vendredi 29 janvier 2010

Haïti : "petits arrangements avec les morts" (Anne Lescot dans Les Inrocks)

Dans le dernier numéro des Inrockuptibles (n° 739, 27 janvier 2010), Léon Mercadet a réalisé un entretien avec Anne Lescot, anthropologue et réalisatrice de documentaires sur Haïti et le vaudou (que l'on devrait écrire vodou, si on ne le francisait pas), notamment Des Hommes et des Dieux. Elle y revient sur le sort qui doit être réservé aux morts.

Anne Lescot : "Pas de vie sans mort, pas de mort sans vie. Sans sépulture correcte, les morts reviennent. Ils apparaissent dans les rêves, provoquent des maladies, des accidents, ils envoient des signes, que le houngan interprète. Après le décès, on fait une neuvaine : on veille le mort pendant neuf jours, on accueille les amis, on nourrit les lwas. Puis on sort le cercueil pour le promener dans la ville. On le fait tourner dans les carrefours pour lui faire perdre son chemin, qu'il ne puisse pas retrouver le lieu où il est mort."

Photo de Maggie Steber : "Cercueil, quartier de Bel-Air, Port-au-Prince" (1987), extraite de son livre Danser sur un volcan

Interrogée sur la situation actuelle, comment font les gens après le tremblement de terre, "enterrés à la va-vite, ces morts délaissés vont-il hanter la ville, elle répond :
"Si vous étiez à Haïti aujourd'hui, vous verriez des choses qu'on ne montre pas à la télé. Beaucoup de gens ont quitté Port-au-Prince avec leurs morts sur le dos vers la campagne pour y pratiquer les rites. Il y a aussi des messes immenses, avec plusieurs centaines de personnes, des cérémonies collectives où les curés invoquent les lwas... un tas de curés et de houngans autour des fosses communes. (...) On parle de 'messe', de 'curés', mais vous ne tarderiez pas à découvrir que sous le masque du curé, il y a le houngan ! Sans compter les hybrides, à mi-chemin du prêtre et du houngan, qu'on appelle les 'pères-savane' ".

Et que demande-t-on aux lwas ces jours-ci ?
" 'Aidez-nous. Donnez-nous un délai'. Nous leur disons qu'en ce moment c'est impossible d'observer les rites, vu les circonstances exceptionnelles, mais que les morts et les lwas patientent six mois, nous les ferons plus tard. Pas de souci : les lwas sont compréhensifs, indulgents, tolérants. Tout le vodou est une religion de tolérance. Si un croyant est trop pauvre pour acheter un cochon noir et le sacrifier, il fait une petite action de grâces, demande un délai aux lwas, ça s'arrangera. Après le séisme, il faut prier les lwas, ils comprendront. Je fais confiance à la débrouillardise des Haïtiens pour trouver... de petits arrangements avec les morts."

mardi 26 janvier 2010

Vampire Weekend, le détail intrigant

La sortie de Contra, le deuxième album de Vampire Weekend, est une actualité majeure de ce début d'année. Vous aurez probablement déjà lu une critique quelque part (sur le Village Voice ou Les Inrocks, par exemple), aussi ne prendrai-je pas la peine d'en rédiger une moi-même. Du changement dans la continuité ou ce que vous voulez. Un peu moins kwassa-kwassant peut-être. Quoique... Le "roulis charnel" des guitares à la mode congolaise est désormais bien assimilé et fondu dans la musique du groupe, et n'est plus le simple signe distinctif qui marquait l'originalité de leur son.

Mais toujours cette élégance qui les distingue. Toujours brillant et futé. Nos quatre jeunes garçons cultivent toujours le style Ivy League bon chic bon genre qui fit leur marque de fabrique. Même recherche dans les paroles, sans que cela semble trop forcé. Et quand bien même ça le serait, quel mal y a-t-il à vouloir enrichir le vocabulaire de la pop contemporaine. Probablement que donner comme titre "Horchata" à leur premier single découle de cette volonté.

"In December drinking horchata
I'd look psychotic in a balaclava
Winter's cold is too much to handle
Pincher crabs that pinch at your sandals".

