dimanche 31 juillet 2011

"Euê Ô" : l'Incantation à Osain de Wilson das Neves et Os Ipanemas


"Tout le secret du candomblé réside dans ses feuilles"
(cf. Roger Bastide, Le Candomblé de Bahia*)

Pour ce dernier jour de juillet, voici un élixir de choix : un hommage à l'Orixa médecin, Osain. Une incantation envoûtante signée de Wilson das Neves. Quand les rythmes se conjuguent à la spiritualité, comme ici, on touche quelquefois à ce qu'il existe de plus beau dans les musiques brésiliennes.

Wilson das Neves a joué de la batterie sur un nombre incalculable de chefs d'œuvre et accompagné depuis cinquante ans les plus grands artistes brésiliens. Qui d'autre que lui pourrait s'enorgueillir d'avoir joué avec Elza Soares, Chico Buarque, Caetano Veloso, Candeia, João Donato, Jorge Ben, etc, etc... ? Excusez le raccourci mais on aurait plus vite fait de citer les noms de ceux avec qui il n'a pas joué ! Outre son apport d'inamovible batteur des grands disques brésiliens, Wilson das Neves mène sa propre carrière en parallèle. Outre quelques albums parus sous son nom, il est à la tête de son propre groupe Os Ipanemas fondé dès les années soixante avec Astor Silva et Neco.

Il fallut attendre 2001 pour que Os Ipanemas renaissent. A l'initiative de Joe Davis et Ivan "Mamão" Conti. Seuls subsistent alors de la formation originale Wilson das Neves et le guitariste Neco. Si on rappelle qu'Ivan Conti est le batteur d'Azymuth, on comprendra la force de frappe de cette nouvelle mouture. Signés sur le label anglais Far Out Recordings, Os Ipanemas devenus The Ipanemas enregistrèrent quelques albums dans les années qui suivirent. Après la mort de Neco en 2009, Wilson das Neves lui rendit un hommage sur l'album suivant Que Beleza!, sorti en 2010. Le dernier du groupe à ce jour.

C'est sur celui-ci que figure "Euê Ô", le morceau qui nous intéresse aujourd'hui. Enfin, aujourd'hui sur l'Elixir mais depuis sa sortie pour moi. Si je la partage maintenant, c'est parce qu'instantanément, c'est devenu un titre fétiche. Si Os Ipanemas pratiquent une forme irrésistible de samba-jazz où les morceaux sont souvent des instrumentaux, le groupe est également très attaché à la spiritualité afro-brésilienne. C'est dans ces moments-là que leur musique gagne une profondeur et une émotion inouïes.


"Euê Ô" est une incantation à Osain (ou Ossaim, ou Ossanha). Si cet orixa est moins célèbre que Xangô ou un Oxala, mais son rôle est réellement essentiel. Dans ce panthéon d'orixas qui structure le candomblé, Osain est le plus jeune fils de Iemanjá et d'Oxalá. C'est lui le "maître des feuilles", celui qui connaît les pouvoirs des plantes et sait les utiliser pour soigner. Comme le note Roger Bastide*, il agit à travers l'axé**, c'est-à-dire le mana des feuilles. On mesure donc l'importance d'Osain dans la vie d'un terreiro. Comprenez bien qu'aucune cérémonie ne peut se tenir sans lui. "Tout le secret du candomblé réside dans ses feuilles" ! Si Osain est représenté unijambiste, c'est parce qu'il perdit l'autre dans un combat avec Xangô, jaloux de ses pouvoirs.


Un autre jour, Xangô demanda à sa femme Yansã (ou Oyá), déesse des vents, de souffler afin que toutes les feuilles s'échappent d'Osain pour être partagées entre tous les orixas. Au cœur de cette tempête, Osain répéta en guise de prière "eu, eu assa !", ce qui signifie "oh, feuilles", pour les retenir à lui. Une prière que vous pourrez entendre ici dans les paroles du morceau. Ce qui est la salutation rituelle adressée à Osain, sa saudação : "euê, euê assa, euê, euê ô", que vous entendrez ici par la voix de Wilson das Neves. "Qui vient là ? Osaim avec ses racines et ses feuilles pour laver et soigner les douleurs du Monde dans la paix d'Oxala". Aucun prêchi-prêcha ici, n'allez pas croire, juste un beau chant d'une rare sérénité.

Os Ipanemas, "Euê Ô", Que Beleza (2010) mp3 320 kbps

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* Roger Bastide, Le Candomblé de Bahia (première édition 1958). La citation mise en exergue vient d'un de ses informateurs.
** C'est-à-dire la force magique et invisible de toute chose que l'on nomme axé dans la tradition yorouba et mana en Polynésie.

samedi 30 juillet 2011

Outer Galaxies, Dennis Coffey Re-Worked : les remixes en téléchargement gratuit


Nouvelle signature du label Strut, Dennis Coffey avait signé son retour par un bel album. Sur celui-ci sorti en début d'année, il invitait de nombreux artistes à donner de la voix. Etaient conviés Mayer Hawthorne, Lisa Kekaula (The Bellrays), Kings Go Forth, Paolo Nutini, etc... Mais surtout on retrouvait la griffe caractéristique de Dennis Coffey à la guitare.

Pour mémoire, on se souvient que Dennis Coffey a introduit, à l'invitation de Norman Whitfield, la wah-wah chez Motown. Sans oublier un autre spécialiste, Melvin Ragin, plus connu sous le nom de Wah Wah Watson, qui fit lui aussi les beaux jours du label de Berry Gordy, à l'époque où la direction artistique en était confiée au démiurge du son psyché-soul, Norman Whitfield.

Après la sortie de cet album, l'hiver dernier, Strut nous fait maintenant un cadeau pour l'été, les remixes proposés en téléchargement gratuit au format mp3 320kbps. Pour obtenir le lien, il vous suffit de rentrer une adresse e-mail.


Pour retravailler les morceaux de l'album, Strut a convié des représentants de la scène de Détroit, ville d'où sont originaires à la fois la Motown bien sûr, et Dennis Coffey lui-même.

Outer Galaxies - Dennis Coffey Re-Worked

1. 7th Galaxy feat. Jamall Bufford (14 KT remix)
2. I Bet You (version) (DeepSeeSoundSyetem mix)
3. All Your Goodies Are Gone feat. Mayer Hawthorne (Shigeto remix)
4. Plutonius (Recloose Re-Dub) Cuts by DJ CXL
5. Imported From Detroit (Magestik Legend, Produced by Astronote) made from samples of Knockabout
6. Miss Millie feat. Kings Go Forth (Dabrye’s Synthesized mix)
7. Space Traveller (Nick Speed remix)
8. Only Good For Ectomorph (Ectomorph appears courtesy of Interdimensional Transmissions)

jeudi 28 juillet 2011

Timbalada, la Galera do Batuque : d'après une étude socio-anthropologique d'Ari Lima


Aujourd'hui, si Timbalada fait toujours danser les foules durant le carnaval et lors de chacune de ses apparitions, son originalité semble s'être quelque peu diluée dans l'industrie des loisirs et le vedettariat. S'il ne faut attendre nul pensum des paroles de Timbalada, la musique est le message, formidable machine carnavalesque, il est par contre passionnant de connaître les conditions de sa naissance et ce que représente le groupe dans la société bahianaise contemporaine. Que des travaux socio-anthropologiques l'aient pris comme sujet d'étude consacre l'importance prise par Timbalada. C'est justement en nous appuyant sur une de ces recherches que nous allons présenter l'émergence de Timbalada sur la scène musicale brésilienne : joyeux paradoxe que de s'appuyer sur une prose académique pour évoquer des musiciens des rues ! Dans son article "O Fenômeno Timbalada : cultura musical afro-pop e juventude baiana negro-mestiça"*, Ari Lima a montré, en s'appuyant sur un travail de terrain dans le Candeal commencé en mars 1995, comment la musique sert à se construire une identité et à combattre les préjugés. En comparant Timbalada à Olodum et Ilê Aiyê, il a également fait ressortir ses principes fondateurs. L'intérêt de cette publication nous a donc incité à en proposer ici une libre adaptation et quelques extraits.

Ari Lima souligne d'abord combien la musique a une importance cruciale dans l'identité de la jeunesse bahianaise défavorisée noire-métisse: "la musique est un instrument fondamental à travers lequel les jeunes Bahianais élaborent et recyclent les identités et une appartenance et ascension sociales. Ils ont articulé une conscience réflexive, une politique d'affirmation ethnique, une éthique et une esthétique par le biais de l'univers musical. Alors que dans le même temps, ils ne sont pas scolarisés, n'ont pas de travail régulier et de formation professionnelle et ne vivent pas dans des espaces habitationnels dignes de ce nom, c'est-à-dire sans hygiène, ont un accès très restreint à la consommation de biens matériels produits par l'industrie capitaliste".

Le Père fondateur

A travers Timbalada, on réalise combien l'engagement social de Carlinhos Brown n'est pas un vain mot. Il est réellement impliqué dans les activités sociales de son quartier. "Comme d'autres groupes, Timbalada est le résultat d'un travail collectif, même si dans son processus de formation fut décisif le travail individuel de son fondateur, le percussionniste et compositeur Carlinhos Brown". Brown a commencé sa carrière sur le circuit musical bahianais de façon anonyme, en jouant dans les trios eletricos ou dans des groupes dirigés par d'autres artistes et vit le développement de l'axé music. Dans les années quatre-vingt, son travail commença à jouir d'une répercussion nationale, notamment après avoir participé aux albums Caetano et Estrangeiro, de Caetano Veloso. Ce contact et l'aval de Caetano donna de la crédibilité au nom de Carlinhos Brown dans les médias locaux et nationaux.


