samedi 30 avril 2011

Roberta Sá et le Trio Madeira Brasil chantent Roque Ferreira


Ces dernières semaines, l'œuvre d'un compositeur brésilien s'est imposée à nous avec insistance. Il ne s'agit pas de Jobim, ni de Jorge Ben, ni même de Caetano, ou encore moins de Villa-Lobos. Non, c'est l'œuvre d'un sambiste bahianais : Roque Ferreira. Nous reparlerons très prochainement de lui mais, aujourd'hui, après Mariene de Castro, avant Clécia Queiroz, voici Roberta Sá. Toutes chantent Roque Ferreira. Car on a beau faire des efforts pour suivre l'actualité, on s'en échappe quand un disque s'installe durablement et tourne en boucle... Roberta Sá et le Trio Madeira Brasil ont ainsi signé un des plus beaux albums brésiliens de l'an dernier, Quando o Canto é Reza et, ces dernières semaines, j'ai bien du mal à passer une journée sans l'écouter au moins une fois.


Roberta Sá appartient à la nouvelle génération de chanteuses brésiliennes pour qui le samba est une racine qui donne de beaux fruits. Pour interpréter le répertoire de Roque Ferreira, elle a choisi une forme d'excellence instrumentale en nouant cette collaboration avec le Trio Madeira Brasil. Dans cet exercice, aucun moyen de se cacher : la voix se doit d'être à la hauteur. Car ce trio à cordes composé de Marcello Gonçalves (guitare 7 cordes), Zé Paul Becker (guitare) et Ronaldo do Bandolim (mandoline) fait partie de ces formations instrumentales ayant atteint une maîtrise stupéfiante de leur art. Tous trois sont des virtuoses d'expérience.

Marcello Gonçalves est un des guitaristes 7 cordes les plus sollicités du pays. Pour décrire l'importance de cet instrument dans certaines musiques brésiliennes, Thierry, de l'indispensable BossaNovaBrasil, trouvait les mots justes : "la 7 cordes n’est pas un instrument pour ramenard : on n’en attend pas de solo, mais une rythmique irréprochable et une base harmonique solide pour tout le groupe" (justement dans un message consacré à Roberta Sá). Zé Paulo Becker est un guitariste de formation classique, récompensé d'un Premier Prix du Concours International Villa-Lobos*, en 1992, ayant préféré ensuite se consacrer aux musiques populaires. "J'avais déjà douze ans de guitare classique derrière moi quand j'ai commencé à m'intéresser à l'univers de la musique populaire brésilienne et, en particulier, du choro"**. Et Ronaldo do Bandolim, l'aîné du groupe (né en 1950), est un des meilleurs joueurs de mandoline du pays, instrument lui aussi essentiel du choro. Il fut membre du Conjunto Época de Ouro, une sacrée référence.

Pour ceux qui ont eu la chance de le voir, le Trio Madeira Brasil participait aux côtés de Teresa Cristina et autres Yamandu Costa à Brasileirinho, le film de Mika Kaurismaki consacré au choro.

La direction musicale de l'album est assurée par Marcello Gonçalves et sa production, l'œuvre de Pedro Luis. Oui, le Pedro Luis du groupe A Parede et de Monobloco, et qui se trouve être à la ville Monsieur Roberta Sá.


Quant à Roberta Sá, trente ans tout juste, on s'étonne encore qu'elle ait pu commencer sa carrière par une participation au programme Fama, l'équivalent de notre Nouvelle Star, dans lequel elle ne fit visiblement pas long feu. Et c'est tant mieux : l'épanouissement artistique compte infiniment plus qu'une notoriété de bazar. Toujours très souriante, la jeune fille des débuts a laissé la place à une femme radieuse. Si elle est devenue depuis l'enfance une carioca d'adoption, elle n'oublie jamais ses racines nordestines, étant originaire de Natal dans le Rio Grande do Norte, et se sent dans son élément dans l'univers de Roque Ferreira. Elle avait d'ailleurs déjà interprété une de ses compositions, "Laranjeira", sur son précédent album Que Estranho Dia para se Ter Alegria, en 2007.

A ce trio infernal et sa chanteuse inspirée, se joignent deux percussionnistes, Zero et Paulinhos Dias, dont la présence est également nécessaire pour incarner l'âme afro des compositions de Roque Ferreira.

Ainsi "Mandingo" qui ouvre le disque résume parfaitement leur démarche. Cette introduction mêle avec subtilité des percussions bien roots qui semblent sorties directement d'un terreiro tandis que les cordes tissent une fugue façon Bach, et combine brillamment le populaire et l'érudit.

Parmi les titres de l'album, on retrouve nombre de sambas de roda, typiques du répertoire de Roque Ferreira. Citons par exemple, "Cocada" avec cette belle improvisation de Ronaldo à la mandoline, ou "Xiri"... Tandis qu'ils décrivent "Agua da minha sede", comme un maracatu ralenti. Sans oublier, le titre le plus populaire de l'album, le duo sur "Tô Fora"avec l'excellent Moyseis Marques et sa vraie voix de samba.

Cette approche, pour brillante qu'elle soit, suscita quelques controverses. Jusqu'à Roque Ferreira lui-même qui ne goûta guère la chose. Il participa pourtant au projet, en composant notamment en collaboration avec Pedro Luis ("Mandingo") et Zé Paulo Becker ("Zambiapungo"), ou en proposant huit morceaux jusqu'alors inédits, mais il regretta que les percussions soient ainsi reléguées à l'arrière-plan, qu'on n'y entendent pas les palmas, ces claquements de mains, et les pieds qui battent la mesure dans la poussière, si caractéristiques des sambas de roda bahianaises. En un mot : que l'album ait perdu en chemin la "bahianité" de ses morceaux. Mais, après tout, le pire eut été de le laisser indifférent !

Précisons que, d'une manière générale, les voix qui se distinguent du concert de louanges ayant accueilli l'album, soulignent précisément ce manque de "bahianité", ce qui est une manière de dire qu'il est "trop blanc". 

Outre le fait que Roberta Sá et le Trio Madeira Brasil sont effectivement blancs, ou presque, leur démarche s'appelle un parti-pris esthétique. Ce qui en soi est tout à fait louable. On peut le discuter mais nullement remettre en question sa réalisation. Si cela déplut à Roque Ferreira, Roberta Sá et le Trio Madeira Brasil cherchaient pourtant à rendre hommage à l'influence essentielle des cultures afro-brésiliennes qui les ont nourris et inspirés. Pour cet hommage à l'œuvre du sambiste bahianais, s'il leur semblait indispensable de s'adjoindre la participation de percussionnistes, certes discrets, ils ont choisi, à travers ces adaptations subtiles, de mettre l'accent sur les mélodies et la richesse poétique des paroles. Des lignes comme "tempo me temperou com dendê" ("le temps m'apaise avec du dendê", ndla) semble ainsi beaucoup plaire à Roberta.  

Quando o Canto é reza est un disque magnifique. La sophistication des arrangements en petite formation contribuent à donner une dimension noble à la musique de Roque Ferreira. De cette rencontre du savant et du populaire, ses sambas si simples y gagnent une évidence de classiques.

Avant de poursuivre très prochainement notre évocation de Roque Ferreira, à défaut d'un clip extrait de l'album, voici nos musiciens qui présentent les morceaux de l'album, titre par titre, entre deux éclats de rire.



Malheureusement, cet album n'a jamais été distribué en France, ce qui n'est malheureusement pas une surprise. A l'international, on ne le trouve ni sur Amazon, ni sur l'iTunes Store. Oui, je sais, en matière de diversité culturelle, on fait mieux mais, même au Brésil, il semble difficile à trouver, peut-être même déjà épuisé. Probablement pour avoir bénéficié d'un de ces fameux mécénats culturels donnant lieu à exonération fiscale. Par contre, sur la Toile ! Aussi, suis-je sans hésitation au moment de vous indiquer une adresse, parmi tant d'autres, où vous le procurer discrètement, celle de Um Que Tenha où l'album est disponible en mp3 320kbps.

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* BossaNovaBrasil, décidément omniprésent dès que vous cherchez une information en français sur les musiciens brésiliens, lui a consacré quelques billets et mon "compère blogueur" a même eu l'occasion de l'interviewer et de le filmer en concert lors de son dernier voyage brésilien, ici...
** Luís Pimentel, Revista Musica Brasileira, "Um Craque em qualquer lugar" : "Já tinha 12 anos de violão clássico quando comecei a me interessar pelo universo da música popular brasileira e, em especial, pelo choro".

jeudi 28 avril 2011

"Be Still", la nouvelle vidéo de Big Boi avec Janelle Monáe


Cela faisait un moment que nous n'avions pas eu d'écho de Miss Janelle Monáe, la voici dans le dernier clip de Big Boi, "Be Still". Un nouveau titre extrait de Sir Luscious Leftfoot : The Son of Chico Dusty, le brillant album de Big Boi sorti l'an dernier. A l'époque, ce n'était pas un de mes titres favoris sur l'album mais on ne va pas se priver pour autant de ce duo. On pourrait le considérer comme la réciproque de "Tightrope" où c'est Janelle Monáe qui invitait Big Boi. Quoi de plus naturel qu'il lui rende la pareille, d'autant qu'il est en quelque sorte son parrain, celui qui l'a repérée à l'époque de Idlewild, en 2006.


Dans ce morceau où l'on croit deviner une ode à la maturité affective, le vétéran du rap avait bien besoin d'une jeunette à qui transmettre sa leçon de sagesse. Il vaut mieux rester tranquille plutôt que de trop mettre la pression :

"My heart says do not disturb, and yours is like a doorknob"



mercredi 27 avril 2011

Soundway en Colombie : après Cartagena!, Michi Sarmiento...


Soundway est assurément un label exemplaire tout entier dévoué à la redécouverte des musiques populaires dans leur version originale, qu'elles viennent de Colombie, du Ghana ou d'ailleurs... Miles Cleret, son fondateur, et quelques autres chercheurs de pépites agissant pour d'autres labels aux mêmes ambitions et la même éthique, ont ainsi popularisé une nouvelle approche des musiques du monde. Le constat est simple : en leur temps, la plupart de ces musiques sont passées complètement inaperçues en dehors de leur pays d'origine. Des pans entiers de la grande histoire de la musique sont ainsi à découvrir. Même si leurs auteurs n'auront pas tous pu profiter de cet intérêt de leur vivant, c'est une chance inouïe pour nous.

