez". C'est d'ailleurs l'apparition de ce dernier qui rend l'album historique. Luis Americo Jr. rapporte que pendant les séances d'enregistrement, encore tout jeune mais déjà acariâtre, il se permit ainsi de suggérer à la Divina d'interpréter "Chega de Saudade" sur un ton plus intimiste. La grande dame préféra le faire à son idée, "à l'ancienne" dira-t-on rétrospectivement. Et Dieu sait que finalement elle a bien fait. "Outra Vez", le titre que nous écoutons ce soir l'illustre, tant elle y fait la démonstration d'un chant parfait, 1 minute 53 qui contiennent déjà une forme de quintessence de tout ce qui fait l'incroyable richesse de la musique brésilienne. On préférera même sa version, à l'interprétation qu'en donne João Gilberto lui-même, tout à son murmure magnifique. Et signalons à ce propos que la grande dame ne lui tint pas rigueur de ces commentaires puisque, comme le rappelle fort à propos Zeca Louro de Loronix, João Gilberto accompagnait toujours Elizeth Cardoso sur son album Naturalmente, l'année suivante.

vendredi 26 mars 2010

Le Sivatherium, lourd ancêtre de la girafe

Les girafes sont arrivées au zoo de Lunaret. Il leur reste encore quelques jours pour se préparer mentalement à s'offrir aux regards du public. C'est aussi le temps pour réviser le sujet et se livrer à quelques petits traités de girafologie.

En premier lieu, la question des origines. Ainsi, la girafe n'est pas originaire d'Afrique. C'est dans ce qui serait aujourd'hui la Grèce et la Turquie, que l'on trouve trace, il y a une dizaine de millions d'années, de son ancêtre, le Bohlinia.

Pour casser un autre mythe, signalons que la girafe n'a pas toujours été cet animal long et élancé. A la Préhistoire, on comptait au moins une trentaine d'espèces de girafes, dont l'une, le Sivatherium pesait deux à trois tonnes, et était presque aussi gros qu'un éléphant. Le Sivatherium, littéralement "bête de Shiva", ressemblait donc à cela :


Bon, OK OK, je rigole. Je suis effondré de devoir le préciser mais l'image ci-dessus ne représente pas un sivatherium. Seule l'effrayante incrédulité d'un trop grand nombre de personnes circulant sur la toile m'oblige à rétablir la vérité. Cette photo n'est même pas un fake, il s'agit en fait d'une "création" publicitaire vantant les qualités de jumelles Zeiss. Cette campagne a d'ailleurs obtenu un prix.