jeudi 30 juin 2011

La Nuit Couleur de Saravah Soul (Aniane, 29 juin 2011)


En même temps que la saison des festivals, commence celle des concerts gratuits dans le off de ces derniers ou dans des manifestations organisées par les collectivités pour donner un élan festif à leurs territoires. C'est dans le cadre des Nuits Couleurs en Vallée de l'Hérault que Saravah Soul vint donc ambiancer Aniane le temps d'une soirée.


Saravah Soul est une formation anglo-brésilienne basée à Londres et qui a développé une solide mixture de samba funk, samba rock, voire samba soul, à moins que ça ne soit de funk à la mode brésilienne, tantôt samba ou tantôt maracatu. Sans oublier une larme d'afrobeat. Sa signature sur le label Tru Thoughts (Quantic, Alice Russell, The Bamboos, etc...) est un sacré gage de qualité. On avait donc déjà coché la date depuis un moment d'autant que les artistes brésiliens de haut niveau sont plutôt rares dans la région.

Pour ce genre de soirée en plein air, on amène quelques provisions malgré la promesse de vin du village et de bière artisanale annoncés dans les stands disposés autour de la place. Mais comme on ne se refait pas*, un bol d'houmous mal refermé s'est renversé dans mon sac de pique-nique. Tout en était recouvert. La cata. Heureusement, un des amis avec qui je passais la soirée avait lui-même des amis qui habitaient une grande maison justement sur la place où avait lieu le concert. Impeccable. J'ai donc pu tout laver dans leur évier. Ce genre d'entrée en scène quand vous ne connaissez pas les gens vous fait sentir franchement ballot. Mais mieux vaut avoir l'air ballot en ayant pu rincer son sac que de se le trimballer dégoulinant d'houmous toute la soirée.

Nous étions bien placés, aux avants postes pour suivre à l'oreille l'évolution de la soirée jusqu'à l'arrivée de Saravah Soul sur scène. La place était d'ailleurs tellement déserte à notre arrivée qu'il aurait été vain de se précipiter. Autant patienter autour d'une table devant quelques verres de blanc sec bien frais. A ce moment-là, chez ces gens que je ne connaissais pas, j'avouerai que je ne la ramenai pas trop, incident de l'houmous oblige. Du coup, j'étais quand même impatient d'entendre le groupe arriver.


Vous pensez bien que la notoriété du groupe n'avait pas atteint Aniane. Pas plus que le nom d'Aniane ne devait tilter chez les musiciens, ceci dit. D'ailleurs, l'un d'entre eux disait plutôt "merci Montpellier" entre les morceaux, après tout ! Aniane est pourtant une charmante petite ville. Même si je ne m'y étais jamais vraiment arrêté, si ce n'est pour acheter du pain ou des fruits sur la route des gorges de l'Hérault. En arrivant sur la place, dès que Saravah Soul attaqua ses premières notes, le copain qui avait la maison expliquait que, certains soirs, pour quelque fête ou concert, la place était noire de monde. L'affluence était là plus modeste, quel dommage, même si les absents ont toujours tort. J'ai tout de suite dit aux potes que le groupe aurait vraiment du mérite s'il arrivait à faire bouger son public. Eh bien, d'emblée il s'y attela sans se démonter. Mettre l'ambiance, c'est leur boulot. En particulier, celui de leur chanteur, Otto Nascarella.

Originaire de Curitiba, dans le Paraná, Otto Nascarella avait bien du mal à lancer sa carrière. Il tenta sa chance à São Paulo. Sans plus de succès. Mais parce qu'il faisait ce rêve récurrent dans lequel il était dans une cabine téléphonique à Londres, une de ces fameuses cabines rouges, et qu'il appelait sa mère, Otto Nascarella décida de s'y envoler. Dans ce rêve, sa mère lui demandait, "mais où es-tu mon garçon, ça fait des jours que je ne t'ai pas vu". "A Londres", lui répondait-il. On peut se dire qu'à ce moment-là de sa vie, Otto Nascarella ne devait pas trop faire le fier : quand on se laisse guider par une vision onirique, c'est qu'une approche rationnelle de la situation a déjà été mise en échec. Cette escapade sur la seule base d'un rêve ressemblait donc à une dernière cartouche à griller avant d'envisager une reconversion dans une carrière autre que musicale. Surtout quand on s'envole sans parler anglais et avec un bien maigre pécule, à peine de quoi tenir un mois !

A Londres, les choses n'ont pas traîné. Dès la première semaine, il commença par jouer dans un groupe de samba de raiz au Guanabara, boîte brésilienne. C'est là qu'il rencontre le bassiste Matheus Nova, le batteur Dudu Marques et le saxophoniste Marcelo Andrade, autrement dit la moitié brésilienne de Saravah Soul. La moitié anglaise du groupe, Otto la rencontra à l'issue d'un concert. Quand il prit son courage à deux mains et qu'avec ses rudiments d'anglais, il alla brancher le producteur, celui-ci l'interrompit de suite et lui dit : "tu es Brésilien et tu veux monter ton projet ici, alors va voir ce type"... Lequel était le guitariste Kiris Houston qui rameuta les pièces manquantes, Jack Yglesias, flûte et congas, Chris Webster, trombone, et Graeme Flowers, trompette. Saravah Soul était alors au complet et se mit bien vite à travailler un répertoire à base de samba rock et autres déclinaisons de cette matrice essentielle. Se produisant naturellement sur la scène du Guanabara.

Depuis, Saravah Soul a même tourné au Brésil, juste retour des choses, et sorti deux albums sur Tru Thoughts. Le titre du deuxième donne une idée de leur programme : Musica Impura !

Hier soir à Aniane, Otto Nascarella, gabarit poids plume, barbe et casquette, tenue vintage 70's de rigueur, s'adressa tout de suite au public en même temps qu'il enchaînait les pas de danse. Otto est bon communiquant, parle bien français et mêle portugais et anglais pour préciser son propos. Il "parle communication", comme dirait Carlinhos Brown.

A mesure que Saravah Soul déroulait les titres de son répertoire, l'ambiance se réchauffait. Otto passait du xequerê au zabumba, des cloches agogô à la guitare, chantait, dansait, parlait. Ce n'est pas parce que le concert était gratuit et que la place du village seulement à moitié pleine qu'il faudrait lésiner ! Non seulement, le tempo ne faiblit pas mais la tension monta même de quelques crans à mesure que le concert avançait.



Otto ne voudrait pas partir sans nous donner la recette du samba, la receita do samba. En même temps qu'il faisait mine de touiller, il détaillait les ingrédients et leur dosage : une livre de batterie, une livre de basse, 250 grammes de guitare, 300 grammes environ de perçus. Ah, et puis vous pouvez rajouter 5 kilos de basse ! Il faisait mine de tendre une cuillerée de sa mixture aux personnes les plus proches de la scène, lesquelles jouaient le jeu et d'un hochement de tête faisaient comprendre que c'était bon.

Sur la fin, son agogô à la main, il envisagea même un programme qui semblait alors démesurément ambitieux. "Dans toutes les religions, expliqua-t-il, on appelle les esprits avec des cloches, appelons-les". Rien que ça ! Puis, pour leur reprise du "Fire" de Jimi Hendrix, il se mit en basket, expliquant que ce n'était pas possible de danser le frevo en boots ! Et là, on ne le tenait plus !



Puis Onda Maracatu, une batucada locale, se mit de la partie au son de leurs zabumbas. Saravah Soul les rejoignit au milieu du public armés de percus, joyeux raffut, avant de les inviter avec eux sur scène pour toute la fin du concert. Ce n'était même plus nécessaire d'avoir des rappels après pareille apothéose.


On pouvait reprendre quelques discussions dans la maison des amis devant un bon marc de muscat, détendus d'un tel bon moment, mes soucis d'houmous n'étaient plus que de l'histoire ancienne !

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* Imaginons que vous m'invitiez à dîner, évitez ce soir-là de sortir les verres en cristal. C'est plus prudent, après vous risqueriez de m'en vouloir.

mercredi 29 juin 2011

Claudinho et ses bidons, "meilleur batteur du Brésil" ?


La semaine prochaine, je vais découvrir sur scène Konono n°1 au Worldwide Festival, à Sète. Leur incroyable son tradi-moderne repose sur des distorsions involontaires liées au système d'amplification de fortune des likembés. Les batteries sont bricolées à base de jantes et autres accessoires recyclés. Dans la même veine, où le dénuement ne bride pas l'expression musicale, voici une vidéo qui fait un tabac au Brésil. Présenté comme "o maior baterista do Brasil" avec un sens de la démesure à faire rougir un Marseillais, on y découvre Claudinho qui s'est construit une batterie de fortune... On se souvient que Carlinhos Brown déclarait : "les boîtes de conserve sont les pianos du Tiers-Monde". On complètera en ajoutant que les bidons sont ses tambours ! Et on pourrait paraphraser Nougaro, "les gosses jouent, mais le ballon tambour, c'est une boîte de sardines, bidon".


Le jeune homme s'appelle Claudio Novaes de Almeida. Il habite un village proche d'Itiruçu, petite bourgade de l'état de Bahia. Il s'est construit une batterie avec des bouts de bois et quelques bidons. Une vidéo où  ce batteur est en action a été postée sur YouTube. Elle a attiré l'attention de producteurs et Claudinho se retrouve depuis quelques semaines invité dans plusieurs émissions de télé (Caldeirão do Huck, Domingão do Faustão...).

Des types comme Claudinho qui tape sur tout et n'importe quoi, il y en a plein les rues au Brésil*. Sans jamais que quiconque leur manifeste le moindre intérêt. A la différence toute provisoire de Claudinho qui est en plein dans son quart d'heure de gloire "warholien". Cette notion est devenue d'une terrible banalité mais elle dit toujours quelque chose de notre société. Pire, elle est encore plus juste aujourd'hui qu'à l'époque où Andy Warhol l'avait affirmée. La petite phrase est devenue prophétique depuis que notre société a vu déferler la vague des people, puis comme ça ne suffisait pas, celle des faux people. Vous voyez le niveau !

Claudinho va-t-il se voir proposer des opportunités professionnelles ? Va-t-il rentrer à Itiruçu et continuer à jouer sur sa batterie en kit de récup' ? A votre avis ? Rappelons que le principe du quart d'heure de gloire est indissociable de l'anonymat dans lequel on retombe juste après.