La Colombie est une source d'inspiration pour Soundway. Après Colombia ! The Golden Age of Discos Fuentes, consacré au catalogue des légendaires Discos Fuentes, et le tout aussi fantastique Palenque Palenque, explorant les influences africaines de la champeta, voici une nouvelle compilation : Cartagena ! Curro Fuentes & The Big Band Cumbia and Descarga Sound of Colombia 1962-1972, sorti il y a déjà deux mois, réalisé par Roberto Gyemant, Will Holland "Quantic" et Miles Cleret, et dont la pochette est encore une fois magnifiquement illustrée par Lewis Heriz


Dans la famille Fuentes, j'appelle Curro, le neveu. Alors que sa famille s'installa à Medellin, lui resta à Cartagena, tout au nord du pays, sur la côte caraïbe. Curro créa également son label, Discos Curro's dont sont extraits les titres composant cette compilation. Salsas et cumbias que Curro aimait enregistrer en prise directe.

Ce qui nous vaut de parler aujourd'hui de ce disque est l'interview postée par Soundway il y a quelques semaines. Une interview réalisée en 2009, un an avant la mort de Curro, par Will Holland, aka Quantic, qui a vécu plusieurs années en Colombie et y a ressourcé sa musique, et Miles Cleret lui-même. Curro évoque sa jeunesse fougueuse, son goût de la musique au point que sa femme s'exclame qu'il l'a rendue sourde à force de lui faire écouter de la cumbia.


Soundway ne se contente pas de sortir des compilations superbes. Certains artistes ont droit à des rééditions de prestige. Ainsi Lucho Bermúdez y Su Orquesta qui a droit à un coffret de trois 45Tours, tiré à seulement 1000 exemplaires, ou avant lui la Banda Los Hijos de la Niña Luz.

Plus accessible, le best of de Michi Sarmiento, sorti il y a deux jours, le 25 avril. Car, même si Curro et Michi Sarmiento disent avoir enregistré pour l'amour de la musique plutôt que pour celui de l'argent, exhumer des trésors inconnus ne suffit pas à Miles Cleret : c'est encore mieux si les artistes encore vivants peuvent enfin bénéficier des retombées de leur musique.


Michi Sarmiento, dont trois titres figuraient sur la compilation Colombia !, vient donc d'être honoré d'un bel album. Aqui Los Bravos ! The Best of Michi Sarmiento y su Combo Bravo 1967-1977 va enfin lui permettre, à soixante-douze ans et toujours fringant, de voir sa musique pour la première fois disponible en dehors de son pays. Car les albums maintenant s'achètent à prix d'or et les collectionneurs ne semblent guère prêts les partager. Egalement originaire de Cartagena, Blas "Michi" Sarmiento a commencé très jeune à enregistrer et adapter la salsa au style colombien. Pour produire cet "pure colombian dancefloor thunder", comme le décrit sans exagération Soundway dans sa présentation du disque.

La vidéo qui accompagne le lancement de l'album est une belle tentative de présentation d'un artiste et son sujet. Décidément, Soundway fait bien les choses parce que tout cela est l'œuvre de passionnés dont la vocation est de partager leur savoir et leur enthousiasme.



A lire le très bon article de Boeb'is consacré à Cartagena ! et, plus globalement, sur l'approche de la musique par des diggers comme Miles Cleret et consorts... Je vous le recommande vivement.


dimanche 24 avril 2011

Mer agitéee


Samedi 23 avril, 12h41, plage de Maguelone...






samedi 23 avril 2011

La Saint-Georges et l'Ange Charles : le duo Jorge Ben-Carlinhos Brown


Le 23 avril est le jour de la Saint-Georges. On devrait plutôt écrire que le 23 avril est le jour dédié à Jorge Ben car c'est bien lui qui semble le plus attaché à son prénom, sans conteste. De ce prénom, il s'est fait un blason et de la date un code ésotérique. Le 23 avril est donc sur l'Elixir le jour où, chaque année, nous rendrons hommage à ce grand maître. Car Jorge Ben est probablement le plus fédérateur des musiciens brésiliens, ses chansons sont reprises absolument par tous, tous genres compris : rock, MPB, rap, reggae, funk...Il suffirait pour le démontrer de choisir quelques reprises mais cela nous priverait de ses versions originales qui cassent la baraque. Alors, cette année, nous avons choisi un compromis : une reprise d'un titre de Jorge Ben mais où celui-ci est également invité.

Un hommage où Georges s'appellerait... Charles ! On devinera bien sûr qu'il s'agit du morceau "Charles Anjo 45".

Il est repris ici par Carlinhos Brown et ses musiciens pour un duo avec Jorge Ben. Encore pour une banale histoire de prénom, on ne s'étonnera pas que, dans tout le répertoire de Jorge Ben, Carlinhos Brown ait choisi "Charles Anjo 45" plutôt qu'une autre chanson. Car le Charles ici, outre celui de la chanson, c'est Carlinhos. Cette version de "Charles Anjo 45" figure sur l'album Músicas Para Tocar Em Elevador, sorti en 1997 et dont la pochette est proprement hideuse, comme vous pouvez le constater. Il s'agit d'un tribute à Jorge Ben (Jor) où des groupes et artistes lui rendent hommage en reprenant un de ses titres interprétés en duo avec lui. On retrouve ainsi, outre Brown, Os Paralamas do Suceso, Fernanda Abreu, Skank, Cidade Negra ou Funk'n Lata, le groupe d'Ivo Meirelles, Ivo Meirelles celui qui physiquement pourrait passer pour un fils naturel du Ben. L'album est assez inégal, voire même franchement moyen sur pas mal de contributions, ce qui est aussi représentatif d'une partie non négligeable de la musique brésilienne, avouons-le. Mais le morceau choisi aujourd'hui sort largement du lot.

Tenir un blog, c'est entrer en quelque sorte dans un cercle vertueux. On le commence pour partager, transmettre ce que l'on croit savoir et on se retrouve à apprendre beaucoup de choses en se documentant sur les sujets que l'on entend traiter. Ainsi, j'ai longtemps cru que le Charles de la chanson était un de ces bandits vaillants des favelas aux préoccupations sociales, ce "Robin Hood dos morros", avant de découvrir qu'il désignait un guerrillero combattant la dictature militaire, Avelino Capitani, surnommé "Ange" parce qu'il était blond et "45" parce que, ma foi, il était armé d'un tel calibre. Mais de ce morceau et de ses sources d'inspiration, nous reparlerons dans un futur proche (ou plus lointain), d'autres reprises à l'appui, aujourd'hui nous souhaitions simplement rendre un hommage à Jorge Ben en vous offrant comme cadeau pascal cette version d'un de ses titres légendaires, "Charles Anjo 45". Légendaire car on se souvient de la version qu'en donnait Jorge Ben en 1969, accompagné du Trio Mocotó.


Carlinhos Brown a été adoubé par Jorge Ben. Celui-ci disait de lui : "je suis très lié à Carlinhos Brown, je l'adore. Aux débuts de Timbalada, j'étais un de ceux qui jouais dans leurs fêtes. Depuis, de ci de là, on se retrouve sur diverses manifestations. C'est un grand artiste". Tant mieux car si Jorge Ben vient y prêter sa voix, la version présentée aujourd'hui est clairement une adaptation typiquement "brownienne". C'est le groupe de Carlinhos Brown qui joue et on sent bien cet accent funk mis sur la rythmique avec basse et batterie balancées d'entrée. Quelques sirènes en intro, Brown qui commence par faire la cuica vocale pour ouvrir la voie au maître. Enregistré en 1997, le morceau est contemporain du premier album de Carlinhos Brown, Alfagamabetizado, tout en étant délesté des boursouflures "world" de ces débuts.

Jorge Ben & Carlinhos Brown, "Charles Anjo 45", Musica Para Tocar em Elevador (1997) 320 kbps


Pour rappel, l'an dernier nous avions rendu hommage à Jorge Ben en ce 23 avril en présentant des morceaux de son répertoire dédiés à la figure de Jorge : "Jorge de Cappadocia", "Jorge Well", "Domingo 23" et "A Historia de Jorge"...

vendredi 22 avril 2011

"Bahia Soul" et "Don Quixote", deux morceaux de Luiz Bonfá samplés


Ainsi, Luiz Bonfá serait un petit dénominateur commun entre Smoke City et Chinese Man ! Par quelque coïncidence, nous avons croisé ces derniers jours deux morceaux contenant le sample d'un morceau de  Bonfá. Ici même, à propos d'un titre de Chinese Man, et sur BossaNovaBrasil, avec un morceau de Smoke City. Luiz Bonfá est certainement un des trois plus grands guitaristes de la bossa nova avec João Gilberto et Baden Powell. Chacun possédant un style caractéristique et très différent des deux autres. Hormis des amateurs de musiques brésiliennesLuiz Bonfá est probablement le moins célèbre. Il est même malheureusement complètement inconnu de la plupart. Certains connaissent pourtant probablement son titre le plus célèbre, tout en ignorant qu'il en est l'auteur : il s'agit sans conteste de "Manha de Carnaval" qu'on retrouve dans le film Orfeu Negro.

Ayant participé à l'aventure de la bossa nova à Rio, Luiz Bonfá, comme tant d'autres compatriotes musiciens, fit ensuite carrière jazz aux Etats-Unis où il enregistra en compagnie des plus grandes pointures qui puissent s'imaginer.

En exhumant il y a quelques jours "Underwater Love" de Smoke City, Thierry de BossaNovaBrasil m'a donné envie de réécouter sa matrice. Il s'agit de "Bahia Soul", un morceau de 1968 figurant sur son album Black Orpheus Impressions, enregistré avec Ron Carter à la basse et Dom Um Romão à la batterie et aux percussions, notamment berimbau. Si j'aime encore beaucoup "Underwater Love" alors qu'il date déjà de 1997, une écoute de l'original permettra vite de mesurer ce que Smoke City doit à Luiz Bonfá. "Bahia Soul" est un titre fantastique, surprenant de la part de Bonfá. Peut-être est-ce dû au fait que je ne l'ai découvert que plusieurs années après "Underwater Love" mais je lui ai d'emblée trouvé une vraie modernité... Ou peut-être parce que la musique d'aujourd'hui travaille les boucles et la matière sonore et que "Bahia Soul" contient déjà ces dimensions... Tout est déjà en place pour que Smoke City n'ait plus qu'à poser la voix de Nina Miranda et y ajouter deux ou trois zigouigouis.