Ezra Koenig continue d'être ce chanteur dandy qui incarne et porte l'effort collectif du groupe. Etc, etc... Le fameux écueil de la deuxième œuvre est ici passé haut la main. Je dois avant tout confesser que Vampire Weekend est le seul groupe pop-rock que j'ai écouté (c'est-à-dire plus d'une fois, après avoir passé le cap de la simple curiosité) depuis plusieurs années et ce nouvel album possède le même charme addictif. Même si celle-ci n'est pas toujours associée à la plus haute qualité, l'envie d'écouter puis de ré-écouter une musique pourrait être le plus beau compliment que l'on fasse à ses auteurs. Dont acte.

Mais ce qui m'a frappé en regardant la pochette, c'est un détail. Cette charmante jeune fille, probablement de bonne famille, avec son Polo, nous fixe d'une bien étrange manière. Pour cause : ses pupilles sont étonnamment dilatées.

Libre à nous d'en imaginer la raison. Mais cette raison devient forcément une faille dans le jeu lissé des apparences. Cette jeune fille bien sous tous rapports, jolie, certainement sportive, habillée unisexe, sans fioritures, ne peut dissimuler un trouble. Tous les codes sociaux sont maîtrisés mais, là, au cœur de l'œil, au milieu de cette fenêtre de l'âme, une pupille anormalement dilatée. Un trouble qui trouve sa source dans la chimie amoureuse ou psychotrope, peut-être ? Même si son trouble ne doit probablement rien à l'étymologie latine de fascinatio, son regard nous interroge, nous offre son mystère. Comme si Vampire Weekend, par la retenue et la suggestion, parvenait à en évoquer plus encore que les paroles recherchées qui le caractérise.

lundi 25 janvier 2010

Haïti : Divinités combatives et dignité des esclaves

"Les divinités qui sont venues d’Afrique, dans les navires d’esclaves, sont en général des divinités très combatives parce que les dieux agraires de la fécondité sont tombés à l’eau, ils n’ont pas terminé la traversée! Quand venaient les navires d’esclaves, ils partaient de la côte Africaine pour venir en Amérique en emmenant 9-10 millions d’esclaves, personne ne sait exactement combien, et ils emmenaient avec eux tous leurs dieux, mais en chemin, les dieux de la Fécondité sont tombés à l’eau. C’est très rare de trouver en Amérique des dieux agraires de la Fécondité d’origine Africaine. Cela me semble une preuve de dignité des esclaves qui arrivaient parce qu’ils savaient que s’ils fécondaient les terres, ces terres fécondées allaient donner plus de fruits aux maîtres, aux dépens de l’esclave. Et s’ils fécondaient les femmes, celles-ci allaient donner le jour à plus d’esclaves pour le maître. Ainsi, ces dieux tombent à l’eau, et ceux qui terminent la traversée, sont les dieux bagarreurs, combatifs, les dieux de la guerre, du sexe, de la force, de la tourmente, du tonnerre, du feu. Une autre chose qui me paraît intéressante dans le cas d’Haïti, est que les divinités populaires sont capables de faire le bien et le mal. C’est une religion à la mesure des besoins des hommes, et surtout de l’homme humilié, de l’homme se trouvant dans une situation d’oppression, qui a besoin en même temps d’un instrument de consolation et de vengeance".

Pierre Eddy Constant
(Psychothérapeute, auteur de Dieux Vodou Guérissez-Moi et Donnez-Moi le Salut)

samedi 23 janvier 2010

Animal Collective N°1 au Pazz & Jop 2009 : glop glop ou pas glop ?

Cette semaine a vu la publication par le Village Voice de son 37ème Annual Pazz + Jop Critic's Poll, en termes plus prosaïques, son palmarès musical de l'année. Et le lauréat se nomme... Animal Collective, pour son album Merriweather Post Pavilion.



Il succède au Dear Science de TV on the Radio. La place de dauphin, elle, revient à Phœnix pour son Wolfgang Amadeus Phœnix , après Vampire Weekend et ses brillants débuts l'an dernier.

C'est rien de dire que ce palmarès est à mille lieues de mes préférences. Ici, nulle trace de Lucas Santtana, Mayra Andrade, Jimi Tenor et Tony Allen, pas plus de David Murray. Ah, le Staff Benda Bilili apparaît en 362ème position. Et The Ecstatic de Mos Def, 11ème, manque d'un rien le top ten.