En 1992, Carlinhos Brown et son groupe Vai Quem Vem obtiennent un Grammy Award pour leur participation à l'album Brasileiro de Sérgio Mendes. Nous l'avons déjà souligné : si c'est le nom de Sérgio Mendes qui figure sur la pochette, les cinq morceaux sur les douze de l'album auxquels ils ont participé portent bien la patte de Brown. C'est à ce moment-là que va surgir Timbalada. "Tout le monde au Brésil attendait que Vai Quem Vem entreprenne une tournée nationale et triomphe sur le marché. Mais cela ne se produisit pas. Dans le même temps que le pays s'enthousiasmait, Carlinhos Brown était en train d'inventer le concept de Timbalada. Au moment où on s'y attendait le moins, Timbalada devint la grande sensation de l'été bahianais 1993, capta l'attention de toute la presse locale et attira dans le Candeal Pequeno un public jeune, curieux, originaire de différentes parties de la villes et de milieux sociaux variés". Si cette décision de dissoudre un groupe qui vient d'obtenir un Grammy peut paraître surprenante, ce sont des contingences partiques qui ont guidé ce choix. En effet, il était difficile sans structure professionnelle de gérer simultanément deux projets différents. C'est ainsi que Vai Quem Vem fut sacrifié.

Comme le précise Ari Lima, c'est à ce moment que "la structure Pracatum fut créée, chargée de diriger la carrière du groupe et d'organiser un agenda de spectacles dans le Nord et le Sud du Brésil. Timbalada, qui n'était encore qu'un groupe de musiciens de rue, dut apprendre à jouer sur une scène et développer un travail de studio. Plusieurs musiciens de Vai Quem Vem, trois nouveaux chanteurs et quelques autres musiciens "harmoniques" devinrent le noyau dur de Timbalada".

Le succès de Timbalada, à partir de 1993, notamment quand "Canto Pro Mar" fut élu meilleure chanson du carnaval, accentua encore l'intérêt des médias pour Carlinhos Brown. De Timbalada, il était à la fois le compositeur le plus prolixe, le producteur, le directeur. "Sa trajectoire et le respect acquis dans un univers restreint et influent de la MPB, furent fondamentaux pour le groupe. Consciemment, Carlinhos Brown assumait le rôle de leader, de modèle de réussite pour les musiciens de Timbalada". S'il en était le plus souvent le démiurge, s'effaçant dans l'ombre derrière sa créature, il n'hésitait pas non plus à monter en première ligne, notamment pendant le carnaval où il prenait la tête de centaines de percussionnistes pendant son arrastão.


A côté de Timbalada, son investissement dans le Candeal se manifeste dans d'autres projets : "il créé le groupe féminin Bolacha Maria, le groupe d'enfants Lactomia, initia la construction de Pracatum, l'Escola Profissionalizante de Musicos de Ruas, inauguré fin 1996, et investit symboliquement et matériellement dans le renforcement du sentiment communautaire dans le Candeal Pequeno, zone enclavée dans le quartier de Brotas à Salvador, où est né et s'est développé Timbalada".

Timbalada en trois divisions

Avec le succès, Timbalada doit s'organiser. Si le groupe comporte des musiciens professionnels, il y a également toute une troupe de percussionnistes amateurs. On trouve donc trois formations différentes, de trois niveaux. Au premier niveau, se trouve le Banda Show, le groupe de 17 musiciens qui participent aux albums, tournent constamment et bénéficient d'une visibilité médiatique. Il est à noter que, paradoxalement, au sein de cette formation les musiciens "d'harmonie" et les chanteurs gagnent plus que les percussionnistes. Cette "première division" de Timbalada perçoit également une partie des droits d'auteur générés par les albums.

Au deuxième niveau se trouve Banda dos Quarenta, le groupe des Quarante. Composé donc de quarante musiciens qui jouaient dans les concerts locaux et pour remplacer le groupe principal lorsque celui-ci était déjà en déplacement. Les cachets y sont bien moindre et varient selon les cas.


Enfin, au troisième niveau, vient le Banda Arrastão dont la vocation première était de débouler pendant le carnaval mais aussi de constituer une réserve pour les deux premiers groupes. S'ils répètent trois fois par semaine, les participants de cette formation sont payés des clopinettes. C'est à travers elle que s'illustre l'action sociale de Timbalada. C'est cette jeunesse marginalisée qui a été la première cible de Carlinhos Brown avec l'ambition de leur offrir un cadre structuré où exprimer leurs talents et fait de Timbalada un "service d'animation populaire".

Les Timbaleiros : la Galera do Batuque

En rencontrant sur le terrain les Timbaleiros, Ari Lima a put cerner leur profil. Les timbaleiros sont des "jeunes en situation de pauvreté. Presque tous sont noirs".

Comme il le rappelle : "avant l'apparition de Timbalada, le Candeal Pequeno était stigmatisé par les habitants de Brotas, le quartier plus huppé au milieu duquel il est niché. Il était décrit comme  l' 'ilha de sapos', lieu de gens sauvages et effrayants. Alors que pour ses habitants, le Candeal a toujours été considéré comme une terra boa de gens travailleurs, de femmes au foyer, d'oncles et de grands-pères". Mais les "grenouilles", les sapos, n'y faisaient pas que du bruit, elles s'organisaient en renforçant la solidarité communautaire.

Selon Livio Sansone**, cité par Lima, "statistiquement, les jeunes noirs Bahianais possèdent un niveau d'étude supérieur à celui de leurs parents. Mais ils rejettent une forme d'insertion sur le marché du travail, ou d'ascension sociale, basée sur la déférence aux puissants (blancs). Pour beaucoup d'entre eux, le travail devient une notion étrangère. Ils survivent en exerçant des petits boulots éphémères, autonomes, dans la pratique d'activités illicites ou dans l'insertion périphérique au marché de la culture afro-bahianaise".

Sansone conclut qu'une nouvelle identité noire est ici en formation. "Cette nouvelle identité est relationnelle, dépasse les liens émotionnels et les formes traditionnelles de socialisation et elle est transnationale et globalisée. Elle se met en spectacle, elle est marginale mais en même temps intégrée dans la ville. Elle se diffuse par le biais des nouvelles technologies, est en prise avec la symbologie de l'industrie culturelle moderne et, par dessus tout, elle possède une vraie fibre musicale que ce soit dans le rap, le funk ou la musique afro-carnavalesque de Bahia".

Grâce à cet élan musical, Ari Lima rappelle que "depuis une vingtaine d'années, la place des Noirs dans les médias bahianais a évolué. Si on les retrouve toujours beaucoup dans les pages de faits divers, les Noirs et les Métis captent également une forte attention dans le domaine de la culture et des loisirs, et même si cela n'interroge pas la précarité dans laquelle vit la population negro-mestiça locale, cela a pris une dimension jamais vue auparavant". Les notions de Négritude et de "Bahianité" (Baianidade) ont acquis une place significative, y compris hors de Bahia.


Comme l'avait déjà remarqué Hermano Vianna dans ses recherches sur le funk carioca, quand cette jeunesse se rassemble en groupe, elle choisit de s'appeler galera. Un terme synonyme de bande mais qui, à la différence de son synonyme turma, revêt une connotation péjorative pour beaucoup de Brésiliens. Le terme de batuque également. Batuque est le "terme générique utilisé jusqu'au XIXe siècle pour décrire les diverses manifestations culturelles des Noirs, dans les fêtes populaires ou dans la rue. Tout ce qui était considéré comme une offense à la civilisation, immoral, sauvage, lascif, obscène était classifié comme batuque. Pour de nombreux voyageurs, c'était la spécificité de Bahia ou du Brésil".

Le terme batuque et ses déclinaisons batucar ou batuqueiro possèdent dans l'imaginaire brésilien une valeur négative et sont directement associés aux Noirs. Le batuqueiro ne joue pas d'un instrument, il fait du bruit ! "Faire du rythme, de la percussion est la même chose que jouer mal du piano". Ce qui n'empêche pas, comme l'affirment les timbaleiros eux-mêmes, que "personne ne passe autant de temps batucando (à taper le rythme) que les noirs bahianais". Pour la bonne et simple raison que les instruments d'harmonie, comme les claviers ou les guitares, sont trop chers pour eux.

Les Timbaleiros forment donc une galera do batuque. Sur les 19 interrogés par Ari Lima, 90% n'ont pas terminé leur scolarité élémentaire. Presque personne parmi eux n'achète de disques mais ils écoutent les émissions de radios locales. "Ils ont peu d'options pour leurs distractions en dehors de la plage, le foot, ou une bière entre amis. Depuis l'enfance, la majorité d'entre eux passe une grande partie de son temps libre à taper sur des boîtes de conserve, batucando em latas, ou sur tout objet qui sonne bien quand on s'en sert de percussion".