Précision, cette vidéo a été mise en ligne le 8 septembre 2009. C'est seulement en ce mois de juin 2011 que des producteurs se sont intéressés à lui. Le temps de l'anonymat est infiniment plus long que celui de la gloire.


La plupart des commentaires, très nombreux sur la page YouTube, réclament qu'on lui offre enfin une vraie batterie parce qu'il le mériterait bien !

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* Même sur YouTube, vous en trouverez de nombreux exemples.

mardi 28 juin 2011

"Seo Zé", version live 2011


La saison des festivals s'annonce, c'est généralement le moment que choisit Carlinhos Brown pour venir donner quelques concerts en Europe. Cette année, son passage se réduit, semble-t-il, à une seule date, à Nice, pour le Jazz Festival, le 9 juillet.

Pour tous ceux qui, comme moi, n'auront pas la chance d'être là, voici un extrait de sa tournée actuelle, Romântico Ambiente. On y retrouve avec plaisir "Seo Zé", un morceau qui figurait sur son premier album, Alfagambetizado, en 1997. Il l'interprétait en duo avec Marisa Monte. Cela reste probablement un des meilleurs titres de son répertoire. Dans cette nouvelle version, on retrouve toujours cette vibe latine propre au morceau, son premier essai de "relatinisation" de la musique bahianaise, quelques années avant Carlito Marron.


Nous sommes tellement habitués à voir Carlinhos Brown vêtu des plus extravagants costumes que, quand on le voit en smoking, on a l'impression qu'il est... déguisé. Abandonnés les coiffes de cacique, les multiples colliers, abandonnée sa créativité vestimentaire. Souliers vernis et locks cachées dans le bonnet, monsieur est bien élégant. 

Carlinhos Brown a donc changé de panoplie, désormais il peut même danser sur scène... Enfin, esquisser quelques pas. Car jusqu'alors, s'il a toujours beaucoup bougé, énormément bougé sur scène, ce n'était pas franchement de la danse. Mais on est surtout content quand on le voit passer derrière ses timbales. C'est toujours un moment fort de ses concerts. Ici, fidèle à lui-même, il exécute un solo bien quente. Heureusement, le naturel reprend vite le dessus.


En première partie de Carlinhos Brown à Nice, le 9 juillet, Anthony Joseph & The Spasm Band, toujours excellents sur scène, devraient se charger, selon leur bonne habitude, de mettre la salle dans les meilleures dispositions.

dimanche 26 juin 2011

Nazaré Perreira, de Xapurí à Paris


Il faut être honnête et rendre à Nazaré Pereira la place qui lui revient dans la généalogie de mes découvertes de la musique brésilienne. En effet, dans les colonnes de ce blog, nous avons plusieurs fois évoqué la révélation que fut d'entendre pour la première fois la voix de Caetano Veloso. Avant cela, il y eut João Gilberto, par le biais de son album avec Stan Getz. Mais, pour être tout à fait honnête, mon premier contact avec la musique brésilienne eut lieu grâce à une interprète infiniment moins célèbre que ces deux maîtres. Il s'agit de Nazaré Perreira. Ce qui n'est guère original car, il faut le préciser aux plus jeunes qui l'ignorent probablement, elle a fait la majeure partie de sa carrière en France, et y était peut-être même plus connue qu'au Brésil. Au début des années quatre-vingt, vous étiez donc susceptibles, comme moi, de voir Nazaré Pereira dans une émission de variétés. Et depuis, ils ne sont pas légion les Brésiliens à s'être produits dans des programmes de télévision grand public, type prime time. Pour moi, à cet âge-là, l'image de Nazaré Pereira avec des fleurs dans les cheveux se confondait avec celle des Vahinés, ou de la vague image que je pouvais me faire des Vahinés.


Puis, quand j'ai commencé à m'intéresser aux musiques brésiliennes, j'ai probablement considéré que Nazaré Pereira n'était qu'une figure mineure de cette grande constellation et n'y ai plus prêté attention. Ce n'est que quelques années plus tard que j'ai acheté un de ses albums. Un 33Tours d'occase, super pas cher, Amazônia. J'étais très content de retrouver ses chansons et, en plus, la pochette est superbe. Il y a quelques semaines j'ai vu Amazônia mis en ligne par Toque Musical, le blog qui pratique la fouille archéologique à seule fin d'exhumer des vinyls de musique brésilienne, et je me suis dit que cela méritait bien un petit mot par ici. Pour l'enchantement de cette première fois où je l'ai vue à la télé.

De nombreux artistes brésiliens se sont installés en France et y ont fait carrière, sans que cela leur procure nécessairement une reconnaissance dans leur pays d'origine. Citons pêle-mêle, sans distinction de réussite ou d'inspiration : Pixinguinha, Baden Powell, Mônica Passos, Les Etoiles, Marcio Faraco, Rita Macedo, etc...

Nazaré Pereira est originaire de l'Acre, un état au fin fond du pays, proche de la frontière avec le Pérou, en plein cœur de l'Amazonie. L'autre grand artiste qui vienne de ce état perdu est João Donato (déjà présenté ici). C'est à Xapurí qu'elle voit le jour, en 1940. Nazaré est issue d'un milieu modeste, son père était seringueiro* (il récoltait le latex des hévéas) et sa mère lavandière. La mort de son père alors qu'elle n'a que quatre ans, bouleverse l'équilibre de la famille. A l'âge de sept ans, c'est un crève-cœur pour la petite Nazaré, la famille quitte sa ville de Xapurí pour s'installer à Belém, dans l'état de Pará, toujours une région amazonienne. Très jeune, elle est contrainte à la débrouillardise. Elle parvint à boucler ses études pour devenir enseignante mais, à la fin des années soixante, s'installe à Rio où elle suit des cours de théâtre et obtient divers rôles dans des novelas.

Quand elle s'installe en France, c'est d'abord à Nancy. Elle y poursuit son apprentissage du théâtre. Cette fois-ci avec... Jack Lang ! Devenu ministre, il la fait Chevalier des Arts et Lettres, en même temps que Chico Buarque et Jorge Amado, pour son soutien à la culture brésilienne en France. A Paris, elle chante et danse. Et commence aussi à enregistrer. Ses albums sont publiés en France par le label Cézame avant d'être repris par Top Tape pour le marché brésilien.

La musique de Nazaré Pereira est sans prétention, ancrée dans les traditions populaires. Les orchestrations sont simples, entièrement acoustiques. L'accordéon occupe souvent une place centrale. Sur Amazônia par exemple, enregistré à Paris en 1979, on retrouve des morceaux du répertoire, une reprise de Luiz Gonzaga, deux du fidèle partenaire de celui-ci, Humberto Teixeira, dont un "O Baião em Paris" tout à fait de circonstance. On y trouve aussi sa première composition "Xapurí do Amazonas". Si le morceau évoque sa ville natale, le clip a été tourné à Icaoraci, dans le Pará.


Si parce que la simplicité de sa musique lui confère une vraie évidence, vous souhaitez découvrir cette artiste, suivez le lien ci-dessous...

Nazaré Pereira, Amazônia (1980) @ Toque Musical

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* L'autre grande figure de Xapurí était Chico Mendes, seringueiro lui-même, qui lutta pour la préservation de la forête amazonienne avant d'être assassiné en 1988.

vendredi 24 juin 2011

Les Feux de la Saint-Jean avec Silvia Torres


Aujourd'hui, c'est avec Silvia Torres que nous fêterons la Saint Jean car si nous manifestons un intérêt soutenu pour les cultures brésiliennes, il est impossible de ne pas la fêter. Dans les régions rurales du pays, cette fête prend une importance particulière, c'est le deuxième temps fort du calendrier avec le carnaval. Mais alors que le samba est roi lors du carnaval, la Saint Jean est la saison du forró. Les "Feux de la Saint-Jean" sont, bien avant leur récupération chrétienne, une célébration païenne du solstice, un sacrifice appelant la fertilité. "Bien avant d'avoir chimiquement prouvé que les cendres contenaient de la potasse, on a spontanément attribué un pouvoir fertilisant à la pratiques des 'failles', des 'feux de la St-Jean'. Ces rituels saisonniers du feu sont des euphémisations de rites sacrificiels", écrivait Gilbert Durand dans Les Structures Anthropologiques de l'Imaginaire. "Le feu étant l'élément sacrifiel par excellence, celui qui confère au sacrifié la destruction totale, aube des totales régénérations".

Bien que seules les sociétés encore profondément agraires puissent en percevoir l'importance, surtout si le climat est aride comme dans le sertão nordestin, il sommeille un vieux fond païen en chaque citadin, pour peu qu'il y ait une bonne fête à la clé !


Si les morceaux dédiés à la São João sont innombrables dans le répertoire populaire brésilien, en bonne règle, il aurait fallu fêter la Saint-Jean avec un titre de Luiz Gonzaga, le Roi du baião et son accordéon intenable, lui qui incarne comme nul autre les cultures et traditions nordestines. Cette année, nous lui préférerons une évocation plus moderne, où la São João n'est que la toile de fond d'une déception sentimentale. Nous sommes même à la limite du sacrilège en reconnaissant que nous n'attendions qu'un prétexte pour parler d'une artiste brésilienne quasiment absente de la Toile* : Silvia Torres.

Silvia Torres est une Bahianaise de Salvador. En 1997, elle enregistra un album produit par Carlinhos Brown. Celui-ci fut distribué en France par le label Mélodie. Si "Take Saravà" en est le titre le plus connu, repris sur diverses compilations de musique brésilienne, nous préférons faire découvrir un titre de circonstance, "Brincadeira na Fogueira". 

Alors que les artistes brésiliens bénéficiant d'une diffusion internationale, et plus particulièrement française, ne sont pas si nombreux au regard de l'incroyable vivier de la super-puissance de la musique qu'est ce pays, Silvia Torres n'a malheureusement pas vu sa carrière décoller avec ce bel album. On a même perdu sa trace depuis...

Silvia Torres n'en était pourtant pas à son coup d'essai, elle avait déjà sorti quatre albums, semble-t-il plus festifs, axés sur la musique de danse telle qu'on l'entend à Bahia, à savoir parfois pour le pire. Elle a en commun avec Carlinhos Brown d'avoir débuté sa carrière au sein du groupe de rock bahianais Mar Revolto. Fondé à la fin des années soixante-dix, celui-ci est une sorte d'institution marginale locale. Brown qui les avait rejoint comme percussionniste à seulement dix-sept ans, leur a depuis gardé une vraie reconnaissance, allant jusqu'à récemment commémorer les trente ans du groupe avec un projet de nouvel album pour marquer le coup.