Quant à Animal Collective, il invente une musique à laquelle je ne comprend strictement rien. Lors de sa sortie, au tout début de 2009, j'avais été particulièrement frappé par la critique qui perdait tout sens de la mesure pour célébrer un album, présenté comme un des sommets annoncés d'une année tout juste naissante. Un article particulièrement criait au génie d'Animal Collective. Il était signé par Thomas Burgel dans Les Inrocks. J'aurais été curieux de savoir si une relecture "à jeun", passé l'effet du puissant psychotrope ayant à ce point affecté son jugement et sa plume, l'aurait incité à revisiter sa prose ou s'il allait maintenir mordicus son dithyrambe. Une correction post-festum nous dirait si l'album est réellement d'une "divine richesse" (sic), s'il fait réellement "danser dur" et "danser mou" (re-sic), si ses mélodies sont "stellaires" et ses harmonies vocales proches "de l'extase" (re-re-sic). Si le groupe "est passé de jams abscons à un folk préhistorique puis à la pop des trois prochains siècles" (re-re-re-sic). Si "chaque morceau a son rythme propre, mais chacun de ces rythmes semble correspondre à une humeur corporelle, à un hochement de tête indispensable, à des houla-hops mollassons de hanches sensuelles, à des flexions et extensions des muscles internes – du cœur surtout" (re-re-re-re-sic). J'arrête là. Quasiment tout l'article serait à surligner au stabilo en guise de sic ! Peut-être son auteur a-t-il juste fixé trop longtemps la pochette de l'album ? Faites le test vous-même, effet d'optique "hallucinatoire", vous verrez que les feuilles ondulent toutes seules...

C'est beau des journalistes pas blasés qui s'enthousiasment et se lâchent, surtout quand ça vient du cœur, "du cœur surtout", et que l'hypothèse d'un bakchich est évidemment écartée. Peu importe la lucidité, vive le lyrisme enflammé. Bien sûr, après pareille lecture, vous êtes intrigué et avez envie d'écouter ça. Mais, personnellement, je restais à quai. Dubitatif, j'objectais dans mon coin que quelques zigouigouis électroniques ne transforment pas des ébauches de mélodie en grandes chansons pop mais, bon...

Aussi la publication du palmarès du Village Voice, confirmait mes doutes : je n'avais pas compris Animal Collective. Car ce classement possède une réelle légitimité, ne serait-ce que par le nombre de critiques votant pour élire les albums de l'année. Ce n'était pas juste un journaliste héberlué des Inrocks qui partait en freestyle, se dandinant en "houla-hops mollassons de hanches sensuelles" alors qu'il rédigeait son papier. De plus, sont généralement récompensés par l'annuel Pazz & Jop du Voice des albums exigeants. A l'image du précédent lauréat, le Dear Science de TV On The Radio, et donc de Merriweather Post Pavilion cette année.

Consciencieux, j'y replonge les oreilles alors que je n'avais pas écouté l'album depuis un an. Je suis toujours aussi interdit. On sait que l'histoire de la musique est aussi celle de sa critique. La critique n'est pas le fait des acteurs de la musique, ou pas seulement, elle est le fait d'observateurs extérieurs qui lui confèrent ou non une légitimité artistique. La pertinence des critères esthétiques retenus par cette critique est une question centrale tant celle-ci aura parfois eu tendance à plaquer des grilles d'analyse qui, malheureusement, sont plus un règlement de comptes qu'une réelle analyse de l'œuvre.

Bien sûr, avec quelque crainte, je repensais à l'adage lapidaire, "si ça fait trop de bruit, c'est que t'es trop vieux". Oui, probablement que c'était tout simplement ça. Trop vieux. La musique d'Animal Collective n'est pas violente, ni dissonante, je la trouverais même plutôt un peu plate... Mais : trop de bruit. Mon incompréhension la maintenait, en effet, dans une sorte de bruit, comme si je ne parvenais pas à saisir la musique de cet assemblage de sons. C'est mal chanté, ça ne groove pas... Ben oui, c'est indie, c'est arty.