Le barulho, le bruit, qu'ils font depuis l'enfance satisfait un style de vie : torse nu, bermudas, lunettes de soleil, baskets de marque... A travers Timbalada, ils trouvent une forme d'expression qui leur enseigne la discipline. Et développe le sentiment d'appartenance, la fierté d'être Timbaleiro. Comme les personnes interrogées par Ari Lima le soulignent : "le Timbaleiro est peint. C'est comme être une tribu. Comme être un Indien" (Marilene Alves). Ils insistent également sur l'apprentissage que leur offre Timbalada, véritable école de la vie : "être Timbaleiro, c'est être étudiant. C'est faire partie d'une école où tu apprends à lire, écrire et compter" (Rogério G.).

Timbalada, Olodum et Ilê Aiyê : trois discours et trois visions

Une approche comparative a toujours le mérite de distinguer les particularités de son sujet. Ainsi, Ari Lima a-t-il pu mesurer ce qui sépare Timbalada d'autres blocos afros de Bahia. Il a choisi de prendre pour sa comparaison deux formations majeures, plus anciennes que Timbalada, et qui ont acquis un véritable statut historique.

"Pour Timbalada, Carlinhos Brown a élaboré un discours ethno-musical qui s'inscrit dans le cours d'autres discours du même ordre, tout en s'en distinguant. Il faut prendre comme éléments de comparaison les discours d'Ilê Aiyê et Olodum pour bien mesurer ce qui les sépare de Timbalada.

Timbalada reprend les choses où les avaient laissées Olodum et Ilê Aiyê, formations plus anciennes. Toutes ces formations s'inscrivent dans une politique de valorisation des esthétiques populaires et afro-bahianaises. Toutes s'appuient sur un travail collectif. Leurs membres sont les jeunes en situation de pauvreté. Presque tous sont noirs. Mais à la différence de ses aînés, Timbalada valorise les performances individuelles de ses membres. Pour Olodum et Ilê Aiyê, seule compte la défense du groupe et son message. Le travail de composition est différent. Olodum et Ilê Aiyê s'appuient sur des apostilas***, des apostilles ou notes de synthèse fournissant des données historiques sur les cultures noires africaines ou des diasporas. Comme dans les écoles de samba cariocas, c'est le travail de l'ala dos compositores. Dans Timbalada, tout le monde peut composer et voir un de ses morceaux interprété par le groupe.

Le lieu valorisé comme celui de l'origine mythique du groupe n'est pas sacré, comme pouvait l'être par Ilê le terreiro de Mãe Hilda, dans le quartier de Curuzu, il n'est pas non plus un lieu historique de l'histoire bahianaise comme le Pelourinho, longtemps stigmatisé comme le quartier des marginaux, des prostituées et travestis, pour Olodum. Pour Timbalada, c'est le Candeal Pequeno. Un petit quartier où la dimension communautaire est ancrée dans l'expérience concrète du quotidien, sa convivialité.

Le Candéal est un territoire afro-bahianais qui a élu la musique comme patrimoine principal. Mais si celle de Timbalada reflète un spectre plus large de sonorités, le groupe affirme être un représentant de la musicalité du lieu. Subjectivement le groupe veut reconstruire certains aspects du contexte dans lequel cette musique s'est développée, la transformant en instrument d'appropriation de la citoyenneté collective, laquelle instaure des mécanismes d'affirmation et d'intégration d'un segment social marginalisé au sein de la société.

Timbalada se distingue d'Olodum et Ilê Aiyê dans ses stratégies de lutte contre la marginalisation et la compréhension de la question raciale à Bahia. Tant Ilê Aiyê qu'Olodum ont un discours de la confrontation, clairement contre la discrimination raciale. Ilê Aiyê met l'accent et se revendique du Noir à la peau très foncée et aux cheveux crépus, et crée un "mundo negro" restreint aux Métis, utilisant la tradition afro-bahianaise comme idéologie et mythe.

Olodum, avec son discours multi-racial, explore la valeur symbolique et économique de la culture afro-bahianaise, dans une posture plus œcuménique, sa lutte anti-raciste touche un public plus large, dans de nouveaux circuits. A la différence d'Ile Aiyê, Olodum met l'accent sur les origines noires de Bahia. Dans ce cas, est noir qui se reconnaît comme tel, est reconnu comme tel ou veut être reconnu comme tel. Pas uniquement parce qu'on présente des traits négroïdes mais parce qu'on adopte la culture noire et qu'on est solidaire de la question noire".

De l'autre côté, Timbalada valorise la personne, ou plus exactement la personne-individu (la nuance est subtile, je vous le concède, voyez donc la note en bas de page****) : "c'est-à-dire, ce musicien pris dans la totalité sociale, soumis au pouvoir hiérarchique, compromis avec la collectivité, mais avec un pouvoir de décision et de choix. Porteur d'émotions et sentiments, capable de réécrire ou interférer sur son destin". Ainsi, dans Timbalada, à l'inverse de faire des recherches sur les cultures africaines, c'est sur les rythmes musicaux diffusés à Bahia qu'elles se portent, et sa musique est destinée au public aussi bien blanc, noir que métis, pauvre que riche. Timbalada est résolument inscrit dans la modernité. Le geste politique de Carlinhos Brown s'affirme dans sa capacité à toujours positiver les obstacles. Il trace son chemin, plutôt que de regarder derrière lui, il. Il n'est jamais plus fort que dans cette action sociale en faveur des plus défavorisées. Comme le confiait Alexandre Guedes, un Timbaleiro, à Ari Lima : "c'est faire un travail social parce que Timbalada est un service d'animation populaire".

Timbalada va fêter ses vingt ans l'an prochain, ce sera une belle occasion de revenir ici sur ses peintures de guerre et ses rythmes endiablés. Allez, les peaux de ses timbaus, bacurinhas et autres surdos n'ont pas fini de résonner !

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* Ari Lima, "O Fenômeno Timbalada : cultura musical afro-pop e juventude baiana negro-mestiça", Ritmos em Trânsito, Sócio-Antropologia da Música Baiana, Dynamis Editorial, (1998). Cet article est adapté du troisième chapitre de dissertação de Mestrado d'Ari Lima : A Estetica da Pobreza. Musica, politica e estilo, Comunicação e Cultura ECO-UFRJ (1995).
** Livio Sansone est le coordinateur de l'ouvrage Ritmos em Trânsito, il est  le vice-directeur scientifique du Centro de Estudos Afro-Asiaticos de Rio de Janeiro. Auteur notamment de "O Local et global na Afro-Bahia contemporânea", Revista Brasileira de Ciências Sociais n°29 (1995) et de "Pai preto, filho negro. Trabalho, cor e diferença de geração", Estudos Afro-Asiaticos n°25 (1993), l'article cité par Ari Lima.
*** Goli Guerreiro, auteur de A Trama dos Tambores, que j'interrogeais sur le contenu de ces apostilas, me répondit : "Les blocos afros sont des unités culturelles et des entités du mouvement noir qui comptent dans leurs rangs des intellectuels, historiens, sociologues, anthropologues, éducateurs, etc… Ce sont ces personnes qui produisent les apostilas dont le contenu retrace l'histoire des peuples noirs, presque toujours déformée par l'histoire officielle. Pour autant, ces apostilas n'atteignent pas toujours le degré de scientificité prétendu et oscillent entre recherche sérieuse et fantaisie d'auto-célébration".
**** Dans son texte, Ari Lima utilise la notion de "pessoa do indivíduo". Le terme ouvre une troisième voie dans la distinction entre pessoa et indivíduo, la personne et l'individu. Cette distinction entre personne et individu a été développée par le sociologue Roberto da Matta et s'appuie sur une forte hiérarchie sociale. Selon lui, les seuls à pouvoir se revendiquer comme des personnes dans la société brésilienne sont ceux qui peuvent dire : "vous savez à qui vous parlez ?" ("você sabe com quem está falando?"). On peut retrouver ces notions développées dans son livre traduit en français, Carnavals, bandits et héros : ambiguïtés de la société brésilienne (Editions du Seuil, 1983).

mercredi 27 juillet 2011

Diogo Cadaval : l'offrande d'un premier album prometteur


Qu'un musicien de la trempe de Diogo Cadaval nous offre en téléchargement gratuit son premier album, Sem Par, qui plus est dans l'anonymat le plus total, nous en dit long sur l'incroyable richesse du vivier brésilien.

Ce jeune Carioca la joue sans filet, s'attaque aux fondamentaux guitare/voix, simplement accompagné sur la plupart des titres par la seule rythmique basse/batterie, tenue par André Lobo et Guilherme Gotrô. En soi, l'exercice place déjà la barre assez haut au vu du riche passé musical exploré par cette formule. Pas moyen ici de se cacher derrière les orchestrations. 

Diogo Cadaval joue une musique acoustique, rythmée et dépouillée. Comme il le chante sur le premier titre, "Sambabom" : "Está feito, um samba com classe, com pandeiro e com tambor pra trazer brasilidade". Soit rien moins que la quête de l'essence de la musique populaire brésilienne !

Hormis les reprises de "Mi Ganhou" de Gisa Nogueira et de "Tempo de Amor", une des afro-sambas de Baden Powell et Vinícius, il signe la plupart des compositions. Si le jeune Diogo a déjà trouvé son style, on trouvera forcément des points de référence avec d'autres artistes brésiliens. Sans avoir cherché à creuser ce petit jeu des comparaisons, le nom de Djavan me vient à l'esprit, pour ses premiers albums, sans pourtant que ça colle tout à fait avec Diogo mais la comparaison est flatteuse et dit le bien que je pense de son œuvre encore embryonnaire. Ce sont peut-être d'autres noms qu'il vous évoquera mais, quoi qu'il en soit, des noms d'artistes sans concessions quant à leur art et leurs chansons.

