mercredi 31 août 2011

Criolo, révélation de l'année au Brésil


Cela fait déjà plus de vingt ans qu'il s'est lancé dans le rap mais c'est seulement aujourd'hui qu'il obtient la reconnaissance. A trente-cinq ans, Criolo est probablement la grande révélation brésilienne de 2011 grâce à son magnifique album, Nó Na Orelha, album qui s'ouvre à d'autres influences et au chant.

Qu'il chante ou qu'il rappe, Criolo a envoyé balader toutes les barrières. Mais pour lui, tout vient du hip-hop. Son attachement lui est indéfectible. Même s'il se met à chanter, c'est toujours du hip hop qu'il se réclame. "Je fais du rap même quand je n'en fais pas. Le hip hop est né pour amener l'amour fraternel universel. Si tu es un peintre ou un écrivain mais que tu as cette attitude, je peux te dire que tu es hip hop. Si je devais décrire ce disque morceau par morceau à quelqu'un qui ne l'ait pas écouté, cette personne penserait spontanément que c'est un disque de rap". La gravité et la noirceur de ses textes sont assurément rap, comme sa conscience sociale. Du rap, il garde le sens de l'inscription dans la réalité, le keep it real de ceux qui ne trichent pas. L'émotion qui s'en dégage est aussi celle de ceux de qui ne trichent pas et n'ont pas peur de la sincérité. Daniel Ganjaman qui a produit ce nouvel album raconte même qu'il lui est difficile de sortir d'un concert de Criolo sans avoir la larme à l'œil !

Kleber Gomes est pauliste, issu d'une famille modeste originaire du Ceará. Une famille nordestine donc. Il a toujours vécu dans la Zona Sul, à Grajaú, quartier très populaire de la périphérie de São Paulo, cette ville géante qu'il compare à un "labyrinthe mystique". Pour l'anecdote, le jeune Kleber a traversé sa scolarité secondaire en étant toujours dans la même classe que Maria Vilani Cavalcante Gomes, sa... mère ! Celle-ci n'ayant pas eu, enfant, l'opportunité de suffisamment fréquenter l'école, saisit l'opportunité. Elle avait appris à lire en autodidacte et le virus de la lecture ne l'avait jamais lâché depuis. Le goût des études l'incita même à poursuivre et à s'inscrire à la fac où elle obtint un diplôme de philosophie. Elle devint enseignante puis psychothérapeute et anime depuis des cafés philo ! S'il n'y a nulle allusion à cet épisode dans les textes de celui qui, à trente-cinq ans, habite toujours chez ses parents dans leur appartement modeste, cela permet de comprendre d'où vient Criolo.

Kleber adopta très vite le nom de Criolo Doido. Le Créole Fou. Criolo, dit-il, parce que son père est noir. Doido, parce qu'il est le fils de la "folle", sa mère. "Car seul quelqu'un de fou aurait pu se lancer dans les défis qu'elle s'est lancée. Elle est si folle, mais si folle, qu'avec le temps j'ai estimé préférable de retirer cet adjectif. Je ne le mérite pas"*. Criolo tout court, donc. En 2006, il enregistra un premier disque, Ainda Há Tempostrictly hip hop celui-là, fonda le duo Rinha dos MC's avec DJ Dan Dan dédié à l'organisation de battles. Pendant que Criolo Doido rimait et peaufinait son flow dans des freestyles, le jeune Kleber Gomes devait travailler. Comme vendeur d'abord, puis comme éducateur, un métier qu'il exerça pendant plusieurs années.


Si Criolo a réussi un album d'une telle force et variété, il le doit aussi à ses producteurs et musiciens. C'est en effet Daniel Ganjaman, un ancien de Planet Hemp, membre d'Instituto, producteur des Racionais MCs et Sabotage, qui a arrangé et produit Nó Na Orelha avec Marcelo Cabral. On pouvait lire ainsi sous la plume d'Hagamenon Brito pour le Correio da Bahia que Nó Na Orelha était probablement l'album de rap brésilien possédant la plus grande richesse musicale depuis la sortie de A Procura da Batida Perfeita de Marcelo D2, en 2003.

Nó Na Orelha est un album d'une incroyable variété de styles, il démarre pied au plancher en version afrobeat avec "Bogotá", le titre le plus entraînant qui, justement nous entraîne déjà tellement loin qu'on ne peut que poursuivre l'écoute de l'album bluffé, curieux, intrigué. "Subirusdoistiozin" repose sur une décontraction rap et jazzy, très entêtante également alors que "Não Existe Amor em SP" est d'une gravité bouleversante. Sur "Mariô", composé avec Kiko Dinucci, Criolo pose son rap et ses beats sur des percus qui semblent directement enregistrées dans  un terreiro. Alors que "Linha de Frente" qui conclut l'album est clairement un samba, du genre à vous coller la chair de poule, tandis que "Samba Sambei", contrairement à ce que son titre pourrait laisser croire, est reggae.

Même s'il n'oublie pas de décocher quelques rimes ("GrajaúEx"), c'est aussi parce qu'il privilégie ici le chant que Criolo a réussi sa mue, qu'il a trouvé sa voix/voie. Car c'est par ce biais qu'il nous touche en même temps qu'il s'affirme un excellent chanteur, à la voix grave et chaude. Ou, plus exactement, parce qu'il n'est pas un chanteur, il chante superbement et a trouvé sa voix. Sans effet, sans afféterie, mais juste, et droit à l'émotion.

MTV Brasil vient tout juste de publier la liste des nominés pour ses trophées annuels, le VMB (Video Music Brasil). C'est Criolo qui obtient le plus de nominations puisqu'il figure dans cinq fois catégories. Meilleur Disque, Meilleure Chanson pour "Não Existe Amor em SP", Révélation de l'Année et Meilleur Clip pour "Subirusdoistiozin", réalisé par Tom Stringhini et Alexandre Casagrande**. Et Artiste de l'Année, catégorie semble-t-il réservée au vote du public.


Le plus étonnant après avoir lu cet éloge est d'apprendre que Nó Na Orelha est disponible en téléchargement gratuit ! Mais si les fichiers en mp3 320 kbps sont libres, la grande fierté pour Criolo est que son album sorte également en vinyl. Normal pour un type qui vient du hip hop.

Criolo dit qu'il a écrit certaines des chansons il y a déjà une dizaine d'années. Il lui reste maintenant pour s'inscrire sur la durée à activer son rythme d'écriture et de composition. Mais il vient assurément de réussir un des albums marquants de cette année. Une œuvre intemporelle, déjà un classique.

Criolo, Nó Na Orelha (2011) mp3 320 kbps

01. Bogotá
02. Subirusdoistiozin
03. Não Existe Amor em SP
04. Mariô
05. Freguês da Meia Noite
06. Grajauex
07. Samba Sambei
08. Sucrilhos
09. Lion Man
10. Linha de Frente

Vous pouvez télécharger l'album gratuitement directement sur son site ou sur la Musicoteca.

_______________________________

* Armando Antenore, "O Doido e a Doida", Revista Bravo! (24/8/2011)
** Il participe également au clip d'Emicida, "Não Toma", également nominé dans la catégorie des clips. Si ce dernier ne s'est pas encore débarrassé des clichés propres au genre, Criolo y est bon acteur. Sa présence devant la caméra risque fort de donner des idées à quelque réalisateur...

Le "Cálice" de Criolo


Avant d'écouter son album Nó na Orelha, j'avais découvert Criolo par ces images, ce court extrait où il improvise a cappella des paroles sur l'air de "Cálice". Criolo est la révélation brésilienne de l'année mais avant de le présenter plus en détail, j'avais envie de cette introduction spontanée. Vous reconnaîtrez probablement le morceau, il est écrit et composé par Chico Buarque et Gilberto Gil.

"Cálice" est un morceau emblématique de Chico Buarque, typique de sa façon subtile de dénoncer la dictature militaire de son pays, en même temps qu'il épingle la complicité de l'Eglise. Le titre repose sur un double sens. "Cale-se" qui signifie "tais-toi", se prononce comme cálice. Ainsi quand Chico chante : "Pai! Afasta de mim esse cálice", soit "Père, éloigne de moi ce calice", il faut entendre : "Père, éloigne-toit et tais-toi"*.

Dans cet extrait, Criolo reprend l'air original pour dénoncer les préjugés contre les Nordestins, les Noirs ou les analphabètes. Il le fait avec une incroyable désinvolture, semble commander un café serré en même temps, mais crève l'écran. La scène est prise sur le vif, le décor quelconque, on devine des paquets de chips derrière lui, mais ces quelques secondes chantonnées ont suffi à me donner envie de découvrir qui était ce type. Je revoyais récemment la scène filmée par la BlogothèqueAloe Blacc est dans le métro, à la station Saint-Michel, et où il semble faire partie des badauds qui s'arrêtent pour écouter les musiciens. C'est son groupe qui joue et il commence à chanter comme s'il était un de ces badauds qui passent par là. L'effet est saisissant et c'est dans des conditions précaires comme celles-ci que l'on mesure le charisme d'un artiste. C'est la même impression qui se dégage de ces images. Le charisme et la présence de Criolo sont une évidence. 



A suivre, une présentation plus complète et un lien pour télécharger Nó na Orelha, peut-être l'album de l'année !

____________________________

* Une traduction des paroles de "Cálice"

lundi 29 août 2011

Aloe Blacc, une vidéo dans Paris


C'est avec une pensée pour les amis parisiens que je poste cette nouvelle vidéo d'Aloe Blacc. C'est peut-être la rentrée mais il faut garder à l'esprit que Paris est cette ville unique où l'on vient du monde entier s'émerveiller et passer des vacances dont on a peut-être rêvé toute une vie. Comme Raphael Saadiq, Aloe Blacc a trouvé en France une terre accueillante. Le premier a enregistré au Bataclan son DVD live et tourné à Paris le clip de "Radio", qui annonçait la sortie de Stone Rollin', son dernier album. Aloe Blacc vient lui aussi de sortir une vidéo filmée dans Paris.


Pendant des années, rentrer de vacances signifiait pour moi retrouver Paris. Il fallait s'engouffrer dans le métro, ou attraper le 61, quelques heures seulement après s'être arraché à la douce chaleur du Sud. D'emblée, ce qui frappait et marquait le retour à la maison était l'incroyable réservoir de dingues en tous genres qu'héberge la capitale. C'était parfois glauque, sinon assez réjouissant. Arrivé à la maison, quand je posais mon sac à dos au milieu de la pièce, elle était déjà remplie et il fallait se ré-habituer à son exigüité. Tout de suite, on posait un disque sur la platine et ça adoucissait le down qui venait de nous tomber dessus.

Pour Aloe Blacc, venir à Paris, c'est presque des vacances. A la différence du "Radio" de Raphael Saadiq tourné en studio, c'est dans les rues de Paris que s'est promené Aloe Blacc. Le clip de "Green Lights" le voit ainsi déambuler des Tuileries aux Buttes-Chaumont, en passant par Montmartre. Même le métro y semble trop classe. Alors, les sites choisis donnent un air de carte postale à l'ensemble mais le public internationale devrait y trouver ses repères.

Surtout si les lieux sont touristiques, la réalisation s'est faite de façon légère, en une seule journée. Cette spontanéité n'est pas celle de la Nouvelle Vague mais celle de la Blogothèque. Ses Concerts à Emporter sont désormais légendaires. C'est justement parce qu'il avait donné un "concert" intense et intime dans ce cadre informel en octobre dernier qu'Aloe Blacc a été séduit par cette approche légère pour filmer la musique en mouvement qu'il souhaitait que Colin Solal Cardo réalise son clip.