Si Silvia Torres et Carlinhos Brown firent leurs classes au sein de Mar Revolto, ce n'était peut-être pas au même moment puisque leur amitié date, paraît-il, d'une autre expérience commune. Cette fois-ci au sein d'Acordes Verdes, le groupe de Luiz Caldas. Si aujourd'hui, la musique de celui-ci peut sembler très datée*, il faudrait rappeler qu'il est une figure essentielle de la scène musicale de Salvador, un des premiers à avoir su en capter la vibe carnavalesque, ce qui lui vaut d'être considéré comme un des pères de l'axé music. A lui aussi, Brown est toujours resté reconnaissant. Nul doute qu'il ne manquera pas aujourd'hui même, 24 juin, de lui souhaiter un joyeux anniversaire.

La vieille amitié de Silvia et Brown trouva donc avec cet album une occasion de se traduire en musique. Dès que Silvia Torres obtint les subventions du Gouvernement de Bahia pour réaliser un album, elle se tourna vers Carlinhos Brown pour le concevoir avec elle et le produire. Et Brown a eu le bon goût de réaliser un album unplugged (ça se dit encore ?), entièrement acoustique. L'album tend un pont entre les traditions bahianaises du Reconcavô d'un côté, du Sertão de l'autre, tout en étant résolument pop. A savoir qu'on n'y trouvera pas de forró, ni de samba de roda au sens strict mais des chansons qui s'en inspirent.

"Brincadeira na Fogueira", par exemple, illustre bien cette démarche. On s'éloigne en effet du forró original composé par Antônio Barros pour en proposer une relecture plus contemporaine. Où même l'accordéon ne joue pas dans le style traditionnel. Si le nom d'Antônio Barros ne vous dit rien, et c'est normal, le site Forró em Vinil n'hésite pas à décréter ("sans la moindre ombre d'un doute") qu'il est le compositeur le plus important de toute l'histoire du forró. Ecoutez sa propre interprétation du morceau, ou celle du Trio Nordestino, et alors vous fêterez vraiment la São João dans une ambiance musicale de circonstance. Mais si cette fête revêt un sens très particulier, elle est aussi l'occasion de rencontres amoureuses, rencontres éphémères comme des amours de carnaval ou des amours de vacances. Il n'y a donc rien d'incongru à ce que la chanson évoque une déception sentimentale. Le titre a été traduit dans le livret par "Badinage aux feux de la Saint Jean" et les paroles évoquent l'ambiance de la fête, les feux, les ballons, les gens qui s'amusent, sauf notre narrateur/trice car l'objet de son désir n'est pas venu. Si ce sont des choses qui arrivent, on comprend que ça vous gâche la fête.



Silvia Torres, "Brincadeira na Fogueira", Silvia Torres (1997) mp3 320kbps

Antônio Barros, "Brincadeira na Fogueira", Canta os seus Sucessos (1980) mp3 128 kbps ***

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* La seule évocation détaillée de Silvia Torres que j'ai trouvé est proposée par Jocelyne sur son blog. En relisant les notes de pochette de l'album, j'ai réalisé qu'elles étaient signées de Jocelyne Pruvot. J'en déduis qu'il s'agit de la même personne. C'est également elle qui a traduit les paroles des chansons de l'album.
** C'était la réflexion que je me faisais quand je le découvrais sur scène lors de la Feria de Caxixis de Nazaré das Farinhas, en 1999. Et si je dis que même sur scène, ça avait pris un tour ringard, vous imaginez sur disque !
*** J'ai encodé le morceau de Silvia Torres d'après le CD mais je n'ai pas trouvé de meilleur copie de la version d'Antônio Barros.


jeudi 23 juin 2011

Thundercat : Brainfeeder' Bass Master General (interview L.A. Weekly))


Lundi soir, je découvrais via la newsletter de Weekly Propaganda deux titres du premier album de Thundercat en téléchargement gratuit. Mardi soir, je mettais en ligne un texte sur leur auteur, sans oublier les liens vers les morceaux. Mercredi matin, je découvrais une interview de Thundercat réalisée par Kristina Benson et publiée sur un blog du L.A. Weekly. Aujourd'hui, car ce type est vraiment à suivre, j'en traduis naturellement quelques extraits.

Kristina Benson : Ca fait quoi d'avoir l'oreille absolue ?
Thundercat : Ah, ouais, c'est vrai, j'ai l'oreille absolue. Je suis un type dont l'oreille absolue a été altérée par le fait que je m'accorde généralement à ce qui se passe. Quand j'étais gamin, c'était horrible ! Si deux notes qui se suivaient étaient dissonantes, ça me rendait dingue. Si j'avais l'impression qu'il y avait quelque chose entre les notes, ça me hérissait.


K. B. : Tu disais dans une autre interview que quand tu avais travaillé avec Erykah Badu, elle te demandait de jouer quelque chose en rouge, ou en vert. Comment joues-tu quelque chose en rouge ?
Thundercat : Parfois les gens ne peuvent pas t'expliquer précisément ce qu'ils veulent que tu joues, mais c'est ton devoir d'essayer de te représenter ce qu'ils veulent entendre. Alors tu écoutes ce qui se passe dans la chanson et tu joues tout ce que tu peux. C'est comme si tu parcourais un rolodex mental de tout ce que tu considères rouge - ça peut être n'importe quoi, d'un lick d'Allan Holdsworth à Bootsy Collins - ou ça peut simplement d'être plus actif dans ton jeu. Quoi que soit 'rouge' pour toi, c'est toujours là où est ton esprit. Tu peux être le gars qui se dit 'comment diable jouer quelque chose de rouge ?'. Ou tu peux te dire, 'laisse-moi essayer de me représenter où ça nous mène'. 


K. B. : Tu disais avoir eu envie de jouer de la basse après avoir entendu un morceau de Jaco Pastorius.
T. : J'ai commencé à prendre la basse plus au sérieux quand j'ai découvert Jaco Pastorius. J'étais déjà passé par différents instruments à cordes quand mon père m'a fait écouter "Portrait of Tracy" et ça m'a fait flipper. D'un point de vue sonique. Et je n'arrivais pas à croire qu'on puisse faire un truc comme ça. Emotionnellement pour moi, c'était énorme

K. B. : Comment c'était la première fois que tu écoutais la radio et que tu as entendu une chanson sur laquelle tu jouais ?
T. : Complètement dingue. J'avais complètement oublié que j'avais joué sur le dernier album de Snoop Dogg jusqu'à ce qu'un ami me dise 'ton truc sur l'album de Snoop est terrible !'. Bon sang, j'ai fait ça et j'ai oublié que je l'ai fait. C'est Snoop, Bootsy, et je joue de la basse !

K. B. : Peux-tu chanter et jouer de la basse ?
T. : Ma théorie, c'est que si Tony Williams peut chanter, et si Kanye West peut chanter, alors moi aussi. Et j'essaie !

K. B. : Comment sais-tu que tu es satisfait d'une chanson ?
T. : J'essaie simplement d'être aussi impliqué émotionnellement que je le peux. Et aussi, très souvent, je travaille avec quelqu'un et il y a plus d'une opinion en jeu et on peut mutuellement s'équilibrer.


K. B. : Qu'as-tu appris en travaillant avec Flying Lotus ?
T. : J'ai appris qu'il y a des gens qui peuvent parler sans parler. C'est pour ça que Wayne Shorter a écrit "E.S.P.". Il y a quelque chose de très spécial entre Lotus et moi, en toute honnêteté. Il n'y a vraiment qu'une poignée de gens comme ça. C'est comme parler sans parler et nous avons eu beaucoup de conversations soniquement où nos pensées sont si proches et dans la même veine. Et ça vient comme ça. Les chansons sont juste symbiotiques. Elles ont commencé finies. Ca arrive souvent entre moi et Lotus, même sur scène. C'est rare de trouver ça. Tu atteins rarement ce niveau avec les gens. C'est presque comme si... nous sommes trois frères et c'est comme si Lotus était l'autre frère. Il serait un Bruner.

The Golden Age of Apocalypse sort le 30 août 2011 sur Brainfeeder, le label de Flying Lotus. Nous aurons probablement l'occasion d'en reparler alors. D'ici là, vous pouvez patienter en téléchargeant deux titres. Enfin, c'est plutôt l'inverse qui risque de se produire : écouter ces deux titres vous rendra carrément impatient de découvrir tout l'album !

A tout hasard, si vous êtes à Los Angeles aujourd'hui, Flying Lotus et Thundercat se produisent au Music Box du théâtre Henry Fonda, en compagnie d'Austin Peralta, Teebs et Strangeloop. Ca se trouve sur Hollywood Boulevard.


mercredi 22 juin 2011

La Fête de la Musique au gré d'une ballade à vélo...


Hier soir, ma seule ambition pour la fête de la musique se limitait à une balade à vélo en centre ville, pour simplement picorer quelques instants de chaque scène croisée sur mon chemin en mode semi-aléatoire. Un vélo, c'est très pratique en ville pour se déplacer rapidement dans une agréable sensation de glissade. C'est carrément encombrant dans une foule. Il aurait été tellement plus simple de le poser et l'attacher si ce n'est que moi, je ne voulais justement pas me poser, juste glisser pour prendre le pouls de la soirée. Ne pas rester plus de dix minutes ou un quart d'heure par scène, sauf coup de cœur éventuel. Celui-ci ne s'étant pas produit, j'ai pu appréhender chaque moment avec le recul de celui qui n'est que de passage. 

Si je n'ai eu aucun coup de cœur, tout était à la hauteur. En rentrant, j'ai regardé le programme. En croisant les variables lieu-horaire, j'avais de bonnes chances de trouver le nom des groupes croisés. Reprenons l'itinéraire, sans nous attarder plus que je ne l'ai fait in vivo. Première escale vers Figuerolles, place Salengro, devant le bar La Pleine Lune : un groupe de cumbia, Cumbia Ba. 


