Après avoir déjà raté deux fois le Staff Benda Bilili, la première pour cause d'annulation de leur concert au Rockstore il y a deux ans, la seconde pour cause de vacances l'année dernière, j'étais impatient de découvrir ce groupe hors-norme et me lançais à l'aventure. Je prenais donc mon billet de train pour Sète sans savoir comment j'allais revenir, sans savoir si j'allais vivre une soirée inoubliable ou un "plan d'Indien", pour reprendre l'expression de mon ami Juremir, à savoir un truc complètement foireux. Du style devoir attendre le premier train pour Montpellier à 5h du mat' alors que je bossais aujourd'hui !
A titre personnel, c'était la première fois que je pouvais me rendre à un concert de Fiest'à Sète, ayant toujours été en vacances à ce moment-là les années précédentes (ben oui, je suis aussi ce type assez couillon pour être en vacances début août). Raison de plus pour ne pas rater l'affiche de cette soirée Congo Très Très Chaud, avec Zao en première partie et le Staff Benda Bilili en vedette. J'avais vraiment très envie de voir sur scène Papa Ricky et sa bande, de mesurer l'étoffe qu'avait pris Roger, le gamin des rues devenu enfant prodige. En Renaud Barret et Florent de la Tullaye, Roger Landu a trouvé son François Truffaut. Comme Jean-Pierre Léaud, il a grandi sous l'œil d'une caméra depuis l'enfance. Comme lui, il avait le regard perdu dans le vague. Mais qu'il semble loin ce petit vagabond des premières séquences, aujourd'hui Roger est une star.
J'appréhendais un peu le retour sur Montpellier mais qu'importe, j'improviserai le moment venu. J'y pensais en me rendant de la gare au Théâtre de la Mer, allant d'un bon pas sur ces deux kilomètres et demi, appréciant la lumière dorée de fin de journée qui baignait les quais de Sète jusqu'à la corniche où se niche le Théâtre de la Mer. Un cadre littéralement sublime qui marquera à coup sûr ceux qui le découvriront. Des gradins tout en hauteur, comme encastrés dans le rocher. En bas, la scène et juste derrière elle, la mer. La nuit y tombe en musique.
J'arrivai juste à temps pour monter prendre une bière au bar quand José Bel, président de Métisète, l'association qui organise Fiest'à Sète, montait sur scène pour y rendre hommage aux bénévoles et y inviter Franck Tenaille à venir présenter Zao. Franck Tenaille est, comme on dit, un journaliste spécialisé, auteur notamment de ce beau livre sur les musiques africaines, Le Swing du Caméléon (Actes Sud). Il a eu l'occasion de croiser Zao depuis les années quatre-vingt et il trouva les mots pour nous faire partager son enthousiasme, juste et succinct.
Je ne m'attendais pas à voir un jour sur scène un des premiers artistes africains que j'ai découvert il y a déjà plus de vingt ans et que je n'ai, il faut le dire, guère écouté depuis. Son groupe a commencé par faire chauffer un instru avant qu'il ne monte sur scène coiffé d'un grand chapeau de plumes. Et il a tôt fait de faire défiler les grands classiques de son répertoire, "Soulard", "Moustique" ou son indispensable "Ancien Combattant". Originaire du Congo-Brazzaville, Zao est cet auteur à textes qui semble apprécier de jouer dans la ville natale de Georges Brassens. Franck Tenaille rappelait que cet ancien instituteur était un grand admirateur de La Fontaine. Mais les textes ne sont jamais indigestes, plein d'humour et portés par des cadences irrésistibles. Il ne fallut ainsi que quelques minutes pour qu'une partie du public abandonne son siège dans les gradins pour venir remplir la fosse et danser. Zao se présentait à la tête d'une formation cosmopolite : un percussionniste du Congo-Brazzaville, un guitariste de la RDC, un batteur ivoirien, et un bassiste... japonais. Et, comme dans toute bonne formation congolaise, il fallait un guitariste à la hauteur. Celui que Zao appelait son "soliste magique", le bien-nommé Olivier, a toujours mené les débats avec aisance, décontracté et ravi d'être là. Une mise en jambe assez énorme. Si jamais Zao passe près de chez vous, n'hésitez pas un instant !