"En octobre dernier, nous avions filmé Aloe Blacc et son groupe, qui nous avaient donné un Concert à emporter assez bluffant dans un comptoir à brunch puis dans le métro. Quelques mois plus tard, il nous a rappelé. Il avait aimé le Concert à emporter, il voulait que Colin réalise son clip. Une journée dans Paris, à courir entre les Tuileries, Montmarte et les Buttes Chaumont. Un exercice étrange et périlleux, à garder la souplesse, le naturel et la liberté des Concerts à emporter dans le cadre d’un clip. Et au final, voilà. Des sourires".

Nous avons déjà évoqué ici un des réalisateurs associés à la Blogothèque, Vincent Moon, parti autour du monde filmer des musiciens pour sa collection Petites Planètes. D'ailleurs, nous retrouverons prochainement de nouvelles escales brésiliennes de son périple.

Avec Good Things, Aloe Blacc avait signé un des albums forts de l'an dernier, délaissant sa carrière de rappeur pour contribuer à remettre au goût du jour la bonne soul et permis à son label Stones Throw de décrocher son plus gros succès commercial. On appréciera d'autant qu'il continue de privilégier la simplicité et la spontanéité avec ce petit film pris sur le vif.

vendredi 26 août 2011

Raphael Saadiq et les rêves d'achats compulsifs



"Have you ever wanted to
Buy someone you love somethin'
But you couldn't afford it?
But you just bought it anyway
You know how that go"
(Raphael Saadiq, "Day Dreams")


Qui n'a jamais vécu au-dessus de ses moyens ? Qui, hein ? Qu'il nous jette donc la première pierre. A la fin des vacances, quand les comptes sont dans le rouge, on se dit malgré tout qu'on en a bien profité et que ça valait le coup. Dans sa nouvelle vidéo, Raphael Saadiq évoque le sujet. A la différence près qu'il s'agit ici de dépenses superflues alors que les vacances, c'est pas du luxe. Pour illustrer le titre "Day Dreams", il embauche le comédien Danny Pudi* qui est pris d'une crise d'achats compulsifs afin de combler sa fiancée. Cela part donc d'une bonne intention et donne lieu à ce petit film délirant. Mais, à moins que le surendettement et l'interdiction bancaire ne vous semblent que des désagréments mineurs, n'essayez pas de faire pareil !


Si Danny Pudi trimballe ses mines de pitre de boutique en boutique, Raphael Saadiq la joue discret, mais toujours élégant et plein de charme. Après l'avoir vu sur scène à Sète début juillet, lors du Worldwide Festival, on avait plutôt eu envie de réécouter son premier album, Instant Vintage, et celui de Lucy Pearl. Cette nouvelle vidéo nous fait replonger dans son dernier disque Stone Rollin' aux accents rétros du rock'n'roll.

On ne peut s'empêcher de souligner le curieux parallèle que trace Raphael Saadiq entre le fait de rêver éveillé et la folie dépensière. Ni de trouver encore plus incongrue la comparaison sur le bien-être que procure cet état de rêve et le soleil ! "It's like the sunshine, makes me feel good" ! Mais on appréciera aussi l'humour et l'ironie puisque le narrateur pour offrir un cadeau hors de prix à sa copine est même prêt à devoir emprunter l'argent à... son autre copine !!! "Even if I have to borrow from my other girlfriend". Mais, après tout, on laissera ce coquin se débrouiller avec sa régulière et son banquier.

A moins bien sûr, suis-je bête, que le moyen le plus économique de dépenser son argent soit encore en rêvant ! 



____________________________________

* Il est connu pour le rôle d'Abed Nadir dans la série Community mais, pour être tout à fait franc, je n'avais jamais entendu parler de lui.

mardi 23 août 2011

Racine et fleur : Mariene de Castro chante "Raiz"


Le samba-de-roda de Bahia a encore de beaux jours devant lui s'il est ainsi porté par une ambassadrice de la trempe de Mariene de Castro. La jeune chanteuse de Salvador est devenue une de ses interprètes les plus dévouées. Très attachée aux traditions populaires bahinaises, elle se dédie avec sensibilité à les rendre vivantes et accessibles auprès du grand public.

Nous l'avions présentée ici il y a quelques mois et, depuis, les albums de Mariene de Castro, Abre Caminho et Santo de Casa Ao Vivo, auront contribué à rythmer notre été. Nous ne manquons pas l'occasion de la retrouver en image aujourd'hui, en l'occurrence dans un extrait du documentaire Nos Braços da Viola, présenté par Saulo Laranjeira et diffusé sur TV Brasil. Elle y interprète un de ses titres fétiches, "Raiz", composé par J. Velloso, son ancien mari, et le grand Roberto Mendes.

Comme le titre du programme le laisse deviner, c'est la viola qui y est mise à l'honneur. Cette guitare à dix cordes métalliques est l'instrument populaire brésilien par excellence. C'est la guitare "paysanne" que l'on retrouve dans tout le pays, notamment dans le Sertão nordestin. En raison de son ancrage rural, elle n'a pas acquis les lettres de noblesse du violão, la guitare classique ou guitare nylon, mais est omniprésente dans le paysage musical brésilien. Ces derniers mois, nous avons déjà eu l'occasion d'évoquer la viola caipira dans les colonnes de l'Elixir. En présentant Jaime Alem, le directeur musical de Maria Bethânia, son "bras droit", qui en a fait son instrument de prédilection. En insistant sur l'importance de Roque Ferreira, très attaché à la viola, qui est le compositeur de sambas et sambas-de-rodas de Bahia le plus repris par d'autres interprètes et qui est justement le véritable mentor de Mariene de Castro.

Toujours une fleur dans les cheveux ou sur les motifs de ses robes, Mariene de Castro est accompagnée par Júlio Caldas, jeune musicien bahianais déjà très recherché. Il a notamment participé à ses disques, à ceux de Luiz Caldas, tourné avec Roque Ferreira et les Vozes da Purificação de Dona Edith.