Si afin de se faire une notoriété, la musique de Diogo Cadaval est proposée en téléchargement gratuit, un objet physique est également venu attesté de son existence : un CD. Probablement introuvable mais qui fait la joie de son auteur. En voyant ces photos, on devine sa fierté quand il sort les premiers exemplaires de leur carton.



Annoncer que le disque est en téléchargement libre, nous donne l'occasion d'évoquer sa source. C'est sur la "musicothèque" que vous pourrez le télécharger. La Musicoteca est un site dédié à la musique indépendante brésilienne, et Dieu sait qu'avec la crise du disque ils sont de plus en plus nombreux à être passés sur un petit label. Sa devise : "a tendência da música brasileira". Autrement dit, sans distinction de style, proposer un état des lieux, prendre le pouls au gré des artistes qui offrent leur musique.

Dans une société superficielle comme la nôtre, doit-on craindre qu'un jeune artiste aussi talentueux que Diogo Cadaval ne parvienne pas à attirer les médias parce qu'il a plus un look d'ingénieur que de rockstar ? Faites juste fi des apparences, ses chansons de haute tenue sont à une portée de clic et ne demandent qu'à être partagées, c'est ici :

Diogo Cadaval, Sem Par (2011) mp3 320kbps



dimanche 24 juillet 2011

The Budos Band à la Maroquinerie : la vidéo du live par Mowno


Alors que nous sommes en pleine saison des concerts en plein air, il se trouve encore des gens pour aller s'enfermer dans la promiscuité d'une petite salle de concerts. Ceux-là ont eu bien raison qui sont allés assister à la prestation du Budos Band sur la scène de la Maroquinerie. Car c'est là, dans ce confinement moite, dans cette étuve revigorante que se niche le funk. Là où dans cet espace clos comme une caverne surchauffée, on communie dans la sueur. Je n'y étais pas, ça fait des lustres que je ne suis pas remonté sur Paname, mais je le sais, je connais la salle.


Quant au The Budos Band, si je ne l'ai jamais vu sur scène, je ne doute pas un instant que leur musique puisse faire varier le taux d'hygrométrie d'une salle comme la Maroquinerie. The Budos Band est un des fleurons de Daptone Records, label où les musiciens sont multicartes, passant allègrement d'une formation à l'autre. Des Dap-Kings derrière Sharon Jones au Menahan Street Band. Ou au Budos Band qui est une formation instrumentale. Un groupe qui décrit sa musique comme du "Staten Island instrumental afro-soul".

Sur son troisième album, le groupe semble avoir affirmé son style. Comme l'explique Andrew Greene, le trompettiste, "à la différence de nos albums précédents, nous n'avons pas essayé de sonner éthio-, ou funk ou soul, nous avons seulement essayé d'être les Budos". C'est-à-dire imposer comme une évidence une musique qui soit parfois à la confluence de Mulatu Astakqé et de Black Sabbath !

Avec un batteur et quatre percussionnistes, un bassiste allumé (Daniel Foder), la rythmique emporte tout sur son passage. Sur le devant de la scène, trompette et saxophone. Mais la particularité du groupe, voire même des groupes Daptone, est de privilégier la cohésion d'ensemble. Pas de solos mais une véritable alchimie collective.

Mowno, le webzine indépendant, peut-être l'équivalent français de The Quietus, y était et a réalisé cette belle captation. C'est visiblement tout récent que Mowno propose des vidéos et il faut souligner la qualité de celle-ci. On attend donc leurs prochaines réalisations avec impatience.



samedi 23 juillet 2011

La Mort d'Amy Winehouse


La mort si précoce d'Amy Winehouse, aussi prévisible ou inéluctable soit-elle, est un choc. Depuis son apparition tapageuse avec le succès de Back to Black, elle semble n'avoir jamais cessé de frôler l'issue fatale.

La première fois où j'ai entendu parler d'elle, c'était à la sortie de ce deuxième album enregistré avec les Dap-Kings. J'avais raté l'épisode Frank, son premier disque. En la découvrant, j'avais été frappé par ses tatouages. Ce genre de mauvais tatouages que seul un matelot fin bourré pourrait se faire graver sur la peau. Ces tatouages vulgaires me semblaient alors une marque d'autodestruction. Quant à sa voix et sa musique, je les ai toujours trouvées d'une noirceur abyssale, "Love is a losing game" est le genre de truc qui vous fiche la chair de poule. Poignant et très étonnant venant d'une gamine de vingt-trois ans. Son destin confirme qu'Amy Winehouse n'a jamais fait semblant, qu'elle ne trichait pas.

Je ne passe pas ma vie à interpréter les signes mais, rétrospectivement, je suis parfois étonné de certaines coïncidences. Ainsi, hier soir, je cherchais sur mon ordinateur une photo de George Clinton quand je suis retombé sur un cliché, grappillé à l'époque de Back to Black, avec une légende Avant/Après. Le contraste est saisissant entre la gironde jeune fille en mini-jupe et celle anorexique et marquée. Et aujourd'hui, je me suis surpris à fredonner dans la journée une chanson de Joseph Racaille, "le squelette humain est une frêle créature mais il est si joli quand il s'habille en rose". Une chanson légère, contrairement à ce que le sujet pourrait laisser croire. Légère, je le répète. Mais quand j'ai appris le décès d'Amy Winehouse, j'ai aussitôt repensé à cet air que j'avais dans la tête plus tôt dans la journée en me disant que, désormais, on savait à qui était ce squelette. Mais parce qu'elle était coquette, elle s'était offerte une poitrine de silicone comme la première Zahia venue, pour un cocktail bien frappé de maigreur maladive et de rondeurs de synthèse débordant outrageusement du décolleté. 

Du fin fond du sordide d'où nous parvient cette triste nouvelle, on se demande  si ce n'est pas finalement  une belle mort, comme peut l'être un suicide mûri de longue date. Elle a fait ce choix et il y a quelque indécence à trop se focaliser sur son cas d'alcoolique décharnée quand, chaque jour, un conducteur en état d'ivresse vient faucher des vies innocentes. Après maintes désintoxications et rechutes, on retiendra qu'elle était celle qui disait "no, no, no" au sevrage et à la guérison. C'est peut-être triste et sordide mais personne n'ignorait sa souffrance ni qu'elle était en train de se foutre en l'air avec une constance qu'elle ne mettait plus dans son travail depuis longtemps.

Mais on peut aussi se dire "et si...". Si son destin avait été tout autre ? Autre que celui de cette brindille ivre, cette teigne aux frasques traquées par la presse people. Parce qu'on se souvient avoir lu il y a seulement quelques semaines, qu'Amy Winehouse était très marrante, ou avait été très marrante. C'est Jamie Woon, le chanteur de soul-dubstep qui racontait avoir été dans sa classe à la Brit School : "Elle avait déjà une voix impressionnante. C'était une fille étrange et drôle, elle faisait rire tout le lycée" (Vibrations n° 135). Parce que, ce soir, on relisait le portrait que lui avait tiré Stéphanie Binet pour Libération, en 2008, où elle confiait rêver devenir une mère de famille qui cuisinerait des petits plats pour ses enfants, on se dit, "et si...". Mais ce n'est pas l'image que l'on retiendra d'Amy Winehouse, bien qu'avec un seul grand album à son actif son bagage soit infiniment plus léger que celui de ces autres légendes, la presse préfère l'introniser dans ce "Club des 27", cette confrérie très select des rockeurs ayant passé l'arme à gauche à l'âge de 27 ans : Brian, Jimi, Jim, Janis, Kurt... Elle a mis du sien pour y parvenir.


vendredi 22 juillet 2011

Happy 70 George Clinton !


George Clinton fête aujourd'hui ses soixante-dix ans. Je faillis à ma tâche en ne proposant pas pour l'occasion un hommage plus fouillé. George Clinton est quand même le dernier tiers vaillant de la Sainte Trinité du Funk. James Brown faisant groover les cieux, Sly Stone n'étant visiblement plus que l'ombre de lui-même, heureusement que notre bonhomme entretient toujours la flamme sans faillir.
Puisque je n'ai pas eu le temps de célébrer dignement cet anniversaire, on rappellera simplement l'essentiel. Sans George Clinton, l'Elixir du Dr. Funkathus n'aurait peut-être jamais vu le jour. Ce blog s'est en effet placé sous ses auspices funk-a-logiques, comme vous pouvez le constater en haut à gauche de cette page. A ne pas confondre avec la funkologie, la funk-a-logie, c'est un peu comme la pataphysique. En plus pata encore.

On pouvait lire ici même, il y a quelques semaines : il "a une vision très profonde de la vie, à moitié cosmique, à moitié prophétique. Les gens pensent qu'il est fou mais il faudrait pourtant l'écouter parce qu'il a compris beaucoup de choses. Le problème, c'est que quand il parle sérieusement, les gens pensent qu'il plaisante". On croirait évidemment que c'est de George Clinton qu'il s'agit. Raté, c'était à propos de João Gilberto. Mais cela lui ressemble tellement que je n'hésite pas une seconde à lui appliquer cette description !