Luiz Bonfá, "Bahia Soul", Black Orpheus Impressions (1968) (320kbps)

Plus surprenant, fut de découvrir un sample de Luiz Bonfá sur "Ta Bom", un titre de l'album de Chinese Man qui vient de sortir. Nous le signalions il y a deux jours. Il s'agit de "Don Quixote", titre qui figure sur Jacarandá, un album de 1973. Comme Black Orpheus Impressions, il fut enregistré aux Etats-Unis. A Los Angeles pour être précis, c'est même indiqué sur la pochette. Là encore, la liste des musiciens accompagnant Bonfá a de quoi donner le tournis : Eumir Deodato, Ray Barretto, Stanley Clarke, Idris Muhammed, Randy Brecker, etc..., sans oublier l'indispensable Airto Moreira. S'il joue toujours de sa guitare classique, il est plus inhabituel de découvrir Bonfá jouant de la 12 cordes. Produit par John Wood et orchestré par Deodato, Jacarandá est un disque bien de son temps. Du jazz dont les claviers et la basse ont succombé au charme de la fée Electricité. Quant au titre choisi par Chinese Man, "Don Quixote", il a comme son nom le laisse supposer un vague côté hispanisant...


Luiz Bonfá, "Don Quixote", Jacarandá (1973) (320 kbps)


Si mes souvenirs sont bons, j'ai découvert ces deux albums grâce à Loronix qui fut quelques années durant le blog de référence concernant les musiques brésiliennes des décennies passées, réalisant œuvre patrimoniale en offrant des albums en téléchargement, transférés le plus souvent directement du vinyl au mp3, sans jamais être passés par la case CD. Hélas, Zeca Louro, son créateur, a disparu soudainement.

Une présentation détaillée (en anglais) de Jacarandá sur cet autre blog de référence, Orgy in Rhythm...

jeudi 21 avril 2011

Un Rhinocéros qui gambade


Hier après-midi, par une belle journée, avec toute une marmaille à distraire, le zoo fut une destination de choix. Ainsi, avec un an de retard, j'ai enfin vu les fameuses girafes du Lunaret pour lesquelles j'avais fait tout un foin, allant jusqu'à consacrer un cycle d'articles à l'animal. 

D'ailleurs, allez savoir pourquoi, un des messages les plus consultés de ce blog demeure Un Jour, j'ai nourri la girafe. Avant l'éventuelle évocation de cet autre souvenir animalier marquant, Un jour, j'ai touché la corne du rhinocéros, hier après-midi, j'ai pas mal photographié les rhinos.


Que vient faire un rhinocéros dans un blog consacré à la musique ? Simplement mon incroyable surprise d'avoir réussi cette photo étonnante où, dans sa course, il flotte au-dessus du sol. Coup de bol, je ne vais pas mentir. C'est bien involontairement que la photo s'est déclenchée à cet instant précis. Elle illustre ce qui distingue la course de la marche, ce moment où plus aucune patte, ou aucun pied, ne touche le sol. Bien sûr, si j'avais voulu saisir cet instant, je n'y serais jamais parvenu, surtout avec un de ces appareils numériques basiques dont le déclic a toujours un coup de retard, toujours à la traîne de la photo que vous visiez. 

Pour rappel, notre série consacrée aux girafes nous permit de présenter son lourd ancêtre, d'apprendre que sa viande et son lait sont cashers, que les créationnistes voient en elle la manifestation de l'intelligent design et qu'une approche "goetho-phénoménologique" de la girafe révèlerait qu'elle a le cou... court...

- Le cou de la girafe est... court (une approche goetho-phénoménologique du sujet)
- La Girafe ? Casher indeed !
- Le cou de la girafe, son cœur lourd et le créationnisme...

mercredi 20 avril 2011

Chinese Man : la Marseille Connection du groove global


Je suis devenu abonné au ratage de concerts. Après The Dø, il y a environ un mois, c'est Chinese Man que j'ai renoncé à aller voir sur la scène du Rockstore. Et cette semaine va être terrible, pour cause de week-end pascal, je ne pourrai profiter du passage montpelliérain de l'Orchestre Poly-Rythmo de Cotonou, vendredi 22, et de Brass Construction, le lendemain. Si j'ajoute que la Laiterie qui proposait des concerts gratuits a été ravagée par un incendie, ça fait cher le mois d'avril !


Concernant Chinese Man, j'avais coché la date depuis quelques semaines mais restais réticent : la perspective de débourser 20€ pour se retrouver devant un collectif de DJs sans musiciens incitait à y réfléchir à deux fois. Comprenez bien que la formule d'un concert délivré uniquement par des DJs n'est pas rédhibitoire en soi, je ne suis quand même pas ringard à ce point-là ! Quand j'ai vu les Birdy Nam Nam par exemple, la dimension spectaculaire et visuelle de leur performance était très forte. Et quand vous avez devant vous un Joey Starr et un Kool Shen, les musiciens sont inutiles, nos deux lascars suffisent à faire le show. Avec eux, même les danseurs sont devenus superflus. Enfin, il y a vingt ans, quand je les voyais dans des petites salles, et que leur posse de danseurs les accompagnait, c'était pas mal, mais ces deux-là ont suffisamment d'énergie à revendre pour ne pas avoir besoin de cette distraction. Maintenant peut-être que pour un Bercy, ça meuble quand même un peu l'immensité de la scène.

J'avais déjà renoncé au projet d'aller voir Chinese Man mais le fait que la fille d'une amie âgée de seize ans veuille  y assister m'a fichu comme un petit coup de vieux et m'a définitivement dissuadé d'aller y claquer mon billet. Sans regrets.

Chinese Man est un groupe originaire de Marseille, une ville où le port du bleu de Chine est aussi répandu que les glaçons dans le pastis (cf. Moussu T). Constitué de Sly, Zé Mateo et High Ku, Chinese Man vient de sortir son premier véritable album, Racing with the Sun, après deux opus de Groove Sessions qui rassemblaient leurs maxis. Chinese Man s'inscrit dans la veine du global beat, samplant des sons venus du monde entier et les propulsant avec des beats costauds et des basses profondes. Pour ne citer qu'un exemple, les amateurs de musique brésilienne auront peut-être reconnu un échantillon du "Don Quixote" de Luiz Bonfá, tiré de Jacarandá, un de ses albums américains où notre virtuose adoptait la guitare 12 cordes, sur leur titre "Ta Bom", titre auquel participe General Elektriks.

Comme l'écrivait Kalcha dans Vibrations (n°133), "comme beaucoup de choses estampillées made in China, il ne faut peut-être pas trop se demander comment s'est fait, ni combien de temps ça durera". Ou, autrement dit, comme le bobun avec tous ses ingrédients, c'est bon quand c'est frais. A consommer sans attendre.

A défaut de la scène, voici le nouveau clip, "Miss Chang", réalisé par Christian Volckman.

mardi 19 avril 2011

L'Art de l'esquive de MC Solaar (1991, 20 ans après)


Quand il apparut dans le paysage du rap français, on ne parlait pas encore de rap de téci, on avait simplement les "faux" et ceux qui se revendiquaient hardcore pour attester de leur authenticité. Claude M'Barali, alias MC Solaar, tout de suite fit valoir sa différence : pour lui, point besoin de hausser le ton ou de crier dans le micro. Cette différence, il nous la fit entendre en résumant de belle manière sa démarche : "prendre du recul pour aller de l'avant". Ce qui traduisait une sacrée finesse et maturité chez un si jeune homme.

Il n'a finalement pas eu la carrière que l'on croyait même s'il a ainsi vendu beaucoup plus de disques. En effet, à ses débuts, on imaginait qu'il évoluerait vers un langage ambitieux, travaillerait avec des jazzmen. En fait, il a gardé le cap sur le grand public qui le lui rendit bien puisqu'il est le rappeur français à avoir vendu le plus de disques (plus de cinq millions !) et que, consécration, il tourne avec les Enfoirés. Alors qu'un huitième album est annoncé pour cette année 2011, je dois bien confesser avoir perdu complètement le cours de ses albums après Prose Combat, seulement son deuxième. Et cela fait des années que je n'ai pas écouté Solaar. Il n'empêche, les vingt ans de Qui Sème le vent récolte le tempo nous invite à revenir vers cet artiste résolument à part.

Nous disions il y a quelque temps que Q-Tip avait déclenché une sorte de révolution dans le rap. Indépendamment des connotations spirituelles que le terme revêt, s'auto-proclamer abstract rapper l'affranchissait de l'ancrage obligatoire dans la réalité, alors que le rap risque lui de finir la tête dans le guidon à force de ne pas dévier de cette mission : son keep it real et la description de la réalité qui est son corollaire. Il a ouvert la voie à l'abstraction, a autorisé le traitement de n'importe quel sujet, a autorisé la fantaisie, voire l'absurde. Même si on ne l'a jamais présenté sous cet angle, pourtant MC Solaar est notre abstract rapper.

Bien sûr, les puristes n'ont jamais adhéré à son style, son succès commercial et critique n'arrangeant en rien les choses pour ceux qui voulaient ne voir en lui qu'un traître à la cause. S'il n'avait été que la caution offrant aux hebdos bonne conscience pour parler du rap enfin en bien, cela aurait vite montré ses limites, mais, heureusement, Solaar avait de la substance. Certes, la première fois que je l'ai vu sur scène, avant la sortie de son premier album, ce n'était pas encore au point. Sa prestation fut assez calamiteuse sous ce chapiteau éphémère planté sur un terrain vague du Quai de la Gare. Mais qu'importe puisque le ton était original et les musiques de son compère Jimmy Jay tout en finesse. Quant aux textes, quelques maladresses mises à part, ils étaient astucieux et très bien écrits. J'ai tout de suite fait partie de ceux persuadés que, dans un futur à hauteur d'homme, ils seraient étudiés en cours de français, ce qui demeure une forme de reconnaissance même si les cyniques n'y verront toujours que la démonstration de leur côté scolaire.