La talent s'accommode toujours à merveille de la simplicité. Une viola et une voix et, déjà, c'est un petit bout de Bahia qui parvient jusqu'à nous. 

lundi 22 août 2011

Le Barbecue de Seu Jorge


Demain soir, je vais refaire quelques grillades. Malheureusement, comme nous sommes à la fin du mois et que mon découvert est abyssal, on se contentera de merguez plutôt que de délicates côtelettes d'agneau. Et, pour la première fois, cet élan primitif qui pousse l'homme à faire du feu pour cuire sa viande aura trouvé sa bande-son idéale. Seu Jorge vient en effet de sortir un nouvel album : Musicas para Churrasco, Volume 1. Soit littéralement Musiques pour Barbecue. Seu Jorge étant depuis ses débuts un de nos artistes favoris, nous n'allions pas manquer de présenter ce projet !


Mais contrairement à ce qu'un tel titre pourrait laisser croire, Seu Jorge ne s'est pas converti subitement à la musique fonctionnelle, laquelle repose sur d'autres critères qu'esthétiques. Par exemple, la meilleure danse de la pluie est celle qui fait pleuvoir en abondance. La meilleure musique de barbecue serait donc celle qui vous permet de réussir la cuisson parfaite de vos viandes. Quand le gras de l'agneau est tout croustillant mais sa chair encore rosée, fondante et juteuse. Repensez à ces expériences inoubliables, à ces premiers coups de dent qui vous font réaliser combien la notion d'orgie végétarienne n'est qu'un oxymore, combien il y a une incompatibilité entre les deux termes. L'orgie est forcément carnivore. Certes accompagnée de quelques crudités. Et de vin. Dans une perspective fonctionnelle, Seu Jorge raterait son coup. Car au lieu de vous aider dans la réussite de vos grillades, il vous distrait au contraire de l'attention qu'elles réclament pour vous donner envie d'aller bouger, boire un verre avec les amis et autres activités qui, si elles stimulent l'ambiance de la réunion et fluidifient les liens entre ses participants, ne sont point garantes de sa réussite gastronomique. Là, n'est pas l'essentiel, me direz-vous. Un bon churrasco, c'est avant tout un moment à partager avec des amis. A la bonne franquette. 

Pourtant qui a des amis brésiliens, notamment gauchos, sait combien au Brésil le churrasco est une véritable institution. Les grillades y sont un sujet trop sérieux pour être laissé aux femmes. Même celui qui ne met jamais les pieds dans la cuisine se fait un devoir de cuire sa viande avec l'aplomb de qui repartirait chasser l'auroch le lendemain matin. Le plus fameux pique-nique dont je me souvienne eut lieu au bois de Vincennes avec une bande de copains de fac où les Brésiliens représentaient une bonne moitié de l'équipe. Ils avaient eu la généreuse attention d'aller acheter du bœuf argentin et l'un d'entre eux avait pris les choses en main, au point de gagner le titre de "Monsieur Viande" pour sa maîtrise du feu et de la cuisson d'une côte de bœuf des familles. 

C'est justement parce que le churrasco est une institution au Brésil que Seu Jorge choisit de lui consacrer un album. Ce disque est celui de son retour à la brasilianité. On sait que sa carrière de chanteur et d'acteur l'a conduit à être impliqué dans de nombreux projets internationaux. On se souvient par exemple que son récent album de reprises avec Lucio Maia et Pupilo, membres de Nação Zumbi, avait été signé sur le label californien Now Again Records, sous-division de Stones Throw. Aussi avec Musicas para Churrasco, Volume 1, Seu Jorge veut-il renouer avec une inspiration typiquement brésilienne.

Le thème du barbecue dominical dans un quartier périphérique est traité par le biais de personnages croqués au gré des morceaux. "Il s'agit d'une chronique sur une banlieue de Rio de Janeiro où les gens se retrouvent", expliquait Seu Jorge à la presse en invitant chez lui les journalistes à un... churrasco ! Les morceaux s'enchaînent en une galerie de portraits, celle de voisins rassemblés en pareille occasion : le meilleur pote, la nouvelle voisine dont on ne connaît pas encore le nom mais qui est canon, l'amie de sa femme, la Japonaise, etc... L'ambition de Seu Jorge est de donner suffisamment de consistance à ses personnages pour qu'on les retrouve sur de prochains albums. A vrai dire, il rêve même d'en tirer un film au terme de la trilogie prévue pour les années à venir. Ce qui n'étonnera personne tant il a su trouver sa place dans l'univers du cinéma. On se souvient également que le clip de "The Model", sur son précédent album, réalisé par Kahlil Joseph sur les collines de Los Angeles, était déjà un véritable petit court-métrage en noir et blanc en deux parties (première ici et deuxième là).

Alors que Seu Jorge imagine déjà la distribution d'un tel film, nous en sommes encore à découvrir l'album et, hormis la pochette particulièrement vilaine, à nous en réjouir. Nous avions découvert Seu Jorge en 2001, avec son premier album Samba Esporte Fino, et y avions apprécié son mélange irrésistible de samba et de funk, son débit hyper-rapide chevauchant le rythme avec un aplomb unique. S'il a enregistré par la suite des albums plus intimistes et minimalistes où sa voix faisait également merveille, il renoue ici avec sa veine plus festive. Carrément funk*. Si América Brasil, sorti en 2007, a obtenu un beau succès au Brésil, Musicas para Churrasco, Volume 1 s'apprête à faire encore mieux : "A Doida" tourne déjà en boucle sur les radios. De plus, la notoriété acquise ces dernières années lui a ainsi valu de signer ce premier album chez Universal.