"Brother Sport", le titre qui me paraît le moins abscons, mon préféré en quelque sorte, est paraît-il une vraie bombe en concert. Du moins, si on en croît ce qu'écrit Joël Vacheron pour Vibrations, qui y devine une "samba chimérique" (sic) : "les morceaux s’enchaînent les uns aux autres comme les parties indissociables d’une longue procession. Une formule qui atteint son climax avec Brother Sport, une samba chimérique qui transporte (enfin) toute la salle aux frontières de la transe. Au terme de cette odyssée proprement “tripale”, il ne fait aucun doute qu’Animal Collective, au sommet de son art, consolide son statut de groupe pop phénoménal". Et vous vous doutez bien que ce n'est pas Thomas Burgel qui dira le contraire : "En final apocalyptique, le groupe jouait Brothersport, morceau absolument gigantesque, furieux mantra électronique d’une beauté effarante et d’une efficacité terrifiante. Une transe hallucinée prenait définitivement le pouvoir d’une foule jusqu’alors remuante mais circonspecte, désormais hurlante, paniquée, fascinée, bondissante. Heureuse".

Autant se faire soi-même une idée sur la question avec le clip de "Brother Sport"... De bonheur, cela provoque-t-il chez vous "des flexions et extensions des muscles internes" ?


jeudi 21 janvier 2010

Haïti, l'âme des défunts et la sagesse des houngans

Dores et déjà, toutes les énergies, tous les moyens mobilisés, vont se déployer vers la reconstruction d'Haïti. Sauvons les (sur)vivants. Mais si on pense à tout un peuple démuni, à la rue, en détresse, on n'oublie pas les morts. On pense aux disparus, à leur nombre absolument invraisemblable, probablement plus de 100 000.

Si la religion catholique est la seule qui soit officielle en Haïti, depuis le concordat passé avec le Vatican en 1860, ce sont les Eglises protestantes qui sont en plein essor et rassemblent un nombre de croyants de plus en plus important. Ceci posé, si nous voulons ici rendre un hommage aux disparus, c'est en évoquant la conception vaudoue de la Mort. Après tout, comme en témoigne André Ismaite, houngan (prêtre vaudou) de son état, "on invite les pasteurs et les prêtres au palais présidentiel. Mais on fait comprendre qu'on n'y souhaite pas de cérémonie vaudoue. Quelle hypocrisie ! Ce pays a été fondé sur le vaudou. Tous les Haïtiens, qu'ils se proclament catholiques ou protestants, ont le vaudou dans le sang !" (Le Monde, 23 janvier 2010). Le vaudou, par sa dimension syncrétique, est fédérateur, comme en témoigne le vévé (symbole) du Guédé (esprit de la Mort) Baron Samedi où figurent un autel et une croix, entourés de cercueils. Celui-ci, habituellement visiteur des cimetières, en est réduit ces jours-ci à être le Baron Samedi des fosses communes.

Qu'adviendra-t-il de l'âme des disparus dans ces conditions ? La re-lecture de certains passages du livre Alfred Métraux, Le Vaudou haïtien, pourrait inquiéter quant à leur devenir. Les fantômes mais aussi les zombi, à savoir les "âmes errantes de ceux qui, ayant péri à la suite d'un accident, sont condamnés à rester sur terre le temps que Dieu leur avait assigné à vivre" (p 229). On apprend aussi qu'au neuvième jour après la mort, les premières âmes vont commencer à s'éloigner. "Tout individu porte en lui deux âmes, le "Gros" et le "Ti-bon-ange" qui ont chacune un sort différent, en fait, on oublie cette distinction. On parle du mort comme s'il se survivait à lui-même sous la forme d'une âme désincarnée.
Des discussions que j'ai eues avec les paysans de Marbial sur la vie d'outre-tombe, il ressort que le "Ti-bon-ange" ne quitterait la terre qu'au neuvième jour après le décès, soit après les "dernières prières". C'est lui qui se présenterait devant Dieu et lui rendrait compte des "péchés" de celui ou de celle dont il avait la garde. Quant au "Gros-bon-ange", on l'identifierait aux fantômes. Il ne s'éloigne qu'à regret des lieux qu'il a fréquentés et s'attarde dans la maison mortuaire" (Le Vaudou haïtien, pp 228-229).

Longtemps, donