Si l'expression est galvaudée, dire d'un album qu'il a ouvert une nouvelle voie, c'est à bon escient qu'on l'utilisera à propos du Blue Lines de Massive Attack. Nous poursuivons donc avec lui notre série rétrospective sur les vingt ans d'albums sortis en 1991. Bien que la musique de Massive Attack me semble plus adaptée à l'automne et la grisaille, si nous en parlons en cette saison, c'est que c'est au printemps que j'ai acheté l'album.
Mais avant de savoir si d'autres allaient s'engouffrer dans cette voie, il faut rappeler l'impression saisissante procurée par la découverte de ce disque. En 1991, j'écoutais beaucoup de rap et Massive Attack, c'est aussi du rap. Si le grime et ses succédanées ont prouvé le contraire, on avait coutume de dire avant son émergence que le hip hop ne s'était jamais véritablement implanté en Grande-Bretagne : les traditions jamaïquaines ne lui avaient pas laissé de place. Il y avait bien quelques groupes de rap, comme le London Posse, mais c'est la culture du dancehall, la tradition des sound-systems, qui dominait. Massive Attack était tout imprégné de cette culture-là, le reggae était présent et pas seulement par la voix magnifique de Horace Andy. Mais Massive Attack était aussi hip hop et balançait quelques raps. Est-ce que quiconque ayant écouté "Safe from Harm" n'a pas eu qui lui trotte un moment dans la tête ce fameux "I was lookin' back to see if you were lookin' back at me / To see me lookin' back at you" ?
Il y avait du rap, certes, mais sous-tendu par une musique différente. Propice à la rêverie. Le rap en général n'a jamais vraiment reposé sur des cadences démentes, des BPMs élevés, mais Massive Attack semblait encore ralentir le tempo. La page Wikipédia consacrée à Blue Lines cite Simon Reynolds pour qui Blue Lines s'écoule à un spliff tempo*, le rythme nonchalant d'un fumeur de joints. Bien sûr, mais c'est aussi, tout simplement, un disque adapté au rythme de la marche. Je n'ai eu un walkman que durant une brève période mais c'était celle où j'écoutais Massive et où je me baladais avec les chansons de Blue Lines entre les oreilles ! C'était, par exemple, le métronome de mes pas quand, pendant un séjour Erasmus, je déambulais dans Rome à n'importe quelle heure du jour et de la nuit.
En parlant de marche... Je ne veux pas vous lasser de souvenirs mais ces souvenirs sont le bout du fil qu'on attrape avant de dérouler la pelote. Le bout du fil, c'est donc l'achat de ce disque. Je me souviens précisément de l'avoir acheté à la FNAC Montparnasse dès sa sortie, en avril 1991, et d'avoir marché ensuite jusqu'au métro Châtelet. C'était une belle journée de printemps et il était agréable d'être dehors. Je me souviens aussi avoir rencontré une amie en chemin, ma bonne complice "Didine", à qui j'avais montré mon butin. Butin qui d'emblée tourna beaucoup sur la platine puis qui, copié sur cassette, défila donc en boucle dans le walkman. Et, après tout, cette nonchalance trouvait aussi sa place quand la chaleur nous invitait à ralentir notre foulée.
Si aujourd'hui on associe Massive Attack au trip hop, il faut pourtant se souvenir qu'historiquement parlant, le terme n'existait pas encore et que, quand il fut lancé, il ne s'appliquait pas à la musique de Massive. Mais malgré ce léger anachronisme et ce quiproquo, c'est bel et bien Massive Attack qui est devenu l'épitomé du trip hop auprès du grand public.
Avec Blue Lines, Massive Attack plantait Bristol sur l'atlas des musiques. L'avènement de Portishead et de Tricky, présent sur Blue Lines sous le nom de Tricky Kid, enfonçait un peu plus la punaise. Mais les éléments déclencheurs de cette clique, The Wild Bunch, venaient d'ailleurs : Neneh Cherry, époque Raw Like Sushi (!!!), et Cameron "Booga Bear" McVey. Ce dernier, mari de la première, a produit l'album et Neneh leur a transmis sa pêche. Enfin, leur a même "botté le cul" comme le reconnaissait Daddy G : "nous étions des petits glandeurs de Bristol. C'est Neneh Cherry qui nous a botté le cul et poussé en studio. Nous avons beaucoup enregistré chez elle, dans la chambre de son bébé. (...) Ce que nous essayions de créer était de la dance music pour l'esprit plutôt que pour les pieds". C'est là la clé de leur musique : ce downtempo qui s'immisce dans nos pensées, qu'elles soient introspectives ou divaguantes.
Outre Horace Andy, Shara Nelson imposait sa voix pour lui donner sa couleur à l'univers de l'album mais ne figurerait déjà plus sur l'album suivant. Elle était remplacée par Nicolette dans la quête de 3D et Daddy G de confectionner des écrins pour des timbres de voix très particuliers. Ainsi, on retrouvera sur leurs albums suivants des chanteuses emblématiques de la scène anglaise, a priori à mille lieues de leur univers, Tracey Thorn (Everything But The Girl) ou Liz Frazier (Cocteau Twins). Il est difficile de sortir un titre en particulier de Blue Lines mais "Unfinished Sympathy" incarne bien l'univers de Blue Lines. Sur Protection, leur deuxième album, en 1994, le titre "Sly" aboutissait plus encore cette veine orchestrale qui portait une voix soul.
En avril 1991, nous venions alors de sortir de la première guerre du Golfe et Massive Attack faisait partie de ces groupes dont le nom avait posé problème. Qui sait si avec un nom pareil, cela n'allait pas faire naître des vocations terroristes ! La BBC avait ainsi banni de ses ondes le groupe Bomb The Bass, contraignant Tim Simenon à mener carrière sous son nom propre. Massive Attack, lui, fut contraint de décapiter la moitié belliqueuse de son blase pour n'être plus que Massive tout court. Comme vous l'avez peut-être remarqué plus haut sur la pochette d'époque. Quelques mois plus tard, le groupe récupérait l'intégralité de son nom et l'apposait sur tous les nouveaux pressages de Blue Lines.
Avant d'écrire ce petit texte, cela faisait plusieurs années que je n'avais pas écouté cet album, pas mal d'années. Je m'attendais à retrouver un album qui aurait vieilli, tellement ancré dans une époque en particulier... Même sans le frisson de la découverte, sans ce choc apaisé si particulier, le redécouvrir avec un tel plaisir me confirme qu'il est devenu un classique, qu'il a gardé son éclat, la caractéristique d'un classique étant qu'il vous amène toujours quelque chose d'unique et fort. C'est une vraie bonne surprise que Blue Lines, assurément une borne dans mon histoire personnelle de la musique, ait ainsi conservé toute son originalité et sa fraîcheur.
Alors, comme je le disais en préambule, la musique de Massive Attack évoque plutôt une ambiance de grisaille. Peut-être parce qu'aujourd'hui il fait gris, frais et qu'il pleuviote, son écoute me semble à ce point de circonstance, vingt après l'avoir découverte.
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* Citation extraite de Simon Reynolds, Generation Ecstasy: Into the World of Techno and Rave Culture (1998)
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