Pour Seu Jorge, réussir un disque ou une viande s'appuie sur le même principe : "il n'y a de l'animation que si le collectif est bon. Il faut une bande motivée et bien disposée. Il faut que ça bouge : il y en a un qui amène la viande, un autre qui la prépare, un qui allume le feu, un autre qui choisit la musique. On peut avoir des légumes, des fruits. Tu peux griller ce que tu veux. Le churrasco, ce n'est pas que de la viande. C'est manger, boire et chanter". Je concèderai que nous ne chantons pas assez dans nos barbecues mais nous partageons la même philosophie.

Si Seu Jorge dit avec humilité que ce sont là des chansons à écouter en lavant sa voiture, ou sur son iPod en allant acheter le pain, il dit aussi que l'ambition de cet album est de donner envie de danser. En constituant ce qu'il appelle un "quarteto fantástico" pour balancer du funk, il devrait atteindre sans souci cet objectif. Il retrouve pour cela son vieil ami Gabriel Moura, avec qui déjà il faisait équipe lors de ses débuts au sein du groupe Farofa Carioca, convie Pretinho da Serrinha, percussionniste très sollicité et également partenaire de longue date, et Rogê, autre Carioca de talent menant sa propre carrière de front. Sans oublier Mario Caldato Jr., autre fidèle, toujours à la production. L'expérience californienne de Seu Jorge & Almaz lui aura aussi permis de nouer des contacts précieux. Ainsi, on retrouvera ici le brillant Miguel Atwood-Ferguson aux arrangements de cordes, notamment sur le titre qui vient clore l'album sur une tonalité plus apaisée, "Quem Não Quer Sou Eu".

Chez moi, l'espace dédié aux grillades est des plus rudimentaires. Plutôt que sur un barbecue de beauf', je grille la viande sur une grille simplement posée sur deux grosses pierres. C'est roots mais on se régale quand même. J'espère simplement qu'avec l'écoute conjointe de Musicas para Churrasco, Volume 1, mes merguez ne seront pas calcinées ou qu'au contraire je n'oublierai pas d'attiser mes braises !

________________________________

* Du vrai funk, pas celui qui rend fou un million de Cariocas chaque week-end !

samedi 6 août 2011

Gerônimo et Guga Stroeter embrassent la mer


Enfin les vacances. A la veille d'aller passer quelques jours en face du Brésil, simplement séparés par l'Océan Atlantique et un hémisphère, je voulais un morceau qui contienne cet élan mystique qui nous relie à la mer. Le titre choisi m'accompagne depuis quelques semaines, il s'agit de "Agradecer e Abraçar", composé et chanté par Gerônimo, figure essentielle de la scène musicale bahianaise. Ce morceau figure sur Agô! Cantos Sagrados de Brasil e Cuba, un fantastique album.


Cet album initié et dirigé par Guga Stroeter entend relier le Brésil et Cuba, deux Mondes musicaux si loin si proche qui ont des racines communes en raison de l'héritage yorouba de ces deux pays. Héritage qui s'exprime ici par le biais des chants religieux du Candomblé au Brésil, de la Santeria à Cuba. Il faut préciser que Guga Stroeter est un de ces rares musiciens brésiliens qui se soient intéressés de près à la salsa et la musique cubaine. Car malgré quelques essais réussis, au premier rang desquels nous placerons Identidade, l'album cubain d'Olivia Byington, ou Carlito Marron de Carlinhos Brown, les collaborations sont finalement assez rares entre musiciens de ces deux géants de la musique qui, peut-être, ont tendance à se toiser drapés de jalousie et d'orgueil.

Même si, sur Agô!, les voix principales sont celles d'authentiques ogãns, Sapopemba et Valdemar, Guga Stroeter n'a pas souhaité enregistrer un disque de musique religieuse. A la tête de son Orquestra HB, il a réalisé un fantastique travail sur ces rythmes ancestraux en les parant de la sophistication du jazz. "Ainsi, expliquait-il, cette musique cesse de n'avoir qu'une valeur anthropologique pour devenir une musique qu'on aura envie d'écouter ou qui nous donnera envie de danser en dehors de tout rituel".


Agô! a été enregistré entre le Brésil et Cuba en 2001. L'album est sorti en 2003 sur Sambatá, label et ONG fondé et dirigé par Guga Stroeter lui-même. Il vient de sortir un autre album qui poursuit son exploration des musiques et rythmes religieux du candomblé (de Nação Ketu), Xirê Reverb. Mais de Guga Stroeter et de son traitement "jazz" des musiques religieuses afro-brésiliennes, nous reparlerons prochainement. Dans quelques heures, je serai sur la route et le seul sujet du jour, c'est cette ode à la mer interprétée par Gerônimo.

A travers sa chanson "Eu Sou Negão", Gerônimo a joué un rôle essentiel pour l'affirmation de la culture afro dans la société de Bahia. Mieux que quiconque, avec beaucoup de spontanéité, "Eu Sou Negão" a su chanter le "Black is beautiful" en version bahianaise. Mais de cela aussi nous reparlerons une prochaine fois, en 2012, puisque nous avons déjà prévu de revenir sur le phénomène qu'a provoqué ce morceau. Aujourd'hui, nous n'évoquerons Gerônimo qu'à travers sa participation à Agô!. S'il n'est pas lui-même ogãn, la spiritualité du candomblé irrigue sa musique. Son morceau le plus célèbre et souvent repris, "É d'Oxum" associait  déjà les habitants de Salavador à la déesse des eaux douces, Oxum. "Nessa cidade todo mundo é d'Oxum / Homem, menino, menina, mulher". Quand il chante que tout le monde est d'Oxum, "homme, garçon, fille, femme", Gerônimo signifie que les Bahianais de Salvador possèdent les mêmes qualités (et défauts) que cette orixa, la beauté, la séduction et la vanité !

"Agradecer e abraçar" qu'il interprète ici, commence par une incantation, un oriki à Oxum interprété sur un rythme ijexá*, avant de finir en salsa ! Aux percussions consacrées, les atabaques et agogôs, viennent se joindre dans la deuxième partie les congas, clave et timbales qui donnent sa couleur cubaine au morceau. S'il fait partie des titres favoris de son répertoire et que Gerônimo a déjà enregistré cette composition sur un de ses albums, la richesse des arrangements lui donne ici une toute autre dimension.