Quand je dis que Solaar est notre abstract rapper, c'est aussi parce qu'il était contemporain des Native Tongues de la Grosse Pomme (De La Soul, Jungle Brothers, ATCQ...). Bien entendu, ses productions accusent un peu le poids des ans quand The Low End Theory de A Tribe Called Quest n'a pas pris une ride, mais il ouvrit la voie à une expression libre de tout carcan qui n'a guère trouvé de relève hexagonale. Nous avons certes des rappeurs à textes, type Rocé ou Oxmo Puccino, mais qui pourrait prétendre rimer avec la même légèreté que Solaar ? Car MC Solaar pouvait pratiquer l'ego trip, c'était là son ancrage dans les fondamentaux du rap, mais c'était avec une élégance et une ironie qui manquent en général à ses collègues.

Même si les textes n'étaient pas de lui, il savait en rendre tout le sens. Pour un documentaire consacré à l'œuvre d'Aimé Césaire, il fut demandé à quelques rappeurs français d'interpréter quelques uns de ses textes. Aux vaines gesticulations d'un Stomy Bugsy, reproduisant sur Césaire toutes les caricatures imaginables de flow et de gestes convenus, Solaar imposa une sobriété magnifique. Illuminant de clarté le texte de Césaire. Il en avait compris le sens, lui, et le partageait.


Même si mon intention n'est pas d'écrire une critique de ce premier album, aujourd'hui introuvable pour de sombres raisons contractuelles, mais de replacer Solaar sur l'atlas du rap français, je ne peux m'empêcher de me souvenir de certains titres : "Qui sème le vent récolte le tempo", "Ragga Jam" avec les Raggasonic qui n'avaient encore sorti aucun disque alors qu'ils écumaient tous les sound-systems de la capitale, sans oublier les tubes, celui sentimental, "Caroline", celui qui dénonçait bien en avance ce qui allait devenir une des pathologies, certes de la société de consommation, mais aussi du rap, "Victime de la mode", sans oublier "Bouge de là", le premier à sortir en 45Tours, construit à partir d'un sample de "The Message" de Cymande.

"Bouge de là" est LE morceau qui fit connaître M.C. Solaar au grand public. Sous son propos plein d'humour où le narrateur se voit rejeter par tous ceux qu'il croise, on retrouve une forme de dérision propre aux cultures populaires,  laquelle s'avère un formidable art de l'esquive.

De cette dérision, de cet art de l'esquive, MC Solaar avait forgé une philosophie : "tu changes l'angle et tu trouves la solution, tu te faufiles, tu te camoufles, tu te marres, tu t'en sors, "Bouge de là" c'est pas la baston, c'est le recul, le cool (...) J'ai décidé d'être différent quand je me suis aperçu que mes raps ressemblaient à ceux des autres. J'ai donc rayé tous les mots Terminator, massacre, génération révoltée, etc. Puis j'ai changé d'attitude. Je suis parti gagnant, pas perdant. J'ai pensé que pour me faire entendre, je n'avais pas besoin de hurler, de pilonner. C'est ça, la philosophie "bouge de là". S'il y a un problème, tu n'es pas obligé de t'en occuper, tu l'évacues, ça ne veut pas dire que tu l'oublies ou que tu n'avances pas, tu penses encore mais tu refuses la prise de tête et tu refuses d'être obligé d'affronter". Soit : prendre du recul pour aller de l'avant !


Une interview qui donne la parole à Jimmy Jay, complètement brouillé avec Solaar, sur l'Abcdr du Son...

lundi 18 avril 2011

Le Parfum du seringat et l'odeur du gousset


"Nul arôme n'a plus de nuances ; c'est une gamme parcourant tout le clavier de l'odorat, touchant aux entêtantes senteurs du seringat et du sureau, rappelant parfois le doux parfum des doigts qu'on frotte après y avoir tenu et fumé une cigarette. Audacieux et parfois lassant chez la brune et la noire, aigu et féroce chez la rousse, le gousset est parfois capiteux ainsi que certains vins sucrés chez la blonde."
(Joris-Karl Huysmans, Croquis Parisiens)


Si le gousset désigne le creux de l'aisselle, ou peut-être devrais-je dire désignait, à une époque où il n'était pas encore coutume de l'épiler. S'il m'arrive de regretter cette pratique tant le poil est ce formidable conservatoire des odeurs corporelles et si je goûte l'éloge que fait Huysmans des subtilités de celles-ci, je laisse à notre homme de lettres la comparaison entre l'arôme des aisselles d'une femme et le doux parfum, entre autres, du seringat.

La floraison du seringat fait partie des plus douces offrandes du Printemps et son parfum m'évoque plutôt une fraîcheur apaisante qu'une moiteur sensuelle. Dans quelques semaines, l'orange des trompettes de Jericho prendra le relai, annonciateur de l'été. D'ici là, j'espère avoir le loisir d'une petite sieste sous le seringat.


samedi 16 avril 2011

Tabu Ley Rochereau et ses "Rocherettes" sur scène...


Nous disions il y a quelques jours que Tabu Ley Rochereau avait tenu la dragée haute à James Brown et à la Fania lors du festival qui se tenait à Kinshasa, en 1974, à l'occasion du combat entre Mohamed Ali et George Foreman, le fameux Rumble in the Jungle. Le dire, c'est bien mais c'est mieux de s'en rendre compte en images !

Pascal Tabu Ley, dit Rochereau, est un des premiers musiciens congolais à s'être ouvertement inspiré de James Brown. Selon lui, "il faut absolument 'browniser' la scène musicale congolaise (...). En clair, il faut définitivement renoncer, non pas tant à la rumba, matrice de la musique nationale, ou au soukous, version améliorée de cette rumba, mais à certains de ses mouvements lents, et introduire à la place des déhanchements inédits, comme ceux qui caractérisent le jerk, le twist, le rock ou la pop music" (Jean Mpisi, Tabu Ley Rochereau Innovateur de la musique africaine, p. 231-232).

Dans la musique congolaise, il n'était jusqu'alors pas de mise que les chanteurs dansent sur scène, Rochereau et la jeune génération inspirée de James Brown, le Trio Madjesi et autres Bavon Marie Marie, vont s'y employer. Rochereau recrute des danseuses qu'ils nomment les Rocherettes. Et comme vous pourrez le constater, ce sont elles qui font le spectacle, les pas du patron s'ils sont audacieux sont plus empruntés. On pourrait même aller jusqu'à dire qu'elles lui volent la vedette. Sans oublier le groupe infaillible qui tourne derrière...


Dans ce festival à l'affiche prestigieuse, dont la scène est installée dans le Stade du 20-Mai, si les vraies vedettes s'appelaient James Brown et The J.B.'s et Celia Cruz accompagnée de la Fania All Stars, les deux grandes stars locales ont également été brillantes, Rochereau bien sûr, mais aussi son éternel rival, Franco qui lui n'avait même pas besoin de danser.

Le documentaire Soul Power a restitué l'ambiance de ce festival et de ces concerts. Jeffrey Levy-Hinte qui était monteur sur le documentaire de Leon Gast, When We Were Kings, consacré à ce combat Ali-Foreman, a donc réalisé ce nouveau film concentré cette fois sur la musique, à partir des innombrables heures de rushes qui n'avaient pas été exploitées par Gast.

Pour info, les premiers instants de l'extrait présenté nous montre le percussionniste Big Black dans un impressionnant solo de congas. Il est également l'auteur de la belle chanson, "Love Sweet Like Sugar Cane" que nous avions évoqué ici...

vendredi 15 avril 2011

Deux Manières d'être au Monde, entretien avec Georges Lapassade (1999)


Puisque nous parlions hier, à propos de ce fameux soir où le concert de NTM, IAM, Shinehead et KRS One qui se finit en baston sous le chapiteau de Banlieues Bleues, de l'Université Paris VIII qui s'était ouverte au hip hop par l'intermédiaire de Georges Lapassade, l'occasion était belle de revenir sur cet universitaire hors-normes.

Il y a une dizaine d'années, je l'avais interrogé pour un dossier que je dirigeais pour la défunte revue Cultures en Mouvement*. Le dossier, intitulé Rythmes de Passage, était consacré au hip hop et à la techno. Pour l'occasion, j'avais sollicité des contributions de Hugues Bazin, Etienne Racine, Amparo Lasen Diaz, Manuel Boucher et Gaëlle Bombereau, en plus des interviews de Lapassade, Richard Shusterman et Faf la Rage.


Georges Lapassade est un auteur majeur des sciences sociales françaises de la seconde moitié du XXe siècle, je ne précise pas laquelle car il aimait se jouer des clivages académiques et, comme il me le disait en préambule de l'interview alors qu'il était en compagnie de son compère René Lourau, il y voyait la manifestation de ses racines béarnaises, racines d'un peuple de contrebandiers à cheval sur les frontières. Lapassade, c'est l'œuvre d'une vie dédiée à l'analyse institutionnelle, à faire découvrir en France l'ethnométhodologie, à travailler sur la transe ou les états modifiés de conscience. Autant il aimait le bordel, et notamment foutre le bordel, autant ces ouvrages pouvaient être d'une rare clarté. Plus de trente ans après que les Situationnistes l'aient pris pour cible, encore une fois à côté de la plaque, les Situs, je rencontrais Lapassade.

J'étais aller le rencontrer. A Paris VIII, bien sûr. C'était déjà le soir, les lieux étaient déserts ou presque, à l'exception de Lapassade qui y passait plus de temps qu'à la maison. Un étudiant devait être à ses côtés, ainsi que René Lourau, père de Julien Lourau, lequel s'éclipsa assez rapidement.

Deux ans plus tôt, j'avais demandé à mon triste sire de directeur de recherches si je pouvais inviter Georges Lapassade à faire partie de mon jury de thèse. Il m'en dissuada d'emblée, arguant que Lapassade était trop mal vu des instances universitaires. Pour ce que ça m'a servi de l'écouter.