Car derrière ses airs de doux dingue, George Clinton est un vieux sage. Un acteur essentiel des musiques populaires de ces cinquante dernières années. Et pas simplement parce qu'il est l'inventeur du P-Funk. Aussi par sa manière de faire de la musique. On a bien vu qu'avec les mêmes ingrédients que James Brown, après qu'il eut récupérer les musiciens de celui-ci, c'est une toute autre recette qui mijotait dans sa marmite. A la poigne de fer, la discipline et l'ultra-dirigisme de James Brown, George Clinton a préféré lâcher la bride à ses musiciens et a su faire jaillir l'étincelle créative du plus joyeux des bordels. Clinton, c'est le type qui plutôt que de rester à la console pendant que les musiciens enregistrent, préfère traîner dans les salons du studio et revenir de temps en temps orienter le cours des choses. Le tout dans un état souvent très delic ! Savoir s'entourer et déléguer est un signe d'intelligence et celle de George Clinton est particulièrement vive.

Il est le gourou d'une famille très très étendue mais un gourou qui ne cherche jamais à voler la vedette à ses fidèles. A chaque fois que je l'ai vu sur scène, figure de patriarche débonnaire et bienveillante, j'étais frappé par cette décontraction toute familiale qui voyait les musiciens aller et sortir de scène, s'échanger les instruments, certes toujours guidés par le One, toujours à faire tourner le groove, mais le laissant parfois couler comme un petit ruisseau, puis gonfler en une crue irrésistible, soudain fleuve énorme pour lequel il n'existe aucun barrage possible.

Ses concerts durent des heures. Pendant des heures également, on pourrait l'écouter parler car il a toujours été un témoin attentif de la musique, loin d'être aussi perché qu'on le croit !

J'avais coché la date depuis des lustres sur l'agenda de l'Elixir et aurais souhaité pour cet anniversaire un hommage qui parodie les néologismes à rallonge qui constitue l'ordinaire des titres des albums clintoniens, des trucs du genre : "Promentalshitbackwashpsychosis Enema Squad (The Doo Doo Chasers)". Cela aurait demander un travail d'écriture dont je n'ai pas trouvé la disponibilité. Un jour, c'est promis.

Depuis plus de vingt ans que j'ai découvert sa musique, George Clinton est assurément une figure tutélaire. Certes sans avoir l'air d'y toucher, il est un de ces très rares artistes à imposer à travers leur œuvre, une Weltanschauung originale. Une vision du Monde qui possède sa propre cosmogonie, même si c'est pour déconner, pour délirer. Plutôt que de dénoncer l'injustice de la société américaine par la violence verbale, il préfère la subtilité de la métaphore. Et sur les pochettes de ses albums, que ce soit avec Parliament ou Funkadelic, on trouvait toujours des petites phrases dans les coins, des slogans cachés.

On se souvient de "Free your mind and your ass will follow". Titre d'un album de Funkadelic sorti en 1970 et où on avait la surprise de découvrir les fesses de la jeune femme quand on dépliait la pochette. Un slogan qui subvertissait allègrement le thème chrétien du salut.


Certains slogans clintoniens devraient être adoptés par le plus grand nombre, comme une mesure de salubrité publique, de protection sociale et de conscience politique. Approprions-nous par exemple celui-ci :

"Think ! It ain't illegal yet" !!!

mercredi 20 juillet 2011

Moussu T et Lei Jovents au Festival de Thau (Frontignan)


C'est une belle initiative qu'un festival propose des concerts gratuits dans les communes alentours en parallèle à sa programmation payante. Ainsi, le Festival de Thau avait-il invité Moussu T & Lei Jovents à Frontignan. Nos transfuges du Massilia Sound System étaient déjà passés l'automne dernier par Montpellier mais, comme je l'expliquais alors, j'avais malencontreusement passé la jambe au travers du genou de mon bleu de Chine et ne m'étais pas résolu à m'y rendre sans cette tenue patinée par de longues années.

Pour rappel, les Moussus ont fait du bleu de Chine leur uniforme. Sur leur premier album, Tatou chantait déjà : "ma pitchounette, moi et mon bleu de Chine, à la Ciotat, on fait ménage à trois". Une déclaration presque solennelle. Car ce bleu est un serment de fidélité aux racines populaires, un blason pour ne pas oublier d'où l'on vient.

Je n'ai toujours pas racheté de bleu de Chine mais je ne pouvais décemment pas rater une deuxième fois les Moussus pour un si foireux prétexte*. Et puis en cette saison, le bermuda n'a pas de rival. J'avais cependant pris ma veste de bleu sous le bras, avec le vent frais c'était la moindre des choses. 

Le parc Victor Hugo offrait un cadre idéal pour accueillir l'événement. Ambiance familiale et bon enfant sous les platanes et les palmiers. Nous sommes arrivés quand les Boukakes finissaient leur set. Le temps d'aller commander une paire de muscats au bar, histoire d'être "à la fois souple et bouléguant", et Moussu T & Lei Jovents pouvaient commencer.


Tatou et Blu prirent une chaise de chaque côté de la scène. Avec eux, et en l'absence de Jamilson, le percussionniste brésilien de l'équipe, un batteur et un percussionniste. Ils attaquèrent avec "Empêche-Moi", un titre fort de Putan de Cançon, leur dernier album. Blu attaquait au banjo, histoire de planter la couleur. Par la suite, il jouera surtout de la six-cordes, balançant un son plus rock sur sa Gibson.

En pareil lieu, le groupe ne pouvait manquer d'interpréter "Mar e Montanha", titre qui dit tout l'amour portée à leur ville de La Ciotat, entre mer et montagne, ville et campagne, un vrai paradis, pour la bonne et simple raison qu'est citée, au milieu d'autres spécialités locales, le muscat de Frontignan !

Que Tatou et ses collègues forcent le trait marseillais, n'étonnera personne, tellement ils ont ancré leur musique et leurs paroles dans leurs terres adorées. On regrettera cependant le manque de spontanéité de leurs interventions. Quand tous les soirs d'une tournée, on ressort les mêmes blagues pour lancer les morceaux, encore faut-il y mettre de la fraîcheur. Les jouer en comédien, leur donner le même naturel nonchalant et feignant que leur musique. Là, c'était juste lourd d'être forcé et tombait le plus souvent à plat. A la limite du cagant. Heureusement, le répertoire de Moussu T comprend suffisamment de titres forts, des titres dont j'adore les paroles toujours d'une incroyable verve. Bien sûr, et malgré le vent d'Ouest frisquet, ils ont joué "Ò Que Calor !" : "c'est une vraie journée de congé, va pas falloir me déranger, je vais rester là sans bouger, sur une serviette allongée, à côté de mon top model qui a fait glisser les bretelles de son bikini léopard. C'est un moment merveilleux".

Tout le concert se déroulait en terrain connu et le plaisir était de découvrir en vrai les chansons que l'on connaissait déjà pour les avoir toutes bien écoutées. Car, vous l'aurez remarqué si vous passez par ici, il est rare que l'on y évoque la chanson française. Et, aussi surprenant que cela paraisse pour un Parigot dans mon genre, il se trouve que Moussu T e Lei Jovents font partie des rares artistes d'ici que j'écoute bien volontiers. Avec Yves Montand ou Jean Sablon**.

Derrière la faconde, l'univers de Moussu repose sur une base très structurée, l'attachement aux racines occitanes en même temps que l'ouverture aux musiques populaires brésiliennes ou afro-américaines, ou encore reconnaissant comme fondatrice l'influence de Banjo, le roman de Claude McKay, Jamaïcain témoin dans les années vingt du Marseille interlope et cosmopolite. J'ignore s'ils ont également adopté un autre regard étranger sur leur ville comme celui de Walter Benjamin et son Hachich à Marseille (1935) mais peut-être cette forme de distanciation, Marseille vu par quelqu'un du dehors, les autorise-t-il à ne pas trop s'en éloigner.
 
Il y a bien quelques accointances entre la culture occitane et la musique brésilienne chez Moussu, pour aller plus loin dans cette rencontre, elle est carrément l'objet de la création ForrOccitània qui réunit Silvério Pessoa et La Talvera. Ils tournent ensemble ce mois-ci, sont déjà passés par Paris. Ils seront à Sète jeudi prochain, 28 juillet. Là encore, ce sera gratuit mais ce coup-ci, j'ai peur de ne pouvoir y assister.

Ah, hier soir, j'ai malheureusement raté les rappels : être accompagnés du petit dernier, même pas trois ans, comporte quelques contraintes...

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* La vraie raison est tout autre, bien entendu. mais si je romance ainsi le motif d'une absence, ce n'est que pour embellir le récit. Et puis, dans quelques années, je serai moi-même convaincu d'avoir raté ce concert parce que j'avais déchiré au genou mon pantalon : "lorsque la légende dépasse l'histoire, retiens la légende".
** C'est prévu de longue date, nous consacrerons bientôt, probablement à l'automne, une grande rétrospective à ce grand chanteur moderne injustement oublié par nos contemporains, probablement le seul à avoir mené une carrière au Brésil digne de ce nom.

mercredi 13 juillet 2011

Larry Graham et Bootsy Collins à Vienne : la vidéo (presque) intégrale des concerts


Avant de se retrouver le 16 à Montreux, Bootsy Collins et Larry Graham, les deux monstres de la basse funk, étaient déjà programmés le même soir, le 9 juillet dernier, dans le cadre du festival Jazz à Vienne. L'affiche de l'année !