Si "Agradecer e abraçar" est devenu un des titres qui ont rythmé ces dernières semaines, c'est parce qu'il fallait une bonne dose de foi ravie pour porter des paroles d'une telle simplicité : "abracei o mar na lua cheia, abracei". Si on traduit, "j'ai embrassé la mer par une nuit de pleine lune", ça a tout de suite l'air un peu cucul. Seuls justement l'enthousiasme et la bonne humeur de Gerônimo pouvaient parer ce morceau de vertus insoupçonnées. Il irradie quelque chose d'intense de ce gros bonhomme, une familiarité si forte qu'on a tout de suite envie de chanter avec lui.


Ne me demandez pas pourquoi on commence ici par célébrer Oxum, orixa des eaux douces, pour ensuite vouloir embrasser la mer et s'en remettre donc à Iemanjá... Peut-être parce qu'on est vite bigame quand il est question d'eau. Parce que dans "É d'Oxum", Gerônimo chantait "Toda gente irradia magia / Presente na água doce / Presente na água salgada", dans l'eau douce et l'eau de mer... Peut-être...

Mais alors que nous l'avons écouté et réécouté en ces temps de beaux jours, il nous console même d'une légère déconvenue météorologique à la veille de prendre la route, alors que la bruine nous cache le soleil. Et je sais que quand je découvrirais les plages face à l'océan, j'ouvrirais moi aussi les bras pour embrasser la mer, le regard tendu vers l'horizon et au-delà, vers le Brésil, juste en face, en bas là-bas...

Gerônimo avec l'Orquestra HB & Grupo Abaçaí, "Agradecer e Abraçar", Agô! (2003) mp3 320kbps

En complément, même si le son est mauvais et l'image floue, voici une vidéo où Gerônimo interprète "Agradecer et Abraçar"... Pour se faire une idée de l'entrain de notre bonhomme...



_________________________________

* On retrouve le morceau sur Xirê Reverb (2011), interprété cette fois-ci par Aloísio Menezes

vendredi 5 août 2011

Comment télécharger un titre de Quantic offert et gagner son Best Of dédicacé


Les artistes nous font des cadeaux. On s'y habitue mais toujours on s'en réjouit. Alors que Quantic s'apprête à sortir son premier Best Of, son label Tru Thoughts organise un concours pour gagner un exemplaire dédicacé. Mieux, le premier prix gagnera carrément la discographie intégrale de l'artiste elle aussi dédicacée.


Will Holland aka Quantic est un musicien prolifique à la tête de plusieurs projets mais toujours guidé par une vibe piquante. Le jeune Anglais multi-instrumentiste s'est construit une solide réputation. Figure de la nouvelle scène funk britannique, il a d'abord exercé derrière son Soul Orchestra avant de rassembler le Combo Bárbaro. Car pour aller au bout de sa passion, Will Holland s'est longtemps installé en Colombie. A Cali, où il construit son propre studio, le Sonido del Valle, pour assouvir sa passion de la cumbia et la salsa locales et enregistrer en compagnie de pointures latines. De Quantic, on a aussi pu apprécier ces dernières années, Flowering Inferno. Une autre formation qui réussit une savante concoction de cumbia et de dub.

Pour participer à ce tirage au sort, il suffit de laisser une adresse e-mail. Vous pourrez alors télécharger "Transatlantic", un premier titre de cette compilation... Attention il n'y a qu'un seul premier prix. Les deuxièmes et troisièmes tirés au sort auront droit à cette compilation signée de son auteur.




jeudi 4 août 2011

Staff Benda Bilili à Vence pour les Nuits du Sud : la vidéo intégrale (Arte Live Web)


Au cas où vous n'ayez pas eu l'occasion de découvrir le Staff Benda Bilili sur scène, Arte offre une séance de rattrapage. Dites-vous bien que cette captation ne rend rien de l'ambiance de leurs concerts mais leur musique cartonne déjà pas mal alors... Ils sont ici filmés à Vence où ils jouaient le 23 juillet dernier, dans le cadre du festival Les Nuits du Sud.

On ne peut guère se fier à ce genre d'images pour se faire une opinion juste d'un moment pareil mais j'ai malgré tout l'impression que leur prestation sétoise, mardi au Théâtre de la Mer, était plus intense. L'initiative d'Arte Live Web est des plus louables : saisir des concerts et permettre de les partager sur la Toile. Mais ici la captation semble passer quelque peu à côté. La réalisation semble rarement en phase avec la musique. Là où on entend le son, on attend l'image mais trop souvent la caméra retenue au montage est fixée sur un autre musicien. Pas tout à fait dans le bon tempo.


Ces réserves mises de côté, on appréciera malgré tout de pouvoir vivre par l'image et le son un concert intégral de ces bêtes de scène que sont le Staff Benda Bilili. C'est parce qu'ils sont fantastiques sur scène, que leur concert à Sète  l'était tout autant que j'ai envie de partager ces images avec vous. Voilà, c'est tout. Merci Arte.



mercredi 3 août 2011

Staff Benda Bilili et Zao à Fiest'à Sète (2 août 2011)


Après avoir déjà raté deux fois le Staff Benda Bilili, la première pour cause d'annulation de leur concert au Rockstore il y a deux ans, la seconde pour cause de vacances l'année dernière, j'étais impatient de découvrir ce groupe hors-norme et me lançais à l'aventure. Je prenais donc mon billet de train pour Sète sans savoir comment j'allais revenir, sans savoir si j'allais vivre une soirée inoubliable ou un "plan d'Indien", pour reprendre l'expression de mon ami Juremir, à savoir un truc complètement foireux. Du style devoir attendre le premier train pour Montpellier à 5h du mat' alors que je bossais aujourd'hui !