Georges Lapassade est décédé en 2008, à l'âge de quatre-vingt-quatre ans.
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Dès que l’on s’intéresse à la transe ou au hip-hop, Georges Lapassade est l’incontournable analyste de ces phénomènes. On se souvient par exemple qu’il introduisit le hip-hop à l’université, organisant rencontres, concerts et ateliers. C’est là-bas que nous l’avons rencontré, "chez lui", à l’Université de Saint-Denis. Un Lapassade plongé dans une réflexion sur la dissociation...

Georges Lapassade : En Italie, va sortir un livre collectif dont j’ai trouvé le titre et qui d’ailleurs sonne mieux en italien : Le Officine de la dissociazione  (Les Fabriques de la Dissociation). Il y est question de deux grandes de ces fabriques, une discothèque qui s’appelle le Cocorico, à Rimini, et le Centre Social (variante transalpine des squatts d’artistes, ndla) de Bologne avec qui je travaillais. Pour le hip-hop comme pour la techno, on pourrait parler de dissociation, bien que ce soit seulement la techno qui la revendique avec la transe. Le public de la techno cherche une dissociation. Tandis que dans le hip hop, ce n’est pas le public qui vit une dissociation, ce sont les acteurs, les producteurs du hip-hop. C’est-à-dire, c’est comme ce jeune taggeur de 16 ans que j’avais rencontré dans le métro, qui était un peu comme Zorro et qui me disait à chaque station : 'ici, j’ai évité les chiens policiers, là les gardes...'. Et, avant de me quitter, il me dit, 'c’est comme un deuxième "nous", vous savez . Le premier, c’est celui de la famille, celui du quotidien, c’est pas très intéressant. Le deuxième, c’est quand on tagge et qu’on signe d’un autre nom et c’est comme une autre vie'. Donc le rappeur, ou le taggeur, aussi pratique la dissociation puisqu’il change de nom en tant que rappeur, ou taggeur. C’est la démarche du nom d’artiste poussé à l’extrême et même théorisé dans le rap. C’est un basculement dans un être autre. Dans la techno, avec ce qui y est associé (ecstasy, etc...), c’est le public lui-même qui la recherche.

La dissociation recouvre une grande variété de phénomènes, comme par exemple la transe. Celle-ci est-elle toujours une dissociation ?
G. L. : Toute transe est dissociative. La personne en transe sort d’elle même. Curieusement , il y a un cogito de transe, un veilleur de transe, un ego de transe. En m’inspirant d’un grand théoricien de la new dissociation, Ernest Hilgard, j’ai repris cette théorie du "veilleur caché" dans mon livre Les Etats modifiés de conscience. Mais j’ai aussi repris quelque chose de banal que disait Moreau de Tours, qui avait écrit un ouvrage sur le haschisch en 1845 et où il écrivait, à la fin : 'quand on fume le haschisch, il y a une part de soi qui assiste à son délire'. L’effet du haschisch est une dissociation, d’ailleurs Baudelaire n’a dit que ça dans Les paradis artificiels. Tout état modifié de conscience est une dissociation, et si la transe est culturelle, sa base psycho-biologique d’état modifié de conscience est une dissociation. On pourrait donc parler d’états dissociés de conscience.

S’il y a dissociation aussi bien dans le hip-hop que la techno, elle ne porte pas sur les mêmes domaines. Le terme n’est-il pas trop large, si on constate que dans la techno, on recherchera plus volontiers les états modifiés de conscience quand, dans le hip hop, c’est de réveil de la conscience dont il s’agit ?
G. L. : La dissociation est une manière plus souple de parler des états modifiés de conscience. On parle du hip-hop et de la techno, moi, j’ai envie de les regarder sous l’angle de la dissociation. Alors, je vais donc commencer par rappeler ce que j’entend par dissociation. C’est un mot qui est revenu à la mode aux Etats-Unis, il y a 20 ans. Le terme vient de la psycho-pathologie. Précisément, c’est Pierre Janet qui a lancé cette notion. Freud l’a ensuite empruntée à Janet et l’a appliquée aux hystériques (et pas aux schizophrènes ). A cette époque, le terme s’applique donc aux cas de personnalités multiples. En fait, dans sa thèse de philosophie, Janet a utilisé le terme de  'désagrégation mentale' en 1889 mais, dès l’année suivante, cela fut traduit aux Etats-Unis par 'dissociation' et le terme fut accepté et repris par Janet lui-même. D’ailleurs Moreau de Tours, employait déjà le terme de dissociation dans son livre sur le haschisch. Chez lui c’est l’effet du haschisch, chez Janet, c’est la base de l’hystérie. Depuis, sous la pression des féministes, dans les années quatre-vingt, il y a un courant qui a remplacé le terme d’hystérie par celui de dissociation. Dans le DSM, par exemple, on peut trouver le terme de troubles dissociatifs. Mais il y a aussi un autre courant qui dit lui que la dissociation n’est pas une pathologie mais une fonction vitale. Ainsi la dissociation peut être une ressource dans la vie quotidienne. Prenons un exemple : c’est comme l’étudiant qui s’ennuie en cours et qui pense à autre chose tout en sauvant les apparences et en gardant les attitudes du bon élève attentif !

La dissociation, ça marche avec la techno. Ou surtout avec son mouvement hippie, celui de la transe Goa. Moins pour celui punk. Car, dans la techno, il y a au moins deux grands courants, et ici je ne parle pas de courant au niveau de la musique, mais au niveau philosophique, ou en termes de contre-culture. Il y a un courant néo-punk et un courant néo-hippie. Ce dernier est né à Ibiza et a parlé de techno-transe. Astrid Fontaine et Caroline Fontane (?), dans le livre Ravers, paru chez L’Anthropos, parlent de 'transe extatique' à propos des plus initiés des acteurs de la techno. Des auteurs italiens ont dit ça, d’autres ont aussi dit le contraire mais, en Italie, on parle beaucoup de transe. Il y a une recherche de la dissociation, d’où ce terme d’officine de la dissociation.

Le techno même si son public est majoritairement blanc a aussi quelques racines noires, dans la prépondérance du rythme notamment...
G.L. : Historiquement, oui. Ca a commencé à Détroit dans une boîte noire. Noire et homosexuelle. Mais je ne sais pas s’il faut chercher à y voir une influence africaine. La transe a été beaucoup utilisée par l’ethnologie pour parler de rituels africains, ou de la transe vaudou mais, à l’origine et en Occident, on parlait d’abord de transe médiumnique. La transe désignait l’état du médium avant qu’il ne soit question de rites de possesion, par exemple. Donc, il n’y a pas réellement à la remorque de la techno cet aspect africain de la transe. On risque de forcer un peu trop la réalité à vouloir trouver l’Afrique dans la techno. Pour le rap, on peut trouver l’Afrique facilement, quoique indirectement puisqu’il est né dans des ghettos noirs mais aux Etats-Unis. On sait aussi que les premières danses rattachées au hip-hop ont certainement été grandement influencées par un ballet sénégalais qui a séjourné longtemps du côté du Bronx, à New-York. La capoeira brésilienne a également une influence probable sur la break-dance. Par contre, pour la techno ? A propos de la musique elle-même, on pourrait parler de beaucoup de choses, de Shaeffer, d’essais sonores, d’essais de musiques d’avant-garde mais pas tellement de l’Afrique...

Par ailleurs, pourrait-on considérer que les cultures techno et hip-hop se créent des sortes de rites de passage, s’inventent un itinéraire pour entrer dans l’âge adulte...
G.L. : Je ne crois pas à l’existence d’un l’âge adulte. Ce dont vous parlez permet de s’installer dans l’adolescence mais pas de passer à l’âge adulte. Les fiançailles sont un passage, les examens sont un passage, la puberté est un passage à l’adolescence. Et puis, il est difficile de parler en même temps du hip-hop et de la techno qui sont assez différents. Il y a bien des rapprochements, au niveau de la musique, que ce soit pour le hip-hop ou la techno, elle est fabriquée avec des disques et des ordinateurs, c’est la technologie électronique. Mais il faut bien séparer les choses. Le hip-hop est une culture composite avec trois grands aspects, premièrement, le rap et le raggamuffin, qui sont des musiques parlées, deuxièmement la danse et troisièmement, les graffitis. Ces choses-là, on sait d’où ça vient. Pour les deux premiers, ça vient des quartiers noirs, pour le troisième, ça vient plutôt des ghettos latinos avant d’être aussi dans les ghettos noirs . Cette mixture a donné cette population marginale du ghetto qui a donné le rap et le tag, etc. Pour la techno, c’est moins évident. Certes il y avait bien des Noirs mais aussi des hippies qui n’avaient rien de noirs. Ibiza qui a été un haut-lieu des annés 80 était déjà un lieu hippie. Mais Goa aussi, autre grand lieu de pélerinage hippie et devenu lui aussi un lieu de pélerinage techno.

Au niveau des différences, dans le cas du rap, ce sont des choses spécialistes, des choses de producteurs de spectacles. La break-dance, ce n’est pas tout le monde qui va pouvoir la danser, c’est quelque chose de spécialisé, de très pointu. Tandis que les danses techno, ce sont des milliers de gens qui la dansent ensemble. Et ce qui se passe aussi, c’est que dans le hip-hop il y a ces jeunes issus des minorités et qui n’aiment pas la techno... D’ailleurs, je suis en train de penser, toujours à propos du hip-hop, aux injures, les dirty dozens, les injures rituelles. Comme Nique-Ta-Mère. On peut dire motherfucker dans le ghetto si on respecte une certaine métrique. Mais les dozens ne sont pas propres aux ghettos noirs américains, ni à l’Afrique puisque en Pays Basque, par exemple, il y a des épreuves du même genre. C’est un jeu dans lequel on lance un thème, il y a deux concurrents et ils doivent improviser un dialogue avec des règles de rythme très strictes de poésie populaire orale. Et ça ressemble effectivement aux débuts du rap. Et il n’y a pas que là, mais aussi en Corse, et ailleurs... Des joutes poétiques, il y en a aussi à Marrakech, par exemple. Là, ce sont différents groupes de la ville qui lors de la Choura, le nouvel an musulman, se jettent des injures toute la nuit. Cette tradition de poésie populaire improvisée, du rap, basque, etc., c’est une chose qu’on ne retrouve pas du tout dans la techno où il n’y a pas de paroles, ou très peu. Tandis que le rap, lui, est basé sur la parole. Par là le rap, semble rejoindre les racines très populaires de la poésie. Donc, le hip-hop et la techno ont en commun d’être des cultures juvéniles, des cultures de jeunes, mais ça s’arrête là. Même la dissociation n’a pas le même sens. Par exemple, elle est recherchée dans la techno. Tandis qu’elle n’est pas nécessairement recherchée dans le rap.