Tous deux sont passés par Paris récemment mais nulle trace d'une halte aux alentours dans leur calendrier. Aussi se réjouit-on de cette opportunité par défaut de voir (presque) l'intégralité de leur concert en vidéo. En effet, Arte Live Web a filmé l'événement et nous permet donc de le partager ici. Près de trois heures de funk comme on n'en fait plus, trois heures de funk en folie, menées de main de maître par deux légendes au sommet de leur art.


Faut-il rappeler que le rôle proéminent pris par la basse a fait du funk ce qu'il est ? On dit que c'est l'apparition de la basse électrique a joué un rôle essentiel dans le développement du R&B mais c'est avec le funk que son rôle sort du simple support rythmique pour prendre une nouvelle dimension, plus centrale, plus essentielle. Dans nulle autre musique, un bassiste pourrait être la vedette comme il l'est parfois dans le funk. Même dans le jazz, il ne jouit pas d'un tel prestige.

Larry Graham est celui qui a inventé une technique déterminante, le slap, cette façon de faire claquer les cordes avec le pouce qui enflamme depuis les interventions des bassistes de funk. Une technique si déterminante dans ce qui définit aujourd'hui le funk qu'on pouvait lire il y a quelques années dans Bass Player : "probably the single most important factor in establishing funk as an idiom unto itself was the thumb of Larry Graham". Le pouce de Larry Graham est l'élément essentiel qui a permis au funk de devenir un idiome en soi. C'est au sein de Sly & The Family Stone qu'il met en avant cette technique, l'utilisant pour la première fois sur l'historique "Thank You Fallentin Me Be Mice Elf Agin". Les errements du leader (et cousin) Sly l'incite à monter sa propre formation, Graham Central Station. D'ailleurs, c'est toujours avec ce groupe, nouvelle mouture, qu'il se présente ici.

Tout de blanc vêtu, chapeau, longue tunique et basse compris, toujours avec sa fière moustache, Larry Graham porte beau à soixante-cinq ans. Il esquisse quelques pas de danse et quand il commence à jouer, la température monte de quelques degrés. Sa femme disait il y a une quinzaine d'années : "quand tu l'écoutes, c'est tellement funky que tu transpires instantanément!".


On ne devrait plus présenter Bootsy parce qu'il est une figure légendaire du funk et que tout le monde devrait le connaître. Ou, plutôt, on devrait le présenter, justement parce qu'il est une légende et qu'il faut toujours un MC pour annoncer la gloire d'une légende avant qu'elle ne foule la scène. Alors, Ladies and Gentlemen, voici Bootsy Collins, celui qui à quinze ans tournait et enregistrait "Sex Machine" avec le Godfather of Soul himself. Celui qui a contribué à inventer le P-Funk avec George Clinton au sein de Funkadelic et Parliament. Celui qui est devenu Bootzilla, qui est le leader du Rubber Band et maintenant du New Rubber Band, celui qui est le génie de la space bass. Celui qui a toujours été dans un état proche de l'Ohio (ben d'ailleurs, il est né à Cincinatti), Bootsy ? So nice you name him twice : Bootsy Bootsy !!!

Accompagné d'un groupe de 17 musiciens (17 !), dont Bernie Worrell et Blackbyrd, il nous fait revivre un âge d'or du (P)funk qu'on croyait évanoui. Tout ce beau monde, dont deux autres bassistes, engendre un joyeux bordel mais quand on est passé par les rangs des troupes clintoniennes, comment pourrait-il en être autrement ?


Alors que tant de funkateers éclairés ont raté ça, Vienne pardi !, parmi les 9000 spectateurs de Vienne, une bonne partie d'entre eux semblait visiblement tout ignorer de ces deux légendes, quel dommage. D'autant que Larry Graham et Bootsy semblent toujours autant s'éclater à jouer, prendre un vrai plaisir : ils sont le funk ! Chapeau à nos deux bassistes de légende. Et un grand merci à Arte d'avoir saisi ces instants magiques.

Voici près de trois heures de pur funk. De quoi patienter pendant ces quelques prochains jours de sevrage d'élixir.


Pour tous ceux qui n'y étaient pas, le compte-rendu de la soirée proposé par Funk*U...

mardi 12 juillet 2011

Timbalada : dans la boîte !


Il y a quelques jours, Timbalada chantait les bienfaits des sources du Candéal dans "Água Mineral". Nous en présentions la version live, enregistré dans le Candéal. Ce même album, Vamos Dar a Volta no Guetho, s'ouvre sur une intro de guitare très rock, juste avant que les percussions déboulent dans un barouf digne d'un troupeau d'éléphants en furie. Et Ninha qui tance le public et lance le show au quart de tour. Ce titre d'ouverture, "A Latinha", est le pendant de "Água Mineral".

Avant d'être repris sur Vamos Dar a Volta no Guetho, ce live déchaîné, "A Latinha" figurait sur l'album Mãe de Samba, en 1997. Composé et écrit par Carlinhos Brown et Alain Tavares, le morceau est devenu un des grands succès du groupe. Comme sur le live, on y retrouve en intro ce son de guitare rock inhabituel dans la musique de Timbalada, un son rock que l'on doit à Roberto Barreto, guitariste de Lampironicos et, plus récemment, brillant rénovateur de la guitarra baiana avec sa nouvelle formation, l'excellent Baiana System.


Une latinha, c'est une cannette et cette chanson illustre une nouvelle fois l'affirmation de Carlinhos Brown : "les boîtes de conserve sont les pianos du Tiers-Monde". C'est même devenu un manifeste, une démarche éthique. On récupère, on recycle, on détourne, on bricole. Quand il a commencé à organiser des cours de percussions à un groupe d'enfants rassemblés sous le nom de Lactomia, les tambours étaient fabriqués de boîtes de lait en poudre, de conserves, de bidons. Pour Timbalada, il a popularisé le timbau, un tambour allongé, version moderne et profane des atabaques du candomblé, qui se joue à mains nues comme un djembé.

Nous présenterons bientôt plus en détail Timbalada, en attendant, par une de ces soirées d'été où il faut chaud, lourd, moite : on a juste envie de se rafraîchir et le clip de "A Latinha" est parfait à cet effet. "Estamos sabendo que cachaça não é água" !


Timbalada, "A Latinha", Mãe de Samba (1997) mp3 320

lundi 11 juillet 2011

Lucy Pearl, un avatar de Raphael Saadiq ?


Avoir vu Raphael Saadiq sur scène au Worldwide Festival donne forcément envie de se replonger dans ses vieux albums. Même s'il a intitulé son premier album, Instant Vintage, il disait récemment qu'il était encore trop tôt pour évaluer les artistes d'aujourd'hui : "personne ne peut juger le présent. 'Time will tell', comme on dit. On verra plus tard ce qu'il restera de notre époque" (Vibrations n°132, mars 2011). Mais concernant sa musique, on commence à avoir un certain recul : il a commencé il y a déjà plus de vingt ans avec Tony Toni Toné !, trio fondé à Oakland avec un frère et un cousin.

Et c'est il y a une bonne douzaine d'années, qu'il rassembla sa formation suivante, Lucy Pearl. Un autre trio. Celui-ci avec Ali Shaheed Muhammad (A Tribe Called Quest) et Dawn Robinson (En Vogue). Lucy Pearl s'inscrit dans une veine légère, son seul album convient tout à fait à la saison et je me souviens avoir souvent pris le CD dans mes bagages lors des vacances.


Entre Tony Toni Toné ! et Lucy Pearl, Raphael Saadiq vit un autre de ses projets de collaboration avorter : celui qu'il devait réaliser avec D'Angelo sous le nom de Linwood Rose et qui faisait saliver tous les amateurs. Cette page tournée, on conviendra qu'un peu de légèreté soit la bienvenue.

Pourtant malgré cette légèreté, la musique de Lucy Pearl a bien vieilli et garde la même fraîcheur. Je réécoute toujours avec plaisir l'album, et pas seulement ses deux tubes, "Dance Tonight" et "Don't Mess with My Man". Aucune faute de goût, nul remplissage, c'est un album véritablement abouti et spontané. A sa sortie, nombre de critiques ont présenté Lucy Pearl comme un groupe de nu soul, un terme que Raphael Saadiq ne supporte pas, "a sinful word". On devrait plutôt le considérer comme un groupe de R&B moderne, un groupe qui redonne ses lettres de noblesse au R&B. Raphael Saadiq n'était pas encore dans sa période vintage mais, déjà, il insistait pour que ça soit bien joué.

Même si Instant Vintage, le premier album solo de Saadiq est radicalement différent de celui de Lucy Pearl, la question que l'on se pose aujourd'hui, c'est pourquoi Raphael Saadiq n'a pas signé là son premier album ? Même s'il n'est pas seul à signer et composer les morceaux, Dawn Robinson et Ali Shaheed Muhammad apparaissent aussi dans les crédits, tout porte sa patte. "J'ai l'esprit d'équipe", disait-il à l'époque. Au moins cette équipe qui l'entoure lui laisse-t-elle tout loisir de se découvrir dans un morceau autobiographique très émouvant, "Remember the Times".