A titre personnel, c'était la première fois que je pouvais me rendre à un concert de Fiest'à Sète, ayant toujours été en vacances à ce moment-là les années précédentes (ben oui, je suis aussi ce type assez couillon pour être en vacances début août). Raison de plus pour ne pas rater l'affiche de cette soirée Congo Très Très Chaud, avec Zao en première partie et le Staff Benda Bilili en vedette. J'avais vraiment très envie de voir sur scène Papa Ricky et sa bande, de mesurer l'étoffe qu'avait pris Roger, le gamin des rues devenu enfant prodige. En Renaud Barret et Florent de la Tullaye, Roger Landu a trouvé son François Truffaut. Comme Jean-Pierre Léaud, il a grandi sous l'œil d'une caméra depuis l'enfance. Comme lui, il avait le regard perdu dans le vague. Mais qu'il semble loin ce petit vagabond des premières séquences, aujourd'hui Roger est une star.

J'appréhendais un peu le retour sur Montpellier mais qu'importe, j'improviserai le moment venu. J'y pensais en me rendant de la gare au Théâtre de la Mer, allant d'un bon pas sur ces deux kilomètres et demi, appréciant la lumière dorée de fin de journée qui baignait les quais de Sète jusqu'à la corniche où se niche le Théâtre de la Mer. Un cadre littéralement sublime qui marquera à coup sûr ceux qui le découvriront. Des gradins tout en hauteur, comme encastrés dans le rocher. En bas, la scène et juste derrière elle, la mer. La nuit y tombe en musique.

J'arrivai juste à temps pour monter prendre une bière au bar quand José Bel, président de Métisète, l'association qui organise Fiest'à Sète, montait sur scène pour y rendre hommage aux bénévoles et y inviter Franck Tenaille à venir présenter Zao. Franck Tenaille est, comme on dit, un journaliste spécialisé, auteur notamment de ce beau livre sur les musiques africaines, Le Swing du Caméléon (Actes Sud). Il a eu l'occasion de croiser Zao depuis les années quatre-vingt et il trouva les mots pour nous faire partager son enthousiasme, juste et succinct.


Je ne m'attendais pas à voir un jour sur scène un des premiers artistes africains que j'ai découvert il y a déjà plus de vingt ans et que je n'ai, il faut le dire, guère écouté depuis. Son groupe a commencé par faire chauffer un instru avant qu'il ne monte sur scène coiffé d'un grand chapeau de plumes. Et il a tôt fait de faire défiler les grands classiques de son répertoire, "Soulard", "Moustique" ou son indispensable "Ancien Combattant". Originaire du Congo-Brazzaville, Zao est cet auteur à textes qui semble apprécier de jouer dans la ville natale de Georges Brassens. Franck Tenaille rappelait que cet ancien instituteur était un grand admirateur de La Fontaine. Mais les textes ne sont jamais indigestes, plein d'humour et portés par des cadences irrésistibles. Il ne fallut ainsi que quelques minutes pour qu'une partie du public abandonne son siège dans les gradins pour venir remplir la fosse et danser. Zao se présentait à la tête d'une formation cosmopolite : un percussionniste du Congo-Brazzaville, un guitariste de la RDC, un batteur ivoirien, et un bassiste... japonais. Et, comme dans toute bonne formation congolaise, il fallait un guitariste à la hauteur. Celui que Zao appelait son "soliste magique", le bien-nommé Olivier, a toujours mené les débats avec aisance, décontracté et ravi d'être là. Une mise en jambe assez énorme. Si jamais Zao passe près de chez vous, n'hésitez pas un instant !

Staff Benda Bilili a pris du galon. L'an passé, c'est eux qui ouvraient pour Angélique Kidjo et ils ont, paraît-il, "cassé la baraque". Du coup, ils sont cette fois-ci les têtes d'affiche. Depuis ce premier passage sétois,  Benda Bilili, le documentaire de Renaud Barret et Florent de la Tullaye, est sorti en salle et en DVD touchant un public plus large que celui de leur album Très Très Fort. Pour avoir suivi l'évolution du groupe justement grâce à leurs images, depuis leur premier documentaire où ils apparaissaient subrepticement, La Danse de Jupiter, j'étais fasciné par l'énergie et l'émotion de leur musique, le son brut dégagé par leurs instruments bricolés qui sonnent comme nuls autres. Si la ronde des fauteuils roulants de Papa Ricky, Koko, Théo et Djunana sont l'entrée en scène obligée du groupe, on est d'abord ravi de constater que, malgré le succès, ils sont restés fidèles à ces instruments de fortune. Le kit de batterie est composé de tambours traditionnels en bois et peaux auxquels s'ajoutent bidons et cocottes divers. Et ça sonne drôlement. La grosse caisse ne fait pas de quartier, énorme. Pour dire son rôle essentiel, lors des présentations finales des musiciens, Roger Landu dit du batteur qu'il était "celui qui déplace des montagnes" !

Au sujet de ces instruments de récup', on pourra toujours s'interroger sur un quelconque décalage culturel et sur une éventuelle forme de roublardise. Un musicien curieux évolue, son style peut changer. On pourrait comprendre qu'il veuille jouer sur une vraie guitare ou une vraie batterie s'il en a les moyens après avoir toujours joué sur des instruments de fortune. Mais son public occidental (ou extrême-oriental), lui, attend de retrouver ce son brut et authentique. Cette fidélité au son et aux instruments est-il un calcul commercial ? Un attachement à l'âme de son art ? On pourrait également attribuer à ce décalage des paroles comme "qui n'a pas travaillé n'a pas droit au salaire" (sur "Sala Mosala") que seuls les plus fanatiques des ultra-libéraux pourraient proférer sans rougir. Mais on laissera mûrir ces considérations une autre fois, le Staff Benda Bilili est une aventure humaine intense, sincère, loin de tous nos questionnements. C'est un groupe fédérateur, on y trouve des vieux et des jeunes, des handicapés et des valides. Ne manque plus que des femmes. Et leur présence est magnétique.