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Ce matin, en cherchant des photos pour illustrer cet entretien, je suis tombé sur un bel hommage. Il ne faut pas se fier au titre, "Mais Georges Lapassase, c'était un charlot, non ?", son auteur Louise Miches semble l'avoir bien connu et tous ses proches collègues viennent évoquer quelques anecdotes truculentes sur le personnage. Par contre, la page Wikipédia lui étant consacrée est scandaleusement succincte.


* En ayant une pensée pour la famille d'Armand Touati, fondateur de la revue, lui aussi défunt, parti bien trop jeune, à l'origine de cette belle aventure intellectuelle et humaine qu'a été Cultures en Mouvement.

jeudi 14 avril 2011

IAM et NTM : baston sous le chapiteau (1991, 20 ans après)


Dans notre série où l'on se souvient d'événements musicaux de 1991, il y a vingt ans, une soirée ayant mal tourné viendra illustrer l'émergence chaotique du rap français, le fameux concert d'IAM et NTM pendant le festival Banlieues Bleues, festival dont la 28ème édition vient de s'achever. Selon Joey Starr, "le soir sous le chapiteau à Saint-Denis où c’était parti en couilles – il n’y avait que ma mère qui n’avait pas eu peur, sérieux".

1991, donc : le rap français commence à ressembler à quelque chose. NTM, IAM, MC Solaar sortent leur premier album. Si le dernier n'a pas la même street cred' que certains de ses collègues, son univers original démontre que non seulement le rap français s'est développé mais qu'en plus, il montre déjà des signes de diversité.

1991, depuis quelques années, sous l'impulsion de Georges Lapassade, le hip hop est même entré à l'université. A l'Université Paris VIII, implantée à Saint-Denis, il y organise des rencontres, des ateliers... Cette année-là, Banlieues Bleues, le festival de jazz se tenant chaque année dans plusieurs communes du 9-3, propose une soirée rap, pour la première fois. Pour asseoir la légitimité du rap, KRS One était même invité la veille du concert à donner une conférence à l'Université Paris VIII. Je n'y avais pas assisté et j'ai un doute sur le thème de son intervention, mais je crois me souvenir qu'elle traitait de son mouvement Stop The Violence, thème qui prendra une acuité toute particulière le lendemain...

En ce 9 mars 1991, on se dirige vers le chapiteau dressé à Saint-Denis pour accueillir la belle affiche de cette soirée : NTM et IAM, les deux piliers du rap français émergent, Shinehead, fantastique artiste qui mêle rap et influences jamaïquaines, et donc KRS One, tête d'affiche.

Comme ma mémoire me joue des tours, que je ne me souviens plus de tous les détails, je reprends un passage de mon livre L'Âme-Sueur, qui évoquait cette soirée pour illustrer combien la violence et la fête sont proches et combien la plus belle des fêtes peut soudainement basculer dans la violence.

Extrait :

Ce soir-là, il y avait ce que l'on pourrait naïvement appeler "de l'électricité dans l'air". L'occasion était belle : la vitalité du rap était reconnue par un grand concert, rappelons-le dans le cadre d'un festival de jazz déjà prestigieux, et présentant à la fois les deux groupes majeurs français, IAM et Suprême NTM, ainsi que deux vedettes du rap new-yorkais, Shinehead et KRS One, initiateur du mouvement Stop the Violence, et son groupe Boogie Down Productions. KRS One était même venu donner, la veille du concert, une conférence à l'Université Paris VIII de Saint-Denis, notamment sur le thème du rap et de l'éducation. 

Mauvaise publicité que cette bagarre de bandes... Pourtant le qualificatif "chaud" reste ambivalent et n'oublie pas d'accentuer aussi l'atmosphère festive. La salle était pleine, le public ouvert et coloré, mélange de fêtards métissés de partout et de B.Boys. Etait-ce parce qu'il n'était pas limité au créneau assez étroit du mouvement hip hop, le public ce soir-là était "chaud" aussi pour s'amuser, danser, faire la fête. Et "ça le faisait", Suprême NTM puis IAM avaient effectivement mis la "fièvre" et le "feu", comme ils devaient le dire quelques années plus tard dans des morceaux à succès. Dès le concert d'IAM, des bandes traversaient la foule dansante à la queue leu leu, cherchant visiblement des personnes précises. La foule assiste à ces manœuvres, elle connaît les préambules de la baston à venir mais cela, au lieu de semer le trouble, n'excite au contraire que son ardeur à s'éclater et danser.

Ceci dit, les choses vont en se dégradant, une partie de la foule se disperse en courant vers la sortie quand les bagarres commencent effectivement en plein milieu des danseurs... Les lumières sont restées allumées alors que Shinehead doit commencer son set. Quelques minutes auparavant, il était là, dans la salle, d'une incroyable décontraction parmi le public, prenant la température des échauffourées avant de jouer. Exceptionnellement donc, les lumières ne s'éteignent pas alors que Shinehead monte sur scène. Dès les premières mesures c'en est fini du semblant de calme qui était revenu le temps de la pause. Les bandes s'affrontent en redoublant de violence. Cette fois-ci une bonne partie de la foule est prise d'un mouvement de panique et reflue en hâte vers la sortie. Un bon tiers du public n'a cependant même pas fait mine de bouger et continue à danser comme si de rien n'était. Chaud le public ! Habitué aux situations extrêmes du Bronx, autrement plus violentes que celle-ci, Shinehead saute dans la foule et, micro en main, vient chanter au cœur de la mêlée des combattants rivaux. Voyant cela, les "détaleurs", ou une partie d'entre eux plus téméraire, rebroussent chemin et reviennent danser alors que le combat se fait plus dur. Dans les gradins, les bancs sont arrachés et deviennent de redoutables massues. La confusion gagne, ou plutôt la confusion règne et c'est la violence de cette baston qui, ce soir, gagne : le concert est interrompu définitivement. KRS One ne sera même pas monté sur scène !

Cette soirée-là fut évidemment paroxystique, mais c'est justement ce caractère qui dissipe l'éventuelle incompatibilité que certains auraient pu voir entre la violence et la fête. Autrement dit, cet exemple est une belle illustration de la destruction que provoque la fête, ainsi que l'écrit Jean Duvignaud. "La fête détruit toute règle plus qu'elle ne les transgresse. Car la transgression ne suppose pas le "dérèglement" ni la "débauche" à quoi l'on tente généralement de réduire la fête. Cette dernière détruit les codes et les règles non parce qu'elle les viole en les reconnaissant, mais parce qu'elle affronte l'homme à un univers déculturé, un univers sans norme, le tremendum qui engendre une espèce de terreur"*.

Olivier Cathus, L'Âme-Sueur, le Funk et les musiques populaires du XXe siècle, Desclée de Brouwer (1998), pp. 79-80.

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Curieuse soirée. Cela fit effectivement beaucoup de tort au mouvement hip hop. On sait que de nombreux rappeurs ont des difficultés à trouver des salles prêtes à les accueillir sans craindre ce genre de débordements. Mais toute l'ambiguïté de cette soirée tenait dans son ambiance plus festive et son audience plus bigarrée, que celle des soirées strictly hip hop ou des sound systems, c'était probablement l'effet Banlieues Bleues. C'était the place to be, là où quelque chose se passait, même si certains ont pu penser, au contraire, qu'ils étaient tombés au mauvais endroit au mauvais moment. Peut-être suis-je naïf et grandiloquent mais j'avais l'impression qu'une page de l'histoire de la musique en France était en train de s'écrire... Et, bien sûr, rien ne laissait supposer que ça allait dégénérer.

Pour la petite histoire, cette soirée jeta encore un peu plus d'huile sur le feu du conflit entre NTM et IAM, les Marseillais croyant NTM responsable de ce chaos. L'incident provoqua ce qu'Akhenaton appela pompeusement "La Guerre Sainte du Rap" ! JoeyStarr : "Ah, putain, mais va manger la culotte à ta vieille avec ta Guerre sainte du rap. Il se prend pour qui, sérieux ?". Ce soir-là, Joey Starr aurait pourtant tenté de calmer les esprits de tout le monde, c'est du moins le récit qu'il fait des événements dans son livre Mauvaise Réputation, dissuadant Shurik'n de sortir son pistolet à grenailles et essayant de ramener les jeunes à l'ordre.

Joey Starr raconte, "trois mois plus tard, je croise Akhenaton sur un plateau télé. Il me prend de haut : 'Té, chez nous, ça arriverait pas. Nous à Marseille, on contrôle…'. Quand tu as Akhenaton en face de toi qui te dit ça, tu peux pas le croire tellement il a l’air d’une crevette".

Kool Shen : "Tu te souviens quand on s’est enfermés avec eux dans leur loge ? Ils avaient dit qu’ils allaient nous jeter dans le Vieux-Port. On a fermé à clé, on a demandé : 'Qui c’est que tu vas jeter dans le Vieux-Port ? Parce que nous, on a un canal !' Ils nous ont dit : 'Mais c’est des trucs de journalistes, on l’a jamais dit, nanani…' "

Bien entendu, la soirée du chapiteau et les tensions entre les deux groupes vues du côté de Marseille rendraient un son de cloche probablement différent. Ambiance !
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* Jean Duvignaud, Fêtes et Civilisations (1974) Actes Sud

mardi 12 avril 2011

Rio, un climat plus doux que L'Âge de Glace


Demain sort sur les écrans français, Rio, le nouveau film d'animation de Carlos Saldanha, déjà réalisateur de L'Âge de Glace, dont le quatrième volet est actuellement en préparation et devrait sortir l'an prochain. Outre que j'ai la ferme intention d'aller voir Rio avec au moins un de mes fils, la raison qui me conduit à en parler dans l'Elixir, c'est que Carlinhos Brown est l'auteur d'une partie de la bande originale, ayant composé sept des treize morceaux enregistré pour le film.