Devant le bar Le Rebuffy, un groupe de funk-slam-rock (?), One Shot Be Bop, bien, où la choriste se mettait à taper sur ses fûts avec une énergie de métallo, où le sax partait dans des dissonances. Un peu plus loin, devant les Halles Castellane, un autre groupe de rock-fusion-funky-blues (?) celui-là, Usual Suspect. Des vieux briscards, des vieux de la vieille. Le truc qui tournait impec', qui se permettait même des solos de hauts vol comme on n'en fait plus. Où le guitariste chanteur entreprit de nous faire "Bouge de là". Enfin, le groupe jouait "The Message de Cymande pendant qu'il essayait de se souvenir des paroles et, faute d'y parvenir, balançait toutes les trois lignes "je veux des dollars car on m'appelle Solaar". Marrant.

Je voulais aussi jeter un œil à la seule tête d'affiche de la soirée : Spi et la Gaudriole, au Peyrou. Autrement dit, la plus surprenante reconversion qui soit puisque l'ancien chanteur des punks locaux OTH s'est converti au folk régional : Spi en mode baléti avec vielle à roue et bombarde. Le plus étonnant sont les paroles. Avec ses histoires comme exhumées d'un passé révolu, avec ses jeune filles charmantes avec qui l'on souhaiterait danser, avec ses départs sur la route des Flandres, on ne devinerait jamais que leur auteur a été punk ! Nous méditerons une prochaine fois sur le sens d'un simili-aphorisme comme "loin de la nature, le cœur de l'homme devient dur", nous disserterons une prochaine fois sur son évolution, est-ce une rupture, une évolution cohérente, toujours en prise avec la dimension festive et populaire d'une musique ? Je serais curieux de comprendre sa démarche. En m'éloignant, j'étais malgré tout content de constater que Spi avait gardé une pêche d'enfer, toujours sautillant comme un cabri. En m'éloignant, je sentais la basse bien profonde. Avec la distance, on n'aurait pas deviné quelle musique se jouait mais simplement ressenti sa vibration. 

Ces basses qui résonnent, qui se répercutent en écho sur les façades des immeubles, ces échos qui rendent la provenance de leur source difficile à déterminer, c'est ça mon vrai kif quand la musique prend la ville. Avec la distance, même les daubes ne sont plus que bonnes vibrations de basses énormes. Ce genre d'effet se goûte particulièrement avec l'ivresse. Même d'une sobriété exemplaire sur mon vélo, j'ai apprécié.


Dans son principe, la fête de la musique offre un espace d'expression unique aux musiciens amateurs. Bien entendu, la spontanéité des débuts a depuis longtemps laissé la place à des limites strictes. Plus question de laisser des types jouer dans la rue jusqu'au petit matin. On a la fête de la musique qu'on mérite, la société qu'on mérite.

Ainsi, dans ces fêtes de la musique du troisième millénaire, nous ne trouvons plus de stands improvisés non déclarés qui nous recouvrent de leur nuage suffocant de fumées de merguez, plus le moindre vendeur de canettes fraiches à la sauvette avec sa glacière en bandoulière. En France, combien de décisions politiques qui semblent avoir pour vocation ultime de soutenir la restauration ? L'étalement des vacances scolaires au détriment de familles éloignées-recomposées n'a d'autre finalité que permettre aux hôteliers et restaurateurs de remplir leur saison. Alors que, dès l'arrivée des beaux jours, la jeunesse festive improvise chaque soir un botellón sur les places historiques du centre ville de Montpellier, le soir de la fête de la musique, il faut la Licence IV pour abreuver le chaland. Vous avez dit paradoxe ?

lundi 20 juin 2011

"Mais Kriola" : Hélio Matheus et sa super-production samba-rock


Il suffit parfois d'une paire de titres pour entrer à la postérité. Ces mêmes titres ne vous assureront peut-être pas une rente à vie mais ils continueront à figurer dans les anthologies et compilations du genre plusieurs décennies après leur création. C'est le cas du "Mais Kriola" de Hélio Matheus, devenu un hymne du samba-rock, à moins que ça ne soit du samba soul, voire de la MPB, ou appelez ça comme vous voulez. En tout cas, un standard qui fait partie du répertoire de tout groupe creusant ce sillon. Parmi les reprises de ce titre, vous pouvez écouter les versions qu'en ont proposé le Trio Mocotó ou le Clube do Balanço.


Si nous parlons d'Hélio Matheus aujourd'hui, c'est à la manière d'un marabout d'ficelle, nous rebondissons simplement sur un de nos récents posts brésilien : ce "Juazeiro" d'Orlandivo et João Donato accompagné par la rythmique d'Azymuth... L'occasion de présenter le titre d'un autre artiste ayant lui aussi bénéficié du soutien du célèbre groupe jazz-funk, référence brésilienne en la matière. C'est donc Azymuth qui fait office de "bout d'ficelle", simple prétexte pour aborder un titre fétiche. Il est d'ailleurs évident que l'attrait de "Mais Kriola" repose en grande partie sur la patte aux claviers de Bertrami, crédité ici comme Zé Roberto.

Si "Mais Kriola" peut effectivement être rattaché au style samba rock, soul, ou suingue, etc..., ou quelques autres titres, on ne peut pas dire pour autant qu'Hélio Matheus fasse réellement partie de ce mouvement, ses sources d'inspiration étant plus variées. En raison de son goût pour les ballades, on pourrait le rapprocher d'un autre artiste associé au samba soul, Hyldon.

"Mais Kriola" figure sur le premier album d'Hélio Matheus, Matheus Segundo Matheus, sorti en 1975. Une des particularités de celui-ci est qu'il s'agit d'une véritable super-production avec un générique aussi étendu que celui d'un peplum, ou pour faire plus moderne, d'un film d'animation en 3D.

Le samba-rock, ou suingue, est né dans les périphéries de Rio et São Paulo. C'est une musique de danse, populaire, enregistrée le plus souvent sans fioritures ni gros budget. Certes, des vedettes émergèrent bénéficiant de plus de moyens mais aucun n'avait bénéficié de ceux d'Hélio Matheus. "C'est le disque le plus cher jamais sorti par RCA Brésil, encore jusqu'à aujourd'hui. Il y avait des dizaines de musiciens, des orchestres, ils étaient tellement nombreux que leurs noms ne tenaient pas tous sur la fiche technique", déclarait-il il y a quelques années. Il précisa même leur nombre : 128 musiciens participèrent à l'enregistrement de l'album.

Outre les membres d'Azymuth, on retrouve Luis Vagner "Guitarreiro", Márcio Montarroyos, trompettiste de renom (qui fit également partie de la Turma da Pilantragem), etc, etc... et Oberdan Magalhães saxophoniste et flûtiste, fondateur de Banda Black Rio, semble-t-il en charge de la production.

Hélio Matheus n'était pourtant pas une vedette installée pour jouir de pareil traitement de faveur avec cet effectif pléthorique de musiciens. Matheus Segundo Matheus était donc son premier album, alors qu'il avait déjà trente-cinq ans.


C'était peut-être ses débuts sur disque mais cela faisait déjà une vingtaine d'années qu'il participait à la scène musicale brésilienne, principalement à Rio, hormis une parenthèse paulista. Ataulfo Alves le prit sous son aile et lui ouvrit son réseau. Certaines compositions avaient déjà trouvé le succès grâce d'autres interprètes. Ses plus grands succès sont "Boi de Cara Branca" parce qu'il figurait dans la novela O Astro, en 1977, "Comunicação", repris par Elis Regina en 1970 sur son album Em Pleno Verão, et "Camisa 10" par Luiz Américo, en 1973. Celle-ci donna même son titre à l'album de celui-ci, en 1973. La chanson, co-écrite avec Luis Vagner, eut beaucoup de succès, elle parlait de football et tressait des louanges à la Seleção et ses meneurs de jeu de légende, alors que le Brésil venait d'être tricampeã en 1970. Il en donne sa propre version sur ce premier album, mêlé en une sorte de medley à "Comunicação". Quant à "Comunicação" justement, Elis Regina l'avait probablement découvert par la voix de Vanusa qui l'interpréta lors du Festival da Música Popular Brasileira de 1969 et se classa troisième. Pour Hélio Matheus, la vraie surprise fut de découvrir qu'Elis Regina s'appropriait le morceau. Il était allongé dans sa chambre à écouter la radio quand il entendit les premières notes du morceau avec lequel Elis ouvrit les concerts de sa nouvelle tournée. Mieux encore, elle le rejoua lors du final ! Il se rendit alors au Canecão où elle se produisait, accéda aux loges pour la rencontrer et qu'elle le félicite pour les belles boucles de ses cheveux ! A signaler que sur son album, il mêle ses deux succès en un seul titre.

Aujourd'hui septuagénaire, Hélio Matheus a plus de cinquante ans de carrière. Il se produit encore parfois sur scène et ses prestations sont, paraît-il, intenses. Mais depuis les années soixante-dix, le succès l'a abandonné. Vingt ans après son premier et unique album, en 1996, il en sortit un nouveau, dans l'anonymat le plus total, alors que son titre l'annonçait pourtant renaître de ses cendres, Renascendo. C'est dommage pour lui mais ce n'est déjà pas donné à tout le monde d'avoir écrit une poignée de titres qui soient parvenus à traverser les époques jusqu'à nous.

Si "Mais Kriola" sonne résolument de son temps, à fond 70's, il n'a cependant rien perdu de son éclat. Mais pourquoi donc me casser la tête à présenter ce "Mais Kriola" quand Ed Motta a déjà tout résumé en un simple tweet ? "Hélio Matheus e um samba funky ultra deep com o J.R.Bertrami pilotando os synths". Samba funky ultra deep, c'est exactement ça !

Hélio Matheus, "Mais Kriola", Matheus Segundo Matheus (1975) mp3 320

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Alors qu'il ne figure même pas dans le Dictionnaire Cravo Albin, pour trouver une présentation détaillée de son parcours, la meilleure source que j'ai trouvé est un article publié par Rockwave à l'occasion de ses cinquante ans de carrière, en 1997.


samedi 18 juin 2011

Une petite tournerie planétaire de Carlinhos Brown en mp3


J'avais déjà présenté le film de Vincent Moon consacré à Carlinhos Brown, il y a quelques semaines à peine, un volet de sa série nomade Les Petites Planètes, vous allez donc me dire que je radote. Je nuancerai : non, je ne radote pas, j'enfonce le clou. Tant ce projet de vidéos musicales autour du monde que Carlinhos Brown méritent notre attention.