Staff Benda Bilili a pris du galon. L'an passé, c'est eux qui ouvraient pour Angélique Kidjo et ils ont, paraît-il, "cassé la baraque". Du coup, ils sont cette fois-ci les têtes d'affiche. Depuis ce premier passage sétois, Benda Bilili, le documentaire de Renaud Barret et Florent de la Tullaye, est sorti en salle et en DVD touchant un public plus large que celui de leur album Très Très Fort. Pour avoir suivi l'évolution du groupe justement grâce à leurs images, depuis leur premier documentaire où ils apparaissaient subrepticement, La Danse de Jupiter, j'étais fasciné par l'énergie et l'émotion de leur musique, le son brut dégagé par leurs instruments bricolés qui sonnent comme nuls autres. Si la ronde des fauteuils roulants de Papa Ricky, Koko, Théo et Djunana sont l'entrée en scène obligée du groupe, on est d'abord ravi de constater que, malgré le succès, ils sont restés fidèles à ces instruments de fortune. Le kit de batterie est composé de tambours traditionnels en bois et peaux auxquels s'ajoutent bidons et cocottes divers. Et ça sonne drôlement. La grosse caisse ne fait pas de quartier, énorme. Pour dire son rôle essentiel, lors des présentations finales des musiciens, Roger Landu dit du batteur qu'il était "celui qui déplace des montagnes" !
Au sujet de ces instruments de récup', on pourra toujours s'interroger sur un quelconque décalage culturel et sur une éventuelle forme de roublardise. Un musicien curieux évolue, son style peut changer. On pourrait comprendre qu'il veuille jouer sur une vraie guitare ou une vraie batterie s'il en a les moyens après avoir toujours joué sur des instruments de fortune. Mais son public occidental (ou extrême-oriental), lui, attend de retrouver ce son brut et authentique. Cette fidélité au son et aux instruments est-il un calcul commercial ? Un attachement à l'âme de son art ? On pourrait également attribuer à ce décalage des paroles comme "qui n'a pas travaillé n'a pas droit au salaire" (sur "Sala Mosala") que seuls les plus fanatiques des ultra-libéraux pourraient proférer sans rougir. Mais on laissera mûrir ces considérations une autre fois, le Staff Benda Bilili est une aventure humaine intense, sincère, loin de tous nos questionnements. C'est un groupe fédérateur, on y trouve des vieux et des jeunes, des handicapés et des valides. Ne manque plus que des femmes. Et leur présence est magnétique.
J'étais d'abord étonné de voir que, sur scène, la musique du Staff Benda Bilili s'appuyait sur trois fois rien. La rythmique, batterie de bric et de broc et basse acoustique, une seule guitare, jouée par le pilier Koko et le satongé de Roger. Sans oublier l'animateur, sur la droite de la scène, debout appuyé sur ses béquilles calées sous les aisselles, qui scande ses injonctions et entretient la tension sans faillir. Mais la musique du Staff Benda Bilili, ce sont surtout des harmonies vocales qui font toute la différence. J'ai eu le plaisir de suivre leur prestation en compagnie de François Bensignor* que je n'avais pas vu depuis plusieurs années, et il m'expliquait avoir été témoin de l'évolution du groupe depuis leurs premiers concerts. A force de tourner, les voix se sont affinées, les harmonies sophistiquées. Il n'y a pas d'âge pour apprendre.
Le groupe a un incroyable succès, fait un tabac partout où il passe. Dans les années soixante-dix, à l'époque de la Mothership, quand George Clinton avait fait construire un vaisseau spatial pour ses concerts, il avait dit, en raison de son coût astronomique, à ses musiciens : "vous vous achetez une maison ou une voiture. Mais pas les deux". Depuis leur succès, les musiciens du Staff Benda Bilili, eux, ont pu s'acheter les deux !!! C'était leur premier objectif : mettre leur famille et progéniture à l'abri.
Leur histoire est donc une success story mais on l'oublie (et il faut l'oublier) dès qu'on les découvre sur scène. Car le Staff Benda Bilili est un groupe des plus modernes dont la musique est si originale qu'elle ne ressemble à nulle autre. Congolais de Kinshasa, ils ont grandi au rythme de la rumba mais leur musique, si elle en garde forcément quelques traces, en est à mille lieues. A sa "ligne claire", ils préfèrent donc un son brut, rugueux, trouble, sale. Il y a du funk dans leur musique, il y a du rock dans son attaque. On oublie tout, on oublie leur handicap, on oublie leur existence à la rue où la seule loi qui vaille est ce fameux "Article 15" qui dit l'incroyable sens de la débrouille et les ressources du petit peuple congolais.
De même, il faudrait n'avoir jamais vu Roger Landu pour apprécier pleinement son incroyable talent. Cet ancien shégué, ce gamin des rues abandonné, s'était bricolé son propre instrument de musique. Simplement avec une boîte de conserve, un bâton courbe et un simple fil de fer. Il l'a appelé satongé et dit s'être vaguement inspiré d'un instrument traditionnel du Bas-Congo. De cet instrument improbable, il tire un des sons les plus entêtants de ces dernières années. C'est lui le soliste qui illumine des fulgurances de son satongé la musique du groupe. Il en est l'élément électro-allogène qui propulse la musique du Staff Benda Bilili dans une autre dimension, la touche de folie d'un gamin qui a la tête sur les épaules. De son monocorde fait à la maison, entre theremin sous-amphèt'-et-acide et guitare au vibrato psychédélique, il nous lance des solos sans fioritures qui vont droit au but, tapent droit au cœur. Ce ne serait pas lui rendre service de le qualifier d'hendrixien mais ce ne serait pas faux non plus (Yann Plougastel, dans Le Monde Magazine, l'avait décrit comme un Jimi Hendrix jouant au milieu du Buenavista Social Club).
Pris sous l'aile de ces anciens qui lui ont transmis tout leur lu-fuki, il a pu s'épanouir. Il aurait pu rester leur mascotte, il est devenu leur diamant. Sous nos yeux, c'est un émouvant passage de témoin qui se jouait. Désormais, s'il est toujours placé au centre de la scène, Papa Ricky semble étonnamment en retrait. Il laisse même Roger en charge du micro pour les présentations et interventions diverses. Ce qui en dit long sur la noblesse de cet homme. Parce qu'il a déjà tellement donné, Papa Ricky n'est presque plus qu'un témoin ravi du spectacle plutôt que son acteur central. Il danse dans son fauteuil, Roger vient danser devant lui. Roger, élégant jeune homme qui a la morgue de ceux qui reviennent de loin, est encore un enfant respectueux. C'est une superstar qui a déjà tout compris, un chanteur dont la voix s'est affirmée. C'est lui qui invite les filles à danser sur scène, lui qui dit pour annoncer le dernier morceau : "c'est du boulot".
Roger Landu n'est qu'à l'aube d'une grande carrière**. Il a encore besoin des anciens pour ne voir avoir l'ego qui enfle et être ramené dare-dare les pieds sur terre le cas échéant. Ce soir, j'ai eu la confirmation que, par son incroyable présence et sa musicalité phénoménale, ce jeune artiste a un destin prometteur.
Et le retour, me direz-vous ? Super. J'ai tout de suite trouvé deux jeunes couples qui ont bien voulu me ramener et à qui il restait une cinquième place dans la voiture. Un grand merci à Mathieu, Rachel, David et Anaïs qui ont bien voulu me co-voiturer jusqu'au bout de ma rue. Je leur en suis reconnaissant.
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* Dans le cadre du festival, il donnait aujourd'hui une conférence sur "Fela Anikulapo Kuti, le héros insoumis créateur de l’afrobeat" à la Médiathèque François Mitterand de Sète.
** Comme Michael Jackson, Roger touche aussi les enfants. Il y a seulement deux semaines, je montrais le film Benda Bilili à mon fils, car un père se doit bien de transmettre quelques valeurs à ses enfants, et il est resté fasciné par le destin de Roger et m'a depuis interrogé plusieurs fois à son sujet. Certes, je n'ai que mon Félix en guise d'étalon mais il aura valeur d'exemple et sera un pourcentage majoritairement important à lui tout seul.
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