D'un point de vue commercial (et américain), la vraie vedette de la B.O. de Rio est l'inévitable Will.I.Am, le plus gros vendeur de disques du Monde à l'heure actuelle. Quant à la supervision de la musique du film, elle a été confiée à l'également inévitable Sergio Mendes qui en profite pour placer sa énième reprise du "Mas Que Nada" de Jorge Ben. Il ne faut surtout pas s'étonner de retrouver ces deux-là réunis sur un tel projet : c'est le premier qui eut l'idée d'un album où tous ses amis chanteurs et rappeurs (un beau casting) viendraient rendre hommage à Sergio Mendes et ainsi relancer sa carrière avec l'album, Timeless, en 2006.

Pour continuer la liste des correspondances, si j'ai déjà eu l'occasion de le traiter d'usurpateur, reconnaissons au moins à Sergio Mendes d'avoir eu le bon goût d'inviter Carlinhos Brown à se joindre à l'aventure. C'est déjà l'énergie percussive de Brown qui avait permis à Mendes de gagner un Grammy Award en 1992 avec son album Brasileiro auquel il était invité.

Enfin, dernière remarque, Will.I.Am avait déjà participé à un film d'animation, Madagascar 2, où il interprétait Moto Moto, l'hippopotame costaud qui venait mettre un coup de chaud à sa congénère Gloria avec un plan drague d'anthologie, interprétant pour l'occasion un titre tout à fait dans l'ambiance, "Big & Chunky", ou en tout cas dans les limites autorisées par un tel cadre : un film tous publics !

Si Carlinhos Brown fait déjà partie des musiciens brésiliens ayant une carrière internationale, ce Rio va lui offrir une exposition qu'aucun album n'aurait pu lui donner. Une belle opportunité.

Deux mots de l'intrigue tout de même : Blu, un ara bleu d'appartement s'avère être le dernier mâle de son espèce. Il est donc envoyé au Brésil pour retrouver la dernière femelle ara... Détail, il ne sait pas voler... Avec la bande-annonce, ça sera tout de suite plus clair...


Mais place à la musique pour se plonger dans l'ambiance...


Carlinhos Brown s'est rendu à Los Angeles pour enregistrer. On le retrouve ici en studio avec Will.I.Am qui vient le dérider...


Je vais probablement m'y régaler autant qu'un gamin mais n'attendez quand même pas que j'en rédige une critique dans les prochains jours... Quand même pas.

lundi 11 avril 2011

"Bel Abidjan métropole comme tu ressembles à Montréal"


En ces heures sombres de la Côte d'Ivoire, on pourra me reprocher un certain mauvais goût en la circonstance. Evoquer l'Abidjan de la belle époque, cette capitale cosmopolite de l'Afrique qui "ressemble à Montréal", en ce jour où Laurent et Simone Gbabgo viennent d'être arrêtés et conduits à l'Hôtel du Golf, QG de son rival Alassane Ouattara, alors même que les affrontements entre partisans de Gbagbo et Ouattara ont laissé chaque jour des morts, alors même que la France y est en guerre*. Pourtant, si en ces heures sombres j'ai choisi Tabu Ley Rochereau  chantant "Ô Bel Abidjan métropole, que tu ressembles à Montréal", avec cette comparaison entre Abidjan et Montréal que l'on jugera de prime abord des plus incongrues, je le fais sans ironie aucune mais plutôt parce qu'on pourrait trouver dans cette chanson les motifs d'espoir d'une prochaine réconciliation ivoirienne.


Pour moi, le nom d'Abidjan, ville où je n'ai jamais mis les pieds, s'associe donc à une mélodie composée par un Congolais. Mais que cette mélodie vienne me trotter presque systématiquement dans la tête quand j'entends parler d'Abidjan, m'invite à mesurer ce qui sépare la ville d'aujourd'hui de celle chantée par Rochereau.

Quelques jours après avoir lu le volume 6 et dernier en date d'Aya de Yopougon, cette irrésistible BD feuilletonesque, on mesure combien le quartier de Yopougon est aujourd'hui bien loin de cette ambiance chaleureuse décrite dans Aya. Yopougon était un des derniers fiefs de Laurent Gbagbo. Ces derniers jours, il s'était réfugié dans le bunker de sa résidence présidentielle, dans le quartier de Cocody. C'est là qu'il a été fait prisonnier. Les premières images montrent un captif presque méconnaissable. La question soulevée par ses partisans et avocats concerne le rôle de la France, qui par l'intermédiaire de sa "Force Licorne", serait sortie du cadre de la résolution 1975, qui lui accordait un rôle impartial.

Sans rentrer dans les détails car ce n'est pas le lieu, Laurent Gbagbo avait refusé de laisser son siège de président à son rival Alassane Ouattara, vainqueur des élections fin novembre. La situation semblait bloquée, Ouattara peu disposé à utiliser la force.  Gbagbo se disait "élu de Dieu", à défaut de l'avoir été par son peuple. L'affrontement finit par avoir lieu, massacres à la clé.

Je me garderais bien d'avoir un avis à donner sur une situation trop complexe dont j'ignore tous les tenants et les aboutissants. Je doute que l'arrestation de Gbagbo mette un terme à la crise ivoirienne. J'ai quand même l'impression que si celui-ci a eu le mérite de vouloir s'émanciper de l'influence de la Françafrique, il a également plongé le pays dans des effluves nauséabondes. En agitant le thème de l'ivoireté, sorte de droit du sang, il a ouvert une boîte de Pandore, boîte qu'il n'avait d'ailleurs nulle intention de refermer. La notion d’ivoirité fondée sur des critères ethniques reprise par Laurent Gbagbo, pour citer Philippe Hugon dans Affaires Stratégiques, "visait à interdire à l’ancien Premier ministre Alassane Ouattara, originaire du Nord, de se présenter. La priorité était donnée aux Akans ou Bétés du Sud sur les originaires du Nord et les immigrés du Burkina Faso. La question des frontières, cicatrices de l’histoire coloniale, divise le Sud et le Nord de la Côte d’Ivoire qui a été durant une partie de l’époque coloniale rattachée à la Haute Volta". On sait que lors de la crise de 2002 où la Côte d'Ivoire s'était coupée en deux, Nord/Sud, la coupure étant également religieuse, Musulmans au Nord, Chrétiens au Sud. On sait que Laurent Gbagbo est un évangélique fervent et Alassane Ouattara, un musulman non-pratiquant et que certains Ivoiriens ne pourraient, paraît-il, supporter d'avoir un président musulman.

Le contexte n'était pas le même que celui de la société française actuelle mais, imaginons un instant ce qu'on dirait si ce type de théorie voulait être appliquée en France. Oui, je sais, on est déjà sur la pente. Et la planche est bien savonnée. Mais cette distinction sur des critères ethniques est bel et bien nauséabonde. J'ai déjà assisté à de vives discussions entre Ivoiriens de Paname sur le sujet et l'unité du pays est un argument qui revenait dans la bouche de ses opposants**. Maintenant, j'entends aussi les critiques visant Ouattara. Notamment dans Libé où le dessinateur Mathieu Sapin rend compte d'une conférence de rédaction du quotidien où le journaliste du service Etranger disait : "c'est un drôle de type ce Ouattara. C'est un type qui a mis des dizaines de milliers de fonctionnaires au chômage, c'est un adepte du néo-libéralisme, il a mis et fait torturé Gbagbo en prison. C'est pas le gentil gars qu'on veut bien nous montrer". Ses détracteurs voient se profiler avec lui l'ombre de la Françafrique dont Gbagbo aurait tenté de s'émanciper.

J'aurais pu évoquer cette crise en citant le "Cocody Rock" d'Alpha Blondy, pro-Gbagbo repenti, j'aurais pu avoir le mauvais goût de me contenter d'une référence au coupé-décalé. J'ai préféré rendre hommage à Abidjan et au peuple ivoirien avec cette comparaison qui peut sembler incongrue entre Montréal et Abidjan. Elle trouve tout simplement sa source dans le parcours de Pascal Tabu Ley, dit Rochereau, voire même Seigneur Rochereau.

Rochereau eut l'occasion de se produire dans ces deux villes qui lui firent belle impression. Choisi pour représenter le Congo à l'Exposition Universelle de Montréal en 1967, Tabu Ley Rochereau est conquis par l'accueil du public canadien mais surtout par ce qu'il découvre. Il profite de son séjour pour aller voir des concerts, regarde les chanteurs à la télé, écoute la radio. Se nourrit de soul et de pop, et intègrera ces influences dans sa musique en véritable pionnier. Rochereau est de ces quelques musiciens congolais à avoir fait de James Brown un modèle. Ceux qui ont vu le documentaire Soul Power, auront probablement le souvenir de son passage sur scène, entre la Fania All Stars et James Brown, lors de ce concert géant à Kinshasa, en 1974, en parallèle du combat Ali-Foreman. Un grand orchestre comme on en trouvait alors, des danseuses, les "Rocherettes" qui l'encadrent dans ses pas audacieux. A la hauteur de ses collègues étrangers, ce qui vu leur excellence en dit long sur la qualité de ses prestations.

A Abidjan, Tabu Ley Rochereau enregistra une série d'albums, à une époque où la rumba zaïroise exerçait une domination presque hégémonique dans toute l'Afrique de l'Ouest. Kinshasa et Abidjan étaient alors des villes-phares. Kin la Belle n'était pas encore devenue Kin la Poubelle et Abidjan était déjà cosmopolite, peuplée d'Africains de tous pays. Sous la gouvernance d'Houphouët-Boigny, n'échappant pas à la domination d'un parti unique, la Côte d'Ivoire connaissait une certaine prospérité économique et une stabilité politique qui séduisaient ses voisins. De là, vient l'enthousiasme de Rochereau. Sa chanson "Bel Abidjan" est dépourvue de toute distance critique. La fascination de son auteur le conduit à composer un véritable hymne à la capitale ivoirienne, une hagiographie de ce bel Abidjan.