La musique de Raphael Saadiq s'appréhende en tant que trajectoire. D'abord parce qu'elle évolue, parce que d'un album à l'autre, on ne la trouve jamais au même endroit. Mais trajectoire aussi parce qu'il a toujours cherché à échapper à son destin, quitter le ghetto d'Oakland et sa violence endémique... Qu'il l'a dit et annoncé dans plusieurs chansons, dont "Remember the Times", justement : 

"I was walking down the street
Looking at my feet
I didn't have no shoes
On the way to school
Looking like a fool
And everybody knew
But it was all right
'Cause my friends of mine
Knew I had a guitar
The knew I would play
Become a big star
And I would go so far".

Ce regard sur l'enfance, avec les yeux de l'enfance, dit le rêve, "become a big star", "go so far" auquel on s'accrochait et qu'on est presque émerveillé d'avoir réalisé aujourd'hui. A l'image de ce que l'on découvre sur ce titre, "Dance Tonight".


Si le morceau est devenu un tube, on en est ravi. La réussite de Lucy Pearl, c'est aussi d'avoir su s'adapter au format mainstream, avec ce genre de vidéo qui se prête aux rotations sur MTV, sans avoir rien renier de son exigence. En créant, dans ce cadre-là, une musique originale... Franchement, pour un tube, c'est pas trop classe, ça ?

samedi 9 juillet 2011

Raphael Saadiq et Konono n°1 au Worldwide Festival


Pour la cinquième année, se tenait à Sète le Worldwide Festival créé par Gilles Peterson. Encore une fois, la programmation donnait envie d'être là tous les soirs mais il fallait se contenter d'un seul. Plutôt que d'aller enfin découvrir Flying Lotus sur scène, après son forfait de dernière minute l'an passé, où il était pourtant la tête d'affiche, nous avons opté pour Raphael Saadiq et Konono n°1. Ma compagne souhaitait par dessus tout voir Raphael Saadiq tandis que je tenais absolument à assister à la décharge de likembés distordus sur fond de rythmes étourdissants que balance Konono n°1. Heureux hasard de la programmation, ils étaient programmés le même soir et au même lieu. Une affiche fédératrice, donc.

La particularité du Worldwide est qu'il attire tellement d'Anglais qu'ils constituent la très large majorité du public. Une particularité très surprenante qui en dit long sur la popularité de Gilles Peterson Outre-Manche. Il est prescripteur et ses choix sont suivis fidèlement, les yeux fermés. L'harmonie planétaire ne se fera que si chacun fait un pas vers son voisin. Le mien de pas, dans ce contexte anglo-méditerranéen, illustra ma fantastique capacité d'adaptation et m'a vu délaisser le demi pour prendre une… pinte. Comme tous les Anglais alignés le long du bar. Au rayon des bonnes surprises de la restauration proposée aux festivaliers : des glaces au mojito, à la caïpirinha ou au pastis. Des glaces artisanales confectionnées par une équipe de jeunes Sètois qui a proposé ses trouvailles au Worldwide qui les a accueillies dans ses stands sur les trois sites.

Cette soirée au Saint Christ, au pied du Phare du Mole, débutait vers 20h pour se terminer au petit matin. Nous sommes arrivés vers 22h, juste à temps pour assister à la fin d'un set des DJs du Sofrito Soundsystem, qui s'offraient là une tranche de rab' après avoir déjà animé dans la journée la plage du Worldwide. Oui, la plage. Et parce que le clou du festival est sa Beach Party de conclusion, 18 heures d'affilée !, il s'imposait d'en faire un site toute la durée du festival. Après tout quoi de mieux pour des Anglais en goguette que de passer les journées à la plage avec du bon son et du soleil ?

Parmi cette majorité d'Anglais, nous remarquions plusieurs personnes qui traînaient la patte ou boitillaient. Intrigant. J'émis l'hypothèse que c'était le premier jour de l'année où nos Anglais portaient leurs sandales neuves et que ça s'accompagnait de quelques ampoules à la clé...

Le site est superbe, entouré par la mer, au pied du phare, avec vue sur le mont Saint Clair et les lumières de Sète mais je ne m'explique pas que, comme l'an dernier, le fond de la scène soit aussi laid. Un rideau de lumières qui semble être emprunté à la première berlusconnerie venue de la télévision italienne. Si les oreilles sont gâtées, cette faute de goût gâche le plaisir des yeux.

Sitôt que Sofrito lâcha ses platines, Konono n°1 investit la scène. Nous étions arrivés juste à temps. L'audience était encore clairsemée. La formation est composée de trois likembés, dont un basse et un soliste. Le joueur de likembé basse est assis sur son instrument, les deux autres sont debout. Au centre de la scène était installé le joueur de cloches, deux doubles cloches métalliques fixées sur un pied. Derrière, un batteur et un percussionniste. Avec le succès, le groupe a abandonné son charleston bricolé avec de vieux enjoliveurs, l'a remplacé par de vrais éléments de batterie. Le percussionniste jouait lui de quelques tambours traditionnels, qu'on appellera génériquement des ngomas à défaut d'être plus précis. Le joueur de likembé d'accompagnement invitait le public à "bougez bougez, dansez dansez". Le septième membre du groupe, la seule femme, était une danseuse, probablement enceinte.


On rappelait il y a quelques jours que Konono n°1, ainsi que d'autres groupes tradi-modernes congolais avait amplifié leur musique pour se faire entendre des esprits des ancêtres alors que les bruits de la ville la couvrait. J'ignore si les Bazombos de Kinshasa ont cherché à communiquer avec les esprits des ancêtres ce soir. Mais ils ont joué suffisamment fort pour s'en faire entendre. Quand le soliste se lançait, le son du likembé envoyait de fulgurantes stridences et déchirait à rendre jaloux un guitar-hero. On comprend que tant d'artistes aient flashé sur le son de Konono n°1. On regrette qu'ils n'aient pas joué plus tard, que l'ordre de passage n'ait pas été inversé avec David Rodigan qui leur succédait et sut chauffer l'ambiance en vieux pro.

David Rodigan est un DJ sexagénaire absolument dingue de reggae. Il émaillait son set d'anecdotes vécues, évoquant par exemple ses rencontres avec King Tubby, etc... Comme une sorte de professeur hystérique, il délivrait un cours d'histoire des musiques jamaïquaines, revisitant cinq décennies en alignant des morceaux emblématiques. Très populaire en Grande-Bretagne, ce DJ atypique a su cristalliser l'attention du public, lequel chantait à pleine voix les refrains de Bob Marley. Alors que les musiciens de Raphael Saadiq étaient déjà sur scène à effectuer leurs derniers réglages, Rodigan n'était toujours pas décidé à quitter la scène. Cela en devenait presque tendu : il réclamait cinq minutes de rabe et n'entendait pas renoncer à sa requête. Il finit par balancer "Could You Be Loved" en guise de conclusion, comme dans une sorte de défi à Saadiq et ses musiciens.

Raphael Saadiq attaqua pied au plancher avec les quelques titres très rock de Stone Rollin', son dernier album. Mais je dois bien reconnaître que je n'imaginais pas le voir se lancer dans des solos* de guitare. Raphael Saadiq a beaucoup d'allure, d'une sobriété très élégante, arrivant sur scène coiffé d'une casquette, dans un col roulé noir qu'il quitta vite pour garder un simple t-shirt blanc. Jean, t-shirt, la simplicité lui seyait bien. Sous ses airs étonnamment juvéniles, Saadiq est un résilient. Issu d'une famille très modeste, il grandit à Oakland et, dans son enfance, perdit deux frères (balle perdue, règlement de compte) et une sœur (accident de voiture) dans cet environnement particulièrement violent. Peut-être était-ce pour tourner la page que Charlie Ray Wiggins est devenu Raphael Saadiq, qu'il n'a pas seulement pris un nom d'artiste mais a carrément changé de nom à l'état-civil. Il a aussi changé plusieurs fois de style, il fut ainsi parmi les pionniers du new jack swing, puis de la nu soul (terme qu'il exècre), inventeur sur son premier album solo du gospeldelic, avant d'aller chercher ses influences dans la soul des années soixante ou le rock'n'roll des années cinquante. S'il s'est inspiré de Chuck Berry sur ce nouvel album, il n'est pas allé jusqu'à exécuter son fameux duckwalk sur scène.


Avec lui, une formation serrée : guitare, basse, batterie, claviers, plus un choriste. Un concert forcément "à l'américaine", super-carré, pro, impeccable, sans le moindre temps mort. Pro, mais où on sent les musiciens contents de jouer, avec le sourire. Un concert où le batteur s'est lancé dans un solo de la mort qui tue, un solo de batterie comme on n'en fait plus, le truc monstrueux de cinq bonnes minutes de folie.

Outre les nouveaux morceaux, Raphael Saadiq en reprit bien entendu d'autres de son précédent album, The Way I See It, dont l'excellent "Big Easy" inspiré du groove de la Nouvelle-Orléans. Il revisita aussi quelques titres plus anciens. "Dance Tonight" qui figurait sur son projet Lucy Pearl. Ou le très "stevie-wonderien" "Still Ray", probablement la plus belle ballade de son répertoire, qui figurait sur son premier album solo, Instant Vintage. Selon Libé, il a donné à Sète, ce soir-là, "un des meilleurs concerts de sa tournée". En guise de final, il reprit et fit chanter au public le tube de Hair, "Let the Sunshine in" et n'eut même pas le droit à un rappel.