J'y reviens parce qu'il se passe un truc : depuis que j'ai découvert la vidéo, j'écoute en boucle le morceau de Brown. Car vous pouvez téléchargez librement la piste audio du film sur le site de Petites Planètes. Tout ça grâce au bon esprit de la licence Creative Commons qu'a adopté Vincent Moon.

Quand j'ai présenté cette séance avec Brown, j'écrivais que "la musique de Carlinhos Brown porte toujours en elle une bonne dose de funk". J'y évoquais la sueur sur son front au bout de quelques prises. Alors, j'ai beau vous dire que je l'écoute en boucle, je doute que cela soit une caution suffisante. Nombre d'entre vous, en écoutant cette piste audio, se diront que ce n'est même pas un morceau abouti, juste un embryon, une trame. D'ailleurs, il n'a pas de titre, c'est dire ! Juste une petite tournerie pour s'échauffer. Il n'empêche, j'aimerais que Carlinhos Brown se contente plus souvent de cette approche brute, en prise directe, jouée en live dans son studio. C'est dans ces conditions qu'il est le plus funk.

Et si nous postons cette fois-ci directement le lien vers le morceau, c'est aussi une manière de patienter. A l'automne dernier, Carlinhos Brown a sorti simultanément deux albums, l'un plutôt acoustique, Diminuto, l'autre plus festif, Adobró. Mais, depuis, aucune date de sortie française n'est encore annoncée. L'Elixir avait annoncé ces sorties et même proposé une chronique de Diminuto puisqu'il était en téléchargement gratuit pendant quelques jours après sa sortie. Pour présenter, nous attendrons son arrivée officielle. D'ici là, le voici à la batterie, épaulé par une formation réduite mais où une basse bien pesada nous dit l'essentiel. Carrément une alternative roots au tube de l'été !

Carlinhos Brown, "Salvador da Bahia, Brasil, February 2011", Petites Planètes Outtake (2011) mp3 320kbps

Vincent Moon réalise les Peties Planètes sans mécène ni subventions, uniquement grâce aux dons. Vous pouvez donc le soutenir en faisant une donation...

Et puis, allez, même la vidéo, on se la remet encore un coup. J'adore ! J'enfonce le clou, j'vous dis !

vendredi 17 juin 2011

Manuel du bien vivre estival à l'usage du citadin : Joe Cuba


Voilà l'été et vous n'êtes toujours pas en vacances. Pire, vous n'avez aucun projet à l'horizon et risquez fort de rester en ville tout l'été. Justement, dans sa dernière édition, le Village Voice propose une liste de 33 raisons qui nous font, malgré tout, aimer l'été à la ville. Sous-entendu, même si vous ne partez pas en vacances, autant trouver matière à quand même profiter des beaux jours. Pour le Village Voice, la ville en question est bien sûr New York. New York, son été caniculaire et étouffant. Mais dans sa recherche des joies urbaines de l'été, cet article m'a aussitôt rappelé une chanson de Joe Cuba, "Do You Feel It ?".

Joe Cuba est l'inventeur du boogaloo, ce style qui, à la fin des années soixante, faisait fureur en introduisant une bonne dose de soul dans la musica latina. Laissant un temps de côté ses diaboliques machines à danser (n'avez-vous jamais été rendu dingue par "El Pito (I'll never go back to Georgia)" ?*), Joe Cuba dresse ici un tableau nostalgique de son enfance dans le barrio latino new-yorkais, c'est-à-dire East Harlem, surnommé Spanish Harlem.

Dans "Do You Feel It ?", par la voix de son fidèle Jimmy Sabater, Joe Cuba se fait le narrateur de ses souvenirs d'enfance, des ressources d'imagination et de débrouillardise dont il fallait faire preuve pour rendre l'été agréable. Car, bien sûr, pour ces familles, pas question de partir en vacances.

Avec ces tranches de vie quotidienne, on pourrait presque considérer que "Do You Feel It ?" appartient à ces morceaux précurseurs de "The Message". Plutôt que le chant, la voix dit son texte en une sorte de spoken word, comme un proto-slameur. Si le propos est nostalgique dans la première partie, rappelant les douceurs estivales du barrio, changement de ton dans la deuxième partie du morceau. Malgré les bons souvenirs, le narrateur raconte qu'il faut un meilleur endroit pour vivre et que la tension, la misère et la violence l'ont bel et bien contraint à partir. Dans une perspective historique, on pourrait essayer d'analyser ces paroles en les mettant en perspective avec la paupérisation de ce quartier, sa violence galopante, et toutes ces autres manifestations consciencieusement étudiées par chercheurs et institutions. Même si j'ai bien toute la documentation en la matière à portée de main, articles, revues, bouquins, toute la matière qui me servit à assurer des cours de sociologie de la ville, notre propos est ici infiniment plus modeste. Nous, ce qui nous intéresse aujourd'hui, c'est uniquement la première partie de "Do You Feel It ?". Celle qui dit qu'en été, la ville est aussi un beau terrain de jeu à qui sait se l'approprier, que le barrio est dans les yeux de ses habitants une tar beach, une plage de goudron. Autrement dit, le vieux rêve soixante-huitard, "sous les pavés, la plage", en version nuyorican !

"Aujourd'hui, tout le monde parle du barrio, du ghetto, des temps durs qu'ils y ont vécu.
Mais on a aussi eu du bon temps.
Je me souviens de l'été. L'été était magnifique.
Les journées étaient longues.
Qui a besoin de la brise de l'océan ? A la gauche, nous avions l'Hudson River, à la droite, l'East River.
Quand nous voulions nous rafraîchir, qui avait besoin de l'océan ?
Nous avions la borne d'incendie. La bonne vieille borne. 
Tout ce dont on avait besoin était un tourne-vis. Un bon tourne-vis. Et un récipient.
Le soir, la brise était merveilleuse.
Une plage de goudron, c'était ça chez nous.
On s'amusait à mort."


"Everyone today is talking about the barrio, the ghetto, the hard times they had.
But we had good times too.
I can remember the summer. The summertime was beautiful.
The days were long.
Who needs an ocean breeze ? To the left, we had the Hudson River, to the right, the East River.
When we wanted to refresh ourselves, who needed the ocean ? We had the pump. 
Remember the johnny pump. All you needed was a good good screwdriver. And a can.
At night, the breeze was beautiful.
A tar beach, that was our place.
We had fun galore."

Joe Cuba parle de son quartier, là où il a grandi. Evidemment, certaines références semblent particulièrement ancrées dans ce contexte particulier, très attachées à New York et à certaines représentations de la ville. Par exemple, ces fameuses bornes d'incendie sont rentrées dans l'imaginaire collectif, ces "johnny pumps" qu'on appelle ainsi parce qu'à une époque les pompiers étaient surnommés les Johnnies. Et dans l'imaginaire, ces bornes sont justement dissociées de leur fonction d'origine. Un incendie ? Quel incendie ? Elles semblent juste être là pour que les gamins se rafraîchissent et rappellent combien l'été peut être chaud à New York. Ces bornes disent la chaleur, la canicule et disent aussi cette énergie de la jeunesse. Les images de gamins faisant jaillir l'eau de ces bornes a été immortalisé en maintes occasions. Le photographe Weegee (The Famous), par exemple, ce témoin sensible du petit peuple new-yorkais, en a magnifiquement saisi quelques instantanés.

Weegee, "Heatspell, Lower East Side" (1938)

A Paris, les gamins ne s'amusent pas à dévisser les bornes d'incendie mais, comme dans tant d'autres grandes villes, dès que la chaleur est là, elle est vite lourde, poisseuse. Malgré cela, le Village Voice et Joe Cuba ont raison, même en ville, que l'on soit à Paris ou à New York, il y a toujours de bonnes raisons de se réjouir de l'été et pas seulement parce qu'il y fait meilleur qu'en hiver. Bien sûr, Montpellier est hors-jeu dès que l'on évoque ce genre de considérations. Ici, à la limite, nul besoin de bouger. Tout ce qui fait le charme des vacances est déjà là, la plage, la rivière, le lac, la campagne, mais aussi les festivals, les concerts gratuits, les petites places pittoresques où se poser en terrasse, etc... D'ailleurs, c'est ici que je passais la majeure partie de mes vacances avant d'y habiter. Et maintenant que j'y vis... Non, les choses se corsent quand on est à Paris et que la mer est loin. Si le maire Delanoë a lancé le concept de "Paris plage", c'est bien qu'il y avait comme un manque. Ne l'ayant jamais pratiqué, je doute fort que ce type de simulacre comble le manque mais c'est probablement mieux que rien. Parce que je suis parisien, je me souviens en écrivant ce texte des étés dans la capitale, même s'il y avait toujours un moment, ouf !, où je partais en vacances ! Mais j'appréciais particulièrement les quelques enclaves de verdure de l'est parisien : le parc de la Villette, mon préféré, les Buttes-Chaumont, les plus proches de chez moi. Ou le Polygone de Vincennes pour les parties de foot et les pique-niques (pour le foot, j'y allais tous les samedis, même en hiver). Et tout simplement, le fait de s'habiller en été : bermuda, chemisette, sandales. Léger. Marcher dans la douceur du soir. Etre dehors. Ou même être chez soi les fenêtres grandes ouvertes et sentir néanmoins la moiteur. J'aime l'été.

Si vous ne quittez pas la ville, il faudra donc faire preuve d'un peu d'imagination. A Paris, fermez les yeux et la rumeur continue du périphérique vous donnera l'impression d'entendre la mer, toute proche et si loin. Certes, "il n'est pas donné à tous les hommes d'apprécier ce qui les entoure. La plupart s'imaginent qu'ils trouveront ailleurs ce qu'ils cherchent et qui pourtant s'étale sous leurs yeux" : Albert Cossery, Un Complot de Saltimbanques. Allez, un petit effort, sentez seulement la brise ou un rayon de soleil sur votre peau, c'est trop bon l'été. Do you feel it ?

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* "El Pito (I'll Never Go Back to Georgia)" n'est pas encore du boogaloo. C'est avec "Bang Bang" que Joe Cuba et son groupe vont développer ce style. Pour l'anecdote, c'est Jimmy Sabater, son joueur de timbales, qui l'incita à se lancer. Un soir de 1966, alors que le Joe Cuba Sextet jouait au Palm Gardens Ballroom, qui s'appellerait bientôt le Cheetah Club, le public restait de marbre et ne dansait pas sur leurs mambos et cha chas. A la fin du premier set, Sabater dit à Joe Cuba qu'il avait une idée pour le faire bouger. Le leader refusa. A la fin du deuxième set, il retourna le voir en insistant. "Si ça marche pas, je t'en commande un double". Joe Cuba accepta. L'effet fut radical et instantané, le public se mit immédiatement à danser et lancer en chœur des refrains improvisés.

mercredi 15 juin 2011

A Place For You : Tribute to Gil Scott-Heron : les remixes à télécharger


"L'homme est parti, le message reste" avaient prévenu Sandra Nkaké et Jî Drû pour annoncer, dès le lendemain de sa mort, leur projet d'hommage à Gil Scott-Heron. Pour le faire vivre, ils ont enregistré dans la foulée un morceau original.

Si un hommage spontané à un grand musicien ne reprend pas une de ses compositions, c'est que ses auteurs entendent bien rendre quelque chose de l'esprit plus que de la lettre de son œuvre. En empruntant à Marvin Gaye le riff de "Inner City Blues", ces quelques notes de basse déjà si profondément incrustées en nous par leur répétition et leur évidence, l'éloge passe déjà par un premier biais. Certes, Gil Scott-Heron a lui même repris ce titre mais Sandra Nkaké, Jî Drû et leur clique n'ont gardé que cette trame, ce squelette, pour y greffer un autre de ses textes. Et ce simple riff s'affirme la matrice idéale pour cet hommage plein d'émotion. Parce qu'il est indirect, via "Inner City Blues", il semblait alors logique que l'étape suivante, pour faire suivre et partager, soit de proposer des remixes de ce qui n'était pas une reprise mais une imprégnation de son univers. 


A Place For You : A Tribute to Gil Scott Heron, sur leur page vous trouverez donc l'original et les remixes de Mark de Clive Lowe, Loik Dury, DJ Oil, Grant Phabao, Vadim Vernay et Jeff Sharel en téléchargement libre. 

Merci encore aux artistes pour ce projet spontané et sincère qui prouve que l'œuvre de Gil Scott-Heron n'a pas fini d'inspirer des générations de musiciens.


mardi 14 juin 2011

"Juazeiro" : Orlandivo et le groove de João Donato


La Saint-Jean approche, une fête qui marque une date essentielle des cultures brésiliennes, nordestines en particulier. Pour faire le lien avec l'hommage à João Gilberto publié à l'occasion de son quatre-vingtième anniversaire, nous vous offrons aujourd'hui un morceau qui porte le nom de sa ville natale, "Juazeiro". Ce n'est que prétexte car je ne suis même pas sûr que le morceau fasse référence au même Juazeiro que celui de João Gilberto, un prétexte pour présenter un titre porté le groove terrible de João Donato et interprété par Orlandivo.

Assurément, Orlandivo n'est pas un musicien brésilien connu du public international. Pourtant, quelques connaisseurs ont fait de lui un artiste culte et se sont enflammés à son sujet*. Le simple fait de savoir qu'il était l'idole de Jorge Ben** à ses débuts devrait attirer l'attention des amateurs de musiques brésiliennes qui balancent bien. Orlandivo (ou Orlann Divo) a connu le succès au début des années soixante avec un premier album, le bien nommé A Chave do Sucesso, "la clé du succès". Et effectivement cet album lui a ouvert la porte du succès. Mais ce titre est aussi une allusion à l'instrument d'Orlandivo : un simple trousseau de clés secoué pour marquer la cadence. Ce qui vaut bien la boîte d'allumettes des sambistes.


Je prévenais en préambule que ce frère bahianais, cet irmão baiano, dont parle la chanson, n'a probablement aucun rapport avec João Gilberto. Mais comment résister à ce joyau hyper-groovy ? Si Orlandivo a été une vedette des sixties, il était déjà un peu has been quand il eut l'idée géniale de solliciter João Donato pour enregistrer un nouvel album. Ce dernier était alors dans sa période électrique, à base de claviers funky, type Rhodes et clavinet, absolument irrésistible. En fait, on a tout simplement là un disque de João Donato, interprété par un autre chanteur qui se permet même de remettre au goût du jour certains de ses anciens succès. Un disque de João Donato où il n'a composé aucun morceau mais dont il a arrangé l'ensemble et joué des claviers. Et cet album, Orlandivo Com João Donato, porte diablement sa patte. 

Si on ajoute que la rythmique est celle d'Azymuth, avec Ivan "Mamão" Conti à la batterie et Alex Malheiros à la basse, on saura à quoi s'attendre. Un festival de grooves relâchés et contagieux, des sons couleur funk ! Au générique, signalons encore la présence de Sivuca, Durval Ferreira, Helcio Milito ou Copinha. Et toujours la voix nasale d'Orlandivo. Le genre d'album sur lequel je suis forcément destiné à revenir à l'avenir.

Au vu de la pochette, vous pourriez craindre que la musique soit aussi démodé que la veste de la vedette. Que nenni. Ecoutez-ça !

Orlandivo, "Juazeiro"Com João Donato (1977) mp3 320kbps

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* Signalons "L'Incroyable Orlandivo (comment je me suis trompé)" sur C'est Jamais Pareil, ou un entretien en français réalisé par Nicola Son et Adri3n pour We Go Funk., "Orlandivo : Sambaflex au Royaume du Groove".
** J'avais déjà évoqué la rencontre entre un Jorge Ben débutant admiratif et son idole Orlandivo, ici..

lundi 13 juin 2011

Les Novos Baianos, fils de João Gilberto


En fêtant vendredi dernier les quatre-vingt ans de João Gilberto, nous rappelions qu'il avait gagné dans sa jeunesse le surnom de Zé Maconha, en raison de sa forte consommation de marijuana. Ce qui me rappelle un échange avec un copain brésilien. Alors que je m'étonnais de l'amitié entre João Gilberto et les Novos Baianos, celui-ci fraîchement débarqué de Récife m'expliquait que si João Gilberto s'était rapproché d'eux, allant jusqu'à séjourner dans leur communauté hippie, c'était uniquement parce que leur herbe était bonne. Cet ami avait lui-même accompli le premier pas de son adaptation à la vie française en remplaçant sans barguigner la maconha (l'herbe) par le haschisch. Cette substance ayant comme effet secondaire de rendre certaines personnes paranoïaques, il entreprit de calfeutrer au scotch toutes les portes et fenêtres de son studio afin que ses voisins de palier ne sentent pas la moindre émanation illicite s'échappant de chez lui. Ainsi "hermétiquement" confiné dans les 20m² de son studio, il regrettait cependant que les Français ne soient pas plus communicatifs et avenants...


Concernant les liens unissant les Novos Baianos à João Gilberto, vous vous doutez bien que les choses sont plus complexes. D'ailleurs, à l'époque où il fit leur connaissance, cela faisait déjà longtemps que João Gilberto avait arrêté de fumer. Cette rencontre fut cependant historique et son influence considérable sur ses jeunes compatriotes. Au point que le réalisateur Henrique Dantas ait intitulé son récent documentaire Filhos de João.

Les Novos Baianos étaient une bande de jeunes rockers hippies post-tropicalistes, comme leurs aînés originaires de Bahia. Comme João Gilberto également. L'un d'entre eux, Galvão, venait même de Juazeiro, comme Gilberto, et le connaissait depuis l'enfance, étant ami avec son frère. C'est donc grâce à lui que le contact fut noué et que João Gilberto se mit à fréquenter les Novos Baianos.

Nous étions au tout début des années soixante-dix et le groupe n'avait encore enregistré qu'un seul album, É Ferro na Boneca, sans grand succès. Il ne s'était pas encore installé à Jacarepaguá, dans les environs de Rio mais vivait déjà en communauté dans un appartement surpeuplé de Botafogo. C'est là que João Gilberto venait les retrouver, tard le soir. Il y passait la nuit jusqu'au petit matin, commandait le petit déjeuner pour tout le monde et s'éclipsait. Il est vite devenu une sorte de gourou pour les jeunes musiciens. Alors qu'ils ne vibraient que pour Jimi Hendrix ou Janis Joplin, c'est lui qui leur fit découvrir les richesses de la musique brésilienne. Avec sa guitare, il revisitait pour eux le répertoire de Assis Valente, Waldir Azevedo ou Nelson Cavaquinho. Il leur apprit à ne pas avoir honte d'être brésilien.


Son influence dépassait le cadre musical. Paulinho Boca de Cantor raconte qu'une fois, à l'aube, alors qu'ils s'apprêtaient à aller se promener dans les rues de Rio avec lui, Moraes Moreira et Galvão. Il sortit le dernier en laissant la porte ouverte derrière lui.  João lui fit faire demi-tour pour la fermer en lui disant que s'il ne le faisait pas, toute sa vie, il ne finirait rien, laissant les choses incomplètes. "João a une vision très profonde de la vie, à moitié cosmique, à moitié prophétique. Les gens pensent qu'il est fou mais il faudrait pourtant l'écouter parce qu'il a compris beaucoup de choses. Le problème, c'est que quand il parle sérieusement, les gens pensent qu'il plaisante". Oui, en quelque sorte, il était vraiment devenu comme un gourou pour eux.

L'intérêt que leur portait João Gilberto eut une autre conséquence positive pour les Novos Baianos, comme en témoigne Pepeu Gomes, leur guitar-hero, "on a commencé à nous respecter, avant nous étions traités de fumeurs de pétards".

C'est en tout cas sous son influence que les Novos Baianos ont amorcé ce virage qui allait donner des couleurs brésiliennes à leur musique. C'est par exemple lui qui leur fit découvrir le samba d'Assis Valente, "Brasil Pandeiro", qui figure sur Acabou Chorare, l'album qu'ils enregistrèrent dans la foulée. Il est toujours intéressant de comparer la différence d'approche qui les sépare. D'abord, le maître, en 1982 :


Puis les élèves turbulents. Nous avions déjà présenté la vidéo de cette reprise de "Brasil Pandeiro" par les Novos Baianos dans l'hommage à Assis Valente proposé au mois de mars. Ces images existent également en noir et blanc mais dans la version ci-dessous ont été colorisées d'une bien atroce manière. Il s'agit d'un extrait du documentaire de Solano Ribeiro, Novos Baianos F.C., du titre de l'album suivant Acabou Chorare, sorti en 1973. Si les images ne vous agressent pas trop la rétine, vous pouvez les retrouver en intégralité sur l'excellent blog Flabbergasted Vibes*.