J'étais d'abord étonné de voir que, sur scène, la musique du Staff Benda Bilili s'appuyait sur trois fois rien. La rythmique, batterie de bric et de broc et basse acoustique, une seule guitare, jouée par le pilier Koko et le satongé de Roger. Sans oublier l'animateur, sur la droite de la scène, debout appuyé sur ses béquilles calées sous les aisselles, qui scande ses injonctions et entretient la tension sans faillir. Mais la musique du Staff Benda Bilili, ce sont surtout des harmonies vocales qui font toute la différence. J'ai eu le plaisir de suivre leur prestation en compagnie de François Bensignor* que je n'avais pas vu depuis plusieurs années, et il m'expliquait avoir été témoin de l'évolution du groupe depuis leurs premiers concerts. A force de tourner, les voix se sont affinées, les harmonies sophistiquées. Il n'y a pas d'âge pour apprendre.

Le groupe a un incroyable succès, fait un tabac partout où il passe. Dans les années soixante-dix, à l'époque de la Mothership, quand George Clinton avait fait construire un vaisseau spatial pour ses concerts, il avait dit, en raison de son coût astronomique, à ses musiciens : "vous vous achetez une maison ou une voiture. Mais pas les deux". Depuis leur succès, les musiciens du Staff Benda Bilili, eux, ont pu s'acheter les deux !!! C'était leur premier objectif : mettre leur famille et progéniture à l'abri.

Leur histoire est donc une success story mais on l'oublie (et il faut l'oublier) dès qu'on les découvre sur scène. Car le Staff Benda Bilili est un groupe des plus modernes dont la musique est si originale qu'elle ne ressemble à nulle autre. Congolais de Kinshasa, ils ont grandi au rythme de la rumba mais leur musique, si elle en garde forcément quelques traces, en est à mille lieues. A sa "ligne claire", ils préfèrent donc un son brut, rugueux, trouble, sale. Il y a du funk dans leur musique, il y a du rock dans son attaque. On oublie tout, on oublie leur handicap, on oublie leur existence à la rue où la seule loi qui vaille est ce fameux "Article 15" qui dit l'incroyable sens de la débrouille et les ressources du petit peuple congolais.

De même, il faudrait n'avoir jamais vu Roger Landu pour apprécier pleinement son incroyable talent. Cet ancien shégué, ce gamin des rues abandonné, s'était bricolé son propre instrument de musique. Simplement avec une boîte de conserve, un bâton courbe et un simple fil de fer. Il l'a appelé satongé et dit s'être vaguement inspiré d'un instrument traditionnel du Bas-Congo. De cet instrument improbable, il tire un des sons les plus entêtants de ces dernières années. C'est lui le soliste qui illumine des fulgurances de son satongé la musique du groupe. Il en est l'élément électro-allogène qui propulse la musique du Staff Benda Bilili dans une autre dimension, la touche de folie d'un gamin qui a la tête sur les épaules. De son monocorde fait à la maison, entre theremin sous-amphèt'-et-acide et guitare au vibrato psychédélique, il nous lance des solos sans fioritures qui vont droit au but, tapent droit au cœur. Ce ne serait pas lui rendre service de le qualifier d'hendrixien mais ce ne serait pas faux non plus (Yann Plougastel, dans Le Monde Magazine, l'avait décrit comme un Jimi Hendrix jouant au milieu du Buenavista Social Club).

Pris sous l'aile de ces anciens qui lui ont transmis tout leur lu-fuki, il a pu s'épanouir. Il aurait pu rester leur mascotte, il est devenu leur diamant. Sous nos yeux, c'est un émouvant passage de témoin qui se jouait. Désormais, s'il est toujours placé au centre de la scène, Papa Ricky semble étonnamment en retrait. Il laisse même Roger en charge du micro pour les présentations et interventions diverses. Ce qui en dit long sur la noblesse de cet homme. Parce qu'il a déjà tellement donné, Papa Ricky n'est presque plus qu'un témoin ravi du spectacle plutôt que son acteur central. Il danse dans son fauteuil, Roger vient danser devant lui. Roger, élégant jeune homme qui a la morgue de ceux qui reviennent de loin, est encore un enfant respectueux. C'est une superstar qui a déjà tout compris, un chanteur dont la voix s'est affirmée. C'est lui qui invite les filles à danser sur scène, lui qui dit pour annoncer le dernier morceau : "c'est du boulot". 

Roger Landu n'est qu'à l'aube d'une grande carrière**. Il a encore besoin des anciens pour ne voir avoir l'ego qui enfle et être ramené dare-dare les pieds sur terre le cas échéant. Ce soir, j'ai eu la confirmation que, par son incroyable présence et sa musicalité phénoménale, ce jeune artiste a un destin prometteur.

Et le retour, me direz-vous ? Super. J'ai tout de suite trouvé deux jeunes couples qui ont bien voulu me ramener et à qui il restait une cinquième place dans la voiture. Un grand merci à Mathieu, Rachel, David et Anaïs qui ont bien voulu me co-voiturer jusqu'au bout de ma rue. Je leur en suis reconnaissant.

_________________________________

* Dans le cadre du festival, il donnait aujourd'hui une conférence sur "Fela Anikulapo Kuti, le héros insoumis créateur de l’afrobeat" à la Médiathèque François Mitterand de Sète.
** Comme Michael Jackson, Roger touche aussi les enfants. Il y a seulement deux semaines, je montrais le film Benda Bilili à mon fils, car un père se doit bien de transmettre quelques valeurs à ses enfants, et il est resté fasciné par le destin de Roger et m'a depuis interrogé plusieurs fois à son sujet. Certes, je n'ai que mon Félix en guise d'étalon mais il aura valeur d'exemple et sera un pourcentage majoritairement important à lui tout seul.