"Ô Bel Abidjan métropole, 
Comme tu ressembles à Montréal
Abidjan, tu as le monopole
Comme ton peuple est si loyal"

On pourra ironiser quarante plus tard sur cette soi-disant loyauté du peuple ivoirien mais Rochereau chante une ville qui est la "fierté de l'Afrique". Pour cela, pour cet hymne, il laisse de côté le déchaînement du sébène et opte pour la la ballade, laquelle est supposée refléter la douceur de vie de cette capitale cosmopolite de l'Afrique.

Avec "Bel Abidjan", Rochereau adoucit quelques plaies... J'ignore si cette ville qu'il décrit est condamnée à n'être qu'un souvenir ou si, avec le temps, elle retrouvera son rayonnement. Je n'ai jamais éprouvé de fascination particulière pour Montréal mais je vous propose d'écouter cette chanson en espérant qu'Abidjan lui ressemble un jour, ce qui traduirait enfin le triomphe de la paix et la réunification en Côte d'Ivoire.

Tabu Ley Rochereau & L'African Fiesta, "Bel Abidjan", 1968-1969 (mp3 320kbps)

* The Telegraph souligne d'ailleurs avec un malin plaisir que même George W. Bush n'avait déployé ses troupes sur autant de fronts simultanément, que la France actuellement intervient dans six guerres à la fois (Côte d'Ivoire, Lybie, Afghanistan mais aussi Mali, Burkina Faso, Somalie). Six, c'est quand même un peu exagéré.
** Un beau témoignage d'un Ivoirien racontant combien la dimension cosmopolite et la douceur ivoiriennes faisaient sa fierté...

samedi 9 avril 2011

Sly Johnson, du beat-boxing à la soul


Sly Johnson se produisait ce soir à la salle Victoire 2, Montpellier. Même si je n'ai malheureusement pas eu l'occasion de m'y rendre, alors que j'avais pourtant coché depuis longtemps la date dans mon agenda, l'artiste méritait de voir son passage signalé.

Il vient présenter sur scène son album 74, un album qui marque un virage spectaculaire dans son travail. Sly Johnson incarne à merveille la notion de reconversion réussie. Cet ex-Saïan Supa Crew a approfondi son art du beat-boxing après la séparation du groupe. Il fut sollicité sur des projets artistiques ambitieux et particulièrement originaux, par Camille, Rokia Traoré ou Erik Truffaz, pour ne citer qu'eux. Sur l'album Music Hole, Camille l'a invité à poser ses bruits de bouche sur un album quasiment déserté par les instruments de musique et où tout le reste n'est que voix, onomatopées et sons du corps. Erik Truffaz a consacré tout un album à leur collaboration sur son projet Rendez-Vous, triple album où chaque disque avait pour titre une ville, Paris, Bénarès, Mexico.

Mais, surprise, quand Sly se lance dans un premier album solo, c'est métamorphosé en chanteur de soul qu'il se présente. Après que le Saïan ait explosé les ornières du rap français, c'est dans un même impératif de sortir des carcans que ses membres se lancent dans leur carrière solo. Après que Féfé ait imposé son rap-chanson, Sly Johnson arrive là où on le l'attend pas, le human beat boxing remplacé par le chant. Sans se renier puisqu'il confesse encore composer en faisant la beat-box, Sly raconte que cette nouvelle voix de chanteur lui est sortie un beau jour, comme par miracle. Impressionnant de maîtrise vocale, Sly Johnson, en même temps qu'il réalisait avec 74 un album dans un genre où il y eut peu de réussite en France, accomplissait un travail de deuil en donnant une profondeur autobiographique à ses interprétations.

Sly Johnson, de son vrai nom Silvère Johnson, a probablement enflammé la scène de la salle Victoire. Inutile d'épiloguer, je n'y étais pas.


vendredi 8 avril 2011

Mariene de Castro, ou le renouveau du samba de Bahia


Avec ce début de printemps dont la météo est estivale et où la température avoisine les 30°, quoi de plus adapté qu'un peu de samba de Bahia ? Mariene de Castro est une figure essentielle du renouveau du samba-de-roda bahianais. Elle a sorti l'an dernier un album live, Santo de Casa et son label vient justement d'en diffuser un extrait en vidéo. Il n'en fallait pas plus pour fêter en sa compagnie les beaux jours ! Mais si son talent crève l'écran comme vous pourrez vous-même le constater avec cette vidéo, le chemin vers la reconnaissance fut pourtant laborieux et long. Car cela fait déjà une quinzaine d'années que Mariene de Castro se produit sur scène. Il faut dire que le samba était pendant longtemps tombé en désuétude en ses terres et qu'il aura donc fallu une nouvelle génération pour se ré-approprier et faire revivre ses propres racines afin que les samba et samba-de-roda retrouvent l'attention des médias en même que ses lettres de noblesse.

Bahiaflâneur, le blog d'un Français installé à Salvador, nous a offert le portrait en français de Mariene de Castro le plus détaillé à ce jour. Celui-ci a eu la chance de la rencontrer pour l'interroger, un portrait qui a fourni une bonne partie de la matière de cet article.

Mariene de Castro est une authentique Soteropolitana, née et grandie à Salvador dans le quartier de Nazaré. L'éducation artistique est entrée très tôt dans sa vie, avec des cours de ballet classique, de théâtre  puis de chant. Elle commence à se produire dès seize ans quand elle intègre Timbalada, puis enchaîne sur la tournée qui accompagne la sortie du premier album de Carlinhos Brown, Alfagamabetizado, en 1997. J'ignore si elle a suivi la tournée en Europe, auquel cas je l'aurais vu sur scène sans le savoir où si elle se cantonna aux dates brésiliennes.

Mais le grand saut vers l'Europe, elle l'effectua toute seule, en 1998, pour lancer sa carrière à... Agen, Lot-et-Garonne. Repérée par des émissaires du Florida, un lieu plus pointu que son nom ne le laisse supposer, elle tourna en Périgord, Agen et alentours. Remonta-t-elle jusqu'à Castillonnès, Issigeac et autres patelins quasi-limitrophes des terres ancestrales de ma famille ? Je l'ignore et, d'ailleurs, quand je dis "les terres", il faut comprendre quatre pauvres hectares. Le Périgord a beau être un pays de Cocagne, avec sa cuisine à la fois roborative et raffinée, on imagine que le choc du dépaysement fut violent pour la jeune Mariene. Néanmoins, elle découvrit là-bas le succès et cela mériterait d'aller fouiller les archives de Sud-Ouest, le quotidien local, pour y rencontrer des articles élogieux et des interviews enthousiastes. A raison : rares sont les artistes de talent à aller au fin fond de nos terroirs faire découvrir la musique brésilienne authentique.

Ce triomphe périgourdin ajouta peut-être une ligne scintillante à son cv d'artiste en devenir, cela ne lui ouvrit pourtant aucune porte à son retour à Bahia.

Tout en continuant à se produire sur toutes les scènes possibles de Salvador et de l'état de Bahia, elle participe avec son mari d'alors Jota Velloso, neveu de Caetano et Maria Bethânia, à la fondation du groupe Vozes da Purificação centré autour de la légendaire Dona Edith do Prato, vaillante nonagénaire depuis disparue. Cette aventure artistique et familiale a permit à Mariene de Castro de se plonger au cœur de Bahia, dans le Reconcavô, là où les traditions tant du samba que du candomblé, sont les mieux préservées et les plus authentiques. Elle participe ainsi à cet album essentiel de la musique bahianaise et brésilienne de ces dix dernières années, l'album de Dona Edith do Prato justement intitulé Vozes da Purificação. Jota Velloso y travaille comme producteur et si je ne connais pas son œuvre de compositeur, hormis quelques titres composés pour Mariene ou dont j'ignore qu'il soit l'auteur, je tiens pour précieux, vraiment très précieux, les albums qu'il a réalisé avec Paquito pour Batatinha et Riachão, deux figures historiques du samba bahainais, Diplomacia et Humaneochum, deux albums magnifiques où les artistes se voyaient rendre un hommage de leur vivant par leurs pairs. Le travail de Jota Velloso pour Dona Edith do Prato rentre dans le même cadre patrimonial, enregistrer des artistes incarnant une tradition avant qu'ils ne disparaissent et tout ce pan de tradition avec eux.

Il fallut attendre 2004 pour que Mariene de Castro enregistre son premier album, Abre Caminho, né de la rencontre avec Roque Ferreira, indispensable sambiste bahianais. Ces débuts furent récompensés d'un prix régional du disque sans cependant rencontrer le succès commercial qui aurait lancé sa carrière. Mais ses pairs ont su reconnaître son talent et la notoriété est venue des invitations de Beth Carvalho et Daniela Mercury à participer à leurs spectacles, ses prestations figurant sur leurs albums et DVDs respectifs et lui offrant une visibilité que son album ne lui avait pas donnée.

L'an dernier, elle enregistra un nouvel album, en live, Santo de Casa, qui reprend des titres de son premier album et d'autre du répertoire. Je ne suis pas fan de cette manie brésilienne de proposer systématiquement des enregistrements live, disponibles à la fois en CD et en DVD. Un procédé un peu trop commercial à mon goût. Certes, les spectacles sont soignés, chiadés, portés par pléthore de musiciens et ont besoin d'être amortis, l'inflation sur les tickets d'entrée n'y suffisant visiblement pas. Ainsi, Santo de Casa s'inscrit dans cette veine du concert haut-de-gamme. Ce spectacle offre une magnifique représentation du samba bahianais, empreint de la mystique du candomblé, présenté dans un véritable décor de scène et qui rend bien compte de cette dimension, autel et figurines des saints et orixas entourant Mariene et ses musiciens, tout en s'essayant à reproduire (de façon certes un peu figée) la disposition des sambas de roda.

Celle que Daniela Mercury décrivait comme l'héritière de Carmen Miranda et Clara Nunes est plus authentique que la première et aussi sincère que la seconde. Agée d'une petite trentaine d'années et déjà mère de trois enfants, Mariene de Castro est ce qu'on appelle un tempérament. Elle est une évidence. Ce seul titre en vidéo, "Vi Mamãe na Areia", devrait aisément vous en convaincre. N'est-ce pas ?



Tout ce qu'il faut savoir sur Mariene de Castro :
- présentée en détail par Bahiaflâneur ;
- et par la référence absolue en matière de musique brésilienne, le Dictionnaire Cravo Albin...