De même, on pourra relever l'influence de João Gilberto dans le choix des Novos Baianos de reprendre sur leur album suivant, Novos Baianos F.C., le classique de Dorival Caymmi, "Samba da Minha da Terra". Encore un Bahianais exilé à Rio, véritable figure tutélaire pour toutes les générations suivantes.


Si on joue le jeu des comparaisons, après le classicisme de João Gilberto, voici la version iconoclaste électrique des Novos Baianos...


Pour évoquer un autre cas de l'influence notable de João Gilberto sur les Novos Baianos, il n'est qu'à prendre la chanson qui donne son titre à l'album, "Acabou Chorare". Elle est directement associée à la fréquentation de João Gilberto. Il s'agit d'une berceuse et elle respire le vécu. La communauté comprenant toute une marmaille, ses membres musiciens avaient également la charge d'endormir les petits. Ce n'est qu'une interprétation personnelle mais j'y décèle la lassitude de celui qui ne rêve que d'aller dormir quand, à une heure indue, le môme ne l'entend pas de cette oreille, mais où l'adulte fait preuve d'un sursaut inespéré d'inspiration pour chanter ces quelques lignes, probablement parce que la fibre parentale résonne en lui. Outre le minimalisme guitare-voix du morceau, l'influence "gilbertienne" tient surtout au fait que le titre reprend les mots de sa fille Bebel, qui enfant voulait rassurer ses parents après un gros gadin : je ne pleure plus, "acabou chorare".

En 1988, Paulinho Boca de Cantor a retrouvé João Gilberto à New York et, à cette occasion, ils ont passé pas mal de temps ensemble. João Gilberto qui était nostalgique de cette époque où il fréquentait les Novos Baianos, lui aurait confié que son grand rêve serait d'avoir une bande potes pour vivre comme eux et passer tout leur temps à faire de la musique ensemble.

Bien des années plus tard, récemment, Acabou Chorare a été élu par l'édition brésilienne de Rolling Stone meilleur album national de tous les temps. On pourra toujours en discuter mais cela vient récompenser cette évolution du groupe après que João Gilberto leur ait enseigné leurs racines musicales et qu'ils aient su les intégrer avec pertinence à leur langage rock.

C'est à cette époque, celle de la rencontre entre João Gilberto et les Novos Baianos, que Henrique Dantas a souhaité consacrer un documentaire, Filhos de João, O Admirável Mundo Novo Baiano, documentaire qu'il mit onze ans à pouvoir concrétiser. Alors que tant de personnes lui disaient qu'il n'y avait là la matière que pour un court, il en fit un long-métrage. Avec succès : le film fut présenté dans de nombreux festival et  remporta plusieurs prix. Son film s'appuie sur le témoignages des Novos Baianos eux-mêmes : Moraes Moreira, Galvão, Paulinho Boca de Cantor, Pepeu Gomes, Dadi... Seule Baby Consuelo manque à l'appel. Elle avait pourtant bien voulu répondre aux questions de Dantas et être filmée mais refusa ensuite que ces images figurent dans le film. On croise également Tom Zé, autre figure essentielle de cette époque fertile. Mais, bien entendu, ne vous attendez pas à y trouver le moindre témoignage de João Gilberto lui-même !

Le film alterne entretiens des témoins et images d'archives, scènes de vie quotidienne et parties de foot car les Novos Baianos étaient dingues de foot et passaient presque autant de temps à y jouer qu'à faire de la musique !

Ce film est le portrait d'une utopie éphémère. Il sort en juillet dans les salles brésiliennes. Bénéficiera-t-il d'une distribution internationale ? Voici déjà sa bande-annonce.


Mais nous ne saurions conclure l'évocation de cette rencontre fertile entre un génie révolutionnaire et ces jeunes rebelles sans une anecdote qui révèle bien la façon d'être au monde de João Gilberto. Luiz Galvão raconte qu'un jour, au petit matin, João l'avait invité à faire un tour en voiture dans Rio. Il eut la trouille de sa vie quand  João Gilberto grilla un feu rouge sans même ralentir pour voir si une voiture arrivait au carrefour. A peine eut-il le temps de se remettre de ses frayeurs qu'il en grilla un autre, toujours sans freiner ni même jeter un coup d'œil sur les côtés. Par contre, alors qu'ils arrivaient à un  feu vert, il freina et s'arrêta. Juste avant qu'une voiture ne croise leur route en vrombissant. Galvão lui demanda estomaqué : "mais comment savais-tu qu'une voiture arrivait ?". Et João de répondre tranquillement : "au son. Je conduis à l'oreille" !



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* Vous pourrez également y trouver quelques uns de leurs albums au format mp3 320 et FLAC.

vendredi 10 juin 2011

João Gilberto octogénaire !


Au Brésil, l'événement majeur de l'année en matière d'hommages et autres commémorations est sans contexte l'anniversaire de João Gilberto. Il fête aujourd'hui son quatre-vingtième anniversaire. Enfin "fête", il a probablement déjà envoyé bouler tout son monde. Son caractère acariâtre, à la limite de l'autisme, est devenu légendaire. Mais le miracle de son art tient au fait qu'il sorte indemne des anecdotes les plus odieuses. Rarement un artiste aura été à ce point sans concessions et n'en faisant strictement qu'à sa tête.

João Gilberto est l'interprète qui transfigura la bossa nova et lui imprima son style incomparable. João Gilberto a créé, à lui seul, une véritable révolution esthétique dans l'histoire de la musique brésilienne. Si Orlando Silva, son modèle, était encore un chanteur "à voix", il introduit le chuchotement, la caresse qui deviendra dans le monde l'archétype des voix brésiliennes. Surtout, il développe en parallèle un style si caractéristique à la guitare qu'aujourd'hui encore il demeure cet horizon vers lequel tendent en vain la plupart de ses collègues.

Mais il n'y a qu'un musicien pour expliquer tout l'art de João Gilberto et c'est Marcio Faraco qui s'y colle : "avec son pouce droit, il joue une rythmique a priori stable, sauf qu'elle arrive à des moments qui ne sont jamais évidents. Et puis il y a la voix qui chante la mélodie jouée à la guitare, mais là-encore, João Gilberto attend le dernier moment pour l'entonner, ce qui donne l'impression que l'air chanté et celui gratté naissent ensemble tout en étant en contretemps" (Mondomix n° 31, nov-déc. 2008).

Le style unique de João Gilberto appelle des analyses approfondies. Ainsi, son plus grand spécialiste s'appelle Aderbal Duarte. Depuis quarante ans, il étudie et décortique son jeu. Il s'apprête à sortir Segredos do violão bossa nova, un livre et un DVD, fruits de ses recherches, l'œuvre d'une vie entière. João Gilberto a bien voulu collaborer en jouant spécialement pour lui à plusieurs reprises afin de lui montrer certains de ses "trucs". Pour illustrer ce subtil décalage entre sa voix et la batida de sa guitare, il prend l'exemple de "Wave", composé par Jobim. "Que font normalement les chanteurs ? "Os olhos ja não modem veeeeer." La voix couvre l'harmonie. Mais João évite que la voix reste devant. Il dit "ver" et laisse l'espace pour que l'on puisse entendre la guitare. João ne pense pas l'harmonie dissociée de la mélodie" (O Globo, 5 juin 2011).

Son interprétation de "Carinhoso", le standard de Pixinguinha, illustre bien son style feutré. Il y a quelques mois, nous avions présenté les versions qu'en avait donné Orlando Silva, son créateur, et Elizeth Cardoso, surjouant tous deux avec grâce le pathos. Ici, le contraste sera d'autant plus saisissant avec cette interprétation en finesse.


Qu'il s'agisse de "Carinhoso", "Chega de Saudade" et quelques autres, il semble tout à fait logique à Aderbal Duarte que João Gilberto ait joué et rejoué certains morceaux tout au long de sa carrière : "c'est un émotif, il s'investit beaucoup dans les chansons. Est-ce que tu vas arrêter de parler avec un ami sous prétexte que vous avez déjà eu beaucoup de conversations ? La relation de João avec les musiques est d'amitié".

Miúcha, sa deuxième femme, souligne cet acharnement. : "João Gilberto avait appris sur le tard, passé 20 ans, à jouer de la guitare. A l'époque, il était sans le sou, dormait sur les bancs. Un jour, il s'est réfugié chez sa sœur. Il jouait de la guitare sans arrêt. Je l'ai vu triturer une chanson dix-huit heures d'affilée, il en épuisait tous les ressorts rythmiques, mélodiques. Ce qui a attiré le regard du monde sur cette musique, ce sont ses extraordinaires voyages sur les accords, cette manière de percuter la guitare, d'organiser des parties de cache-cache complexes entre sa voix et l'instrument"*. Mais cette discipline obsessionnelle peut devenir incompatible avec la vie conjugale, explique Miúcha : "il n'hésitait pas à me réveiller la nuit en demandant : 'dis, écoute, qu'est-ce que tu préfères, ça ou ça ?' Il était comme un enfant à qui il fallait sans cesse porter de l'attention. C'est épuisant à la longue"**.

João Gilberto est donc passionnément ami avec les chansons qu'il n'a de cesse d'interpréter. A ces amis fidèles, il fait régulièrement des offrandes, leur invente des harmonies et des accords étonnants. C'est encore Miúcha qui raconte que ces accords étaient "tellement spéciaux, qu'il a longtemps joué en tournant le dos au public. Il avait peur qu'on les lui vole"*.

On ne saurait évoquer le jeu de João Gilberto sans insister sur la dimension rythmique de son style. On a souvent dit que dans sa batida on retrouve l'écho des tambours de Bahia. Il est sûr en tout cas que c'est du samba qu'il se réclame. Miúcha est affirmative : "João Gilberto a toujours récusé le terme de bossa-nova. Il a toujours dit qu'il chantait de la samba"*. En voici un témoignage avec cette incroyable version d'un samba d'Antônia Almeida, "Não vou pra casa", titre qui figure également sur son dernier album à ce jour, João Voz e Violão, sorti en 2000.