Il était déjà presque deux heures, tant pis pour le set de Cut Chemist. Avec boulot le lendemain, il était déjà grand temps de refaire la route jusqu'à Montpellier.

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* En bonne règle, je devrais écrire soli au lieu de solos mais je passerais pour un pédant. Et puis, on un dit bien un panini au lieu d'un panino, alors !

jeudi 7 juillet 2011

Água Mineral !!! Timbalada jusqu'à plus soif !


En cette saison, par cette chaleur, on frôle la potomanie : combien de litres d'eau fraîche boit-on par jour ? Beaucoup. Timbalada, terrible machine à faire danser bahianaise, sait l'importance de bien se désaltérer quand on le suit sur le parcours du carnaval ou, simplement, lors d'un concert. Alors qu'on a coutume de considérer l'alcool comme un adjuvant de la fête, dans le cas de Timbalada, l'adjuvant nécessaire, c'est de l'eau fraîche.


Il y aura beaucoup à dire de Timbalada, ce groupe dont les membres se peignent le corps de motifs blancs, cette créature carnavalesque de Carlinhos Brown, il y aura beaucoup à dire mais... une prochaine fois. Aujourd'hui, cette première évocation de Timbalada n'est qu'un bref effet chaud-froid : la danse trépidante appelle vite un rafraîchissement. Leur titre "Água Mineral" est des plus rudimentaires, il dure à peine une minute mais tout est dit, même si ce n'est pas grand-chose. En quelques secondes, on tient là un véritable hymne du carnaval de Bahia !

Habituellement, je ne suis guère amateur de disques live. Il existe quelques exceptions, en particulier celle-là. En 1998, Timbalada a enregistré Vamos Dar a Volta no Guetho, à domicile, dans son quartier, sur la scène du Candyall Guetho Square. La musique de Timbalada est une musique de fête et le groupe est une véritable institution du carnaval de Salvador. Dans un tel cas de figure, il est bien difficile de rendre en studio toute l'énergie qui se dégage de leurs prestations. N'ayant jamais eu l'occasion, même à Salvador, de voir un vrai concert de Timbalada, cet album me donne d'autant plus de regrets. Mais aussi beaucoup de plaisir à l'écouter. Fort, très fort. Avec le public déchaîné, le groupe explosif.

Pour cet enregistrement live, Timbalada s'est offert quelques invités : Caetano Veloso, Ivete Sangalo, Marisa Monte et, bien sûr, Carlinhos Brown. Jamais Caetano n'a chanté "A Luz de Tieta" autant poussé au cul par une telle armada de percussions, jamais il n'avait été ainsi soulevé par les voix d'un public si impatient de chanter qu'il en commence trop tôt ! Il faudra aussi qu'un jour je vous fasse découvrir cette version.

Ce soir, on se concentre sur les fondamentaux. S'il a depuis quitté le groupe, on retrouve ici Ninha, redoutable puxador de Timbalada, qui anime les foules de sa grosse voix. Ca ne dure qu' 1 min 3 s. Donc, il ne vous reste plus qu'à faire tourner en boucle jusqu'à... plus soif !


"Bebeu água, não!
Tá com sede, tô!
Olha, olha, olha, olha a água mineral
Água mineral
Água mineral
Água mineral
Do Candeal
Você vai ficar legal

Timbalada, "Água Mineral", Vamos Dar a Volta no Guetho (Ao Vivo) (1998) mp3 320

mercredi 6 juillet 2011

Konono n°1 : le truc le plus funky de ces dix dernières années


Budget serré oblige, malgré la richesse de la programmation des festivals locaux, je n'ai pris des billets que pour deux concerts cet été. Coïncidence, mes deux seules soirées seront toutes deux plongées dans une ambiance congolaise : avec Konono n°1 demain et Staff Benda Bilili, le 2 août. Si la véritable tête d'affiche de cette soirée du Worldwide Festival est Raphael Saadiq, que je me réjouis vraiment de voir et dont je ne doute pas que la prestation soit impeccable, je suis surtout particulièrement impatient d'aller découvrir Konono n°1 sur scène.


Konono n°1, c'est le truc le plus funky qui soit sorti ces dix dernières annés. Sans blague. Leur musique a des arguments pour convaincre aussi bien les amateurs de funk, pour leur groove d'enfer, que les fans de techno, pour mener à la transe, ou les rockers, pour la distorsion sur les likembés.

Le succès de Konono n°1 est une formidable aventure liée à la pugnacité de Vincent Kenis, le spécialiste des musiques congolaises au sein du label Crammed. Il avait le souvenir d'avoir entendu leur musique à la radio, il y a une trentaine d'années, et s'était mis en tête de retrouver le groupe à Kinshasa. Au terme d'une véritable enquête, après plusieurs séjours à Kinshasa et au Congo, il put enfin mettre la main sur eux, tout en réalisant que la formation actuelle était en grande partie composée d'enfants et petits-enfants des membres originaux. 


Konono n°1 est devenu aujourd'hui le fer de lance de la musique tradi-moderne congolaise. Le style s'est développé dans la période de zaïrianisation imposée par Mobutu, et illustrait ce recours à l'authenticité culturelle du pays. Les orchestres tradi-modernes étaient alors nombreux et la dimension moderne se manifestait notamment par l'amplification. On lisait lors de la sortie du premier album de Konono n°1 que ce recours était une forme d'adaptation au contexte urbain. Leur musique est traditionnelle parce qu'elle s'adresse aux ancêtres. Mais à Kinshasa, les bruits de la ville couvrent la musique. D'où la nécessité de jouer plus fort pour être entendu.

Outre leur virtuosité, notamment sur les likembés, et leurs rythmes déchaînés sur des charlestons à base d'enjoliveurs, une partie de l'attrait de la musique de Konono n°1 et des autres groupes tradi-modernes tient de l'accident. L'amplification de leur musique fut réalisée selon les préceptes de l'Article 15, à savoir le Système D, la débrouille, le recyclage. Ces bricolages produisent involontairement une terrible distorsion. Loin de la ligne claire de la rumba ! Mais c'est justement cet accident qui donne son grain au son de Konono n°1 et consorts. C'est ce son des likembés électriques qui a frappé les esprits et été une véritable source d'inspiration pour tous les musiciens qui s'en sont emparés : comme Cyril Ateef dans son side-project CongoPunQ, comme le groupe américain Nomo. Sans oublier que Konono n°1 a participé au dernier album de Herbie Hancock, The Imagine Project, et que Björk aussi a craqué sur leur son tradi-moderne puisqu'elle les a invités sur son album Volta, ainsi qu'à certaines dates de la tournée qui suivait. Interrogés sur cette collaboration, ils ont dit d'elle que c'était une "gentille fille".


Pour le magazine Vibrations (n°83, mai 2006), Vincent Kenis expliqua sa manière de travailler avec le groupe et comment, anecdote qui en dit long, son soliste était prêt à envoyer la distorsion au placard s'il avait la possibilité d'obtenir un son clair.

"Le soliste Mingiedi Mawangu, qui ne parle pas français, me fait dire qu'il veut un 'son clair' et insiste pour utiliser comme ampli le vieux Fender Twin que j'ai amené de Bruxelles. Je crains un profond malentendu culturel : ne comprend-il pas que c'est précisément la distorsion qui donne à son instrument et à son jeu leur caractère unique ? Après avoir pendant 25 ans adapté sa façon de jouer à une chaîne d'amplification bien spécifique, ne va-t-il pas être déstabilisé par ce changement soudain ? J'accède à sa demande avec réticence. Le premier morceau confirme mes craintes, le tempo ralentit, Mingiedi ne desserre pas les dents... Subrepticement, j'insère entre son likembé et l'ampli une pédale de distorsion pour guitare électrique. Dès les premières notes, il se fend de l'un de ces sourires dont il a le secret, et la musique prend enfin son essor.

Le lendemain, j'invite les musiciens dans ma chambre d'hôtel pour écouter la session. De l'avis général, le son du likembé basse n'est pas terrible. Je fais le tour des réglages possibles jusqu'à ce que tout le monde tombe d'accord sur un son énorme genre reggae... Rien à voir avec le son du groupe 'en vrai' ! Mais c'est ce son-là que veulent les musiciens sur le disque, et pas un autre. J'approuve cette transgression-innovation avec d'autant plus de vigueur que je n'ai pas à l'assumer : ce sont eux qui l'ont voulue" (in Vibrations n°83, mai 2006).

Une autre fois peut-être, nous essaierons d'appréhender la portée sociologique de ce décalage mais, là, à la veille de leur concert, je suis simplement impatient.

Comme certaines formations devenues des institutions et traversant les générations en rajeunissant son effectif, tel l'Orquesta Aragon, la Mangueira, etc..., Konono n°1 traverse les époques sans se départir de son mythe fondateur : le son distordu des likembés urbains qui doivent parler plus fort aux ancêtres. Si tout artiste doit évoluer et ne point se figer, cette distorsion demeure un élément essentiel pour définir l'identité du groupe. Même si la technologie n'est pas la même, même s'il faut ajouter une pédale de guitare ! Alors, allez-y, que demain ça grésille à Sète et que ça  balance du gros son crade qui déchire !!!