Si João Gilberto ne se réclame pas de la bossa nova alors qu'il est celui qui en a le mieux défini l'esthétique, c'est parce qu'il ne se sentait pas à l'aise avec la jeunesse dorée carioca qui en avait fait son étendard orgiaque. Il est issu d'un milieu plus modeste et ses débuts ont été difficiles et il a longtemps mené la vie de bohème fauchée, véritable crève-la-faim.

Originaire de Juazeiro, au fin fond de l'état de Bahia, s'il passe par Salvador, ce n'est que pour mieux rebondir à Rio. Début 1955, il y est pourtant en plein désarroi. A cette époque, il fume tellement de marijuana qu'il est surnommé Zé Maconha. A force de retards et d'absences, il vient de se faire virer de son groupe Os Garotos da Lua, visiblement plus en raison de son caractère lunatique que des ivresses cannabiques. Son ami Luiz Telles l'invite alors à Porto Alegre et trouve plus commode de le loger au très chic hôtel Majestic. Il s'y met le personnel dans la poche qui est aux petits soins avec lui. Dans la capitale des Gauchos, il se fait vite remarquer, il est embauché dans un club où il se produit tous les soirs et quand il veut, même à trois du matin si ça lui chante. Il trouve là un public chaleureux qui se prend à même vouloir adopter son accent bahianais. Pour l'anecdote, vous pouvez voir ci-contre une photo du Majestic, aujourd'hui transformé en centre culturel. Au bout de quelques mois, João Gilberto comprend vite qu'il a déjà fait le tour de ce que Porto Alegre avait à lui offrir. Ce séjour lui aura été profitable, il y a développé son style et n'est désormais sans aucun doute quant à son talent, même s'il est encore le seul à en être convaincu.

A ce point du récit, je vais citer le superbe hommage que lui rend le compère Thierry de BossaNovaBrasil, une semaine entière dédiée au maître. Il décrit donc cet épisode crucial : "quand il revient à Rio en 57, João Gilberto se sent prêt. Il a dans sa main droite la rythmique de la bossa nova, dans sa main gauche les harmonies d’une samba enrichie, et une manière de chanter qui n’a plus rien à voir avec le passé. Toujours aussi bohème, il a désormais une immense confiance en son art.

C’est l’époque où João Gilberto va d’appartement en appartement pour se faire connaître auprès des amateurs éclairés de Copacabana et d’Ipanema – presque une tournée de promotion, comme on dirait aujourd’hui. Il arrive les mains dans les poches, et utilise la guitare de la maison. Et fait tourner un répertoire essentiellement constitué d’anciennes sambas, deux de ses compositions : Bim Bom et Ho-ba-la-la, plus quelques titres de Tom Jobim".

Sa véritable carrière est désormais lancée. On connait la suite. "Chega de Saudade, titre emblématique de la bossa nova dont il donne la version la plus essentielle, "Desafinado", etc... Puis, cet album avec Stan Getz enregistré aux Etats-Unis, en 1963, qui lui ouvre une carrière internationale et qui transforme "The Girl from Ipanema" en scie mondiale, pour le meilleur et pour le pire. Comme tant d'autres, j'ai découvert João Gilberto grâce à cet album avec Stan Getz. Dès les premières notes, quand il entonne son chant feutré, ce fut une révélation, une voix comme je n'en avais encore jamais entendu. Comme tant d'autres, j'ai été saisi par le contraste, quand j'ai regardé le dos de la pochette, entre le petit monsieur gris et la caresse si sensuelle de sa voix. Mais quelle viatique que cet album qui lui aura permis de toucher un public ignorant tout de la musique brésilienne mais possédant ce disque inusable.


Astrud Gilberto, alors sa femme, est la voix féminine de cet album. Elle est aussi la chanteuse brésilienne la plus surfaite qui ait jamais été, à part peut-être... Bebel elle-même, fille de João et Miúcha. Quoi qu'il en soit, leur mariage est de courte durée. Et si Jorge Amado était le témoin de ce premier mariage, c'est à Paloma Jorge Amado, fille de Jorge, que João Gilberto confie le soin de jouer les entremetteuses et d'aller demander, pour lui, la main de sa fille à Sergio Buarque de Hollanda, le père de Chico et donc Miúcha. Elle s'exécute et l'union les voit vivre à New York, où Miles Davis est un habitué de leur appartement, Miles Davis qui disait qu'il sonnait bien rien qu'en lisant le journal, et au Mexique. Puis, ils se séparent parce "c'est épuisant à la longue" !

Le miracle de João Gilberto est que sa légende est si riche en anecdotes incroyables qu'on pourrait craindre qu'elles fassent écran avec sa musique. Mais dès que vous l'entendez, tout cela s'évapore et ne demeure plus que l'enchantement.

On décrit João Gilberto ermite, vivant reclus dans son appartement à triturer sa guitare, la télé allumée sans le son tout le jour et toute la nuit. Mais il n'est pas autiste, il a des amis. C'est plutôt, avec cinquante ans d'avance, une sorte de pionnier des réseaux sociaux : il a souvent préféré utiliser la technologie pour communiquer avec ses amis plutôt que de les rencontrer IRL. João Gilberto est depuis toujours accro au téléphone. Il a donc des amis et sait les solliciter le cas échéant...

A ce sujet, la plus odieuse des anecdotes existe en de multiples versions. Un ami brésilien me l'a raconté à propos d'une pizza, pour Roberto Menescal, c'est d'une guitare qu'il s'agit, au moins le motif est-il plus noble. Roberto Menescal est un des acteurs incontournables de la bossa nova, issu lui d'une famille aisée, peut-être un détail qui fait sens dans la scène qu'il raconte :
"J'ai reçu un appel de João, tard le soir.
- Mon petit Roberto, a dit João, j'ai besoin d'une guitare. Tu peux m'en apporter une vite ?
- Bon, bah, ouais, où ça ?
- Chez moi... Oh ! Tu es trop gentil, sincèrement, merci. Merci, je t'attends, n'oublie pas la guitare...
J'arrive chez lui. Il habitait dans un immeuble. Je m'avance vers la porte d'entrée et je sonne. Personne ne répond. J'appuie fort sur la sonnette et je reste là devant la porte, le doigt sur le bouton pendant quelques minutes. Et puis tout à coup, j'entends une petite voix derrière la porte qui dit tout bas : "c'est toi, Roberto ?! Ah, laisse la guitare devant la porte. Merci beaucoup". J'étais furieux. Il m'avait dérangé tard la nuit, fait venir jusqu'à chez lui, et il n'avait même pas la délicatesse de m'ouvrir ! Mais je m'exécutai, car c'était João Gilberto... Je dépose la guitare et je fais quelques mètres en arrière. Je fais mine de m'éloigner en claquant des talons et je me cache au fond du couloir. Je patiente quelques instants en me disant : "il va bien finir par sortir !", puis tout à coup j'ai vu la porte s'entrouvrir et le bras de João apparaître. J'ai vu sa main chercher dans la pénombre la guitare. Il l'a prise brusquement par le manche et a aussitôt refermé la porte. Ce jour-là, j'ai compris que João Gilberto était un type vraiment étrange"**.

Avec lui, les organisateurs de concerts se font des cheveux, tellement il est ingérable. Dans un article du Monde, Francis Marmande reproduit le message envoyé par João à son tourneur : "Finalement, je viens - silence brésilien. J'arriverai le 24, le 25, le 26 ou le 27. Ou alors le 28. Ou juste après". Et Marmande de poursuivre, lyrique, "il y a des poètes pour qui on se ferait damner. Des musiciens pour qui on s'est damné. Des ombres sans ombre qu'on reconnaît même les soirs où ils ne jouent pas. Des enchanteurs pour qui les tourneurs se damnent, et le public aussi. Des magiciens absolus sans pardon. Ce sont de loin les plus seuls, les préférés, archanges de la joie et de l'imprévisible. Ils indiquent la pente juste de la folie, l'autre nuit, le sommeil des anges et les songes de la raison. A voix presque basse, ils parlent à tous. A chaque accord de treizième, nous disent ce que ce monde aurait pu être. La plupart du temps, João Gilberto ne vient pas"***.


Il existe également beaucoup d'anecdotes évoquant les dégâts que provoque l'oreille absolue de João Gilberto. Il y a des choses que lui seul entend. D'où les difficultés de le faire jouer sur scène s'il perçoit le moindre parasite, même si personne autre que lui n'a rien entendu. On finira bien par découvrir un robinet qui goutte au fin fond des loges qui l'aurait perturbé alors qu'il est pourtant déjà sur scène. Otto, un des pionniers de l'électro dans la MPB, racontait s'être produit le même soir que lui au Barbican Center de Londres et avoir été pétrifié à l'idée de risquer le déranger. "Il donnait un concert dans la grande salle alors que j'étais invité à me produire dans le hall. Bien sûr, j'ai attendu que João ait fini avant de commencer. Si on avait joué à la même heure, malgré la distance entre les deux salles, il aurait bien été capable de m'entendre et demander à annuler sa représentation".

Point n'est besoin d'avoir l'oreille absolue pour goûter au charme unique de João Gilberto. Certes, seuls les musiciens sauront comprendre son génie. Nous autres, sommes déjà suffisamment émus par son art complexe. Avec le temps, comme en témoigne João Voz e Violão, sorti il y a déjà plus de dix ans, João Gilberto semble tendre vers un sens de l'épure absolue, une quintessence de son art. Il est rare, le sera de plus en plus. Fantôme, invisible, il n'est presque plus qu'une légende mais chez lui, pourtant, toujours et sans cesse, il continue de jouer et dialoguer avec ses meilleurs amis de toujours, les chansons de son répertoire. Au milieu de leurs conversations sans fin, ces chansons ont-elles songé un instant à lui souhaiter aujourd'hui un joyeux anniversaire ?

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Pour une présentation détaillée de la carrière de João Gilberto et son importance dans l'histoire de la musique brésilienne, je vous invite à vous tourner vers la série que lui a consacré BossaNovaBrasil à l'occasion de ce quatre-vingtième anniversaire.

* Véronique Mortaigne, "Bossa nova : le succès à double-tranchant d'un musique "trop jouée", Le Monde (09/10/2002)
** François-Xavier Freland, Sarava ! Rencontres avec la Bossa Nova, Naïve (2005)
*** Francis Marmande, "En Attendant João Gilberto, poète du chant", Le Monde (30/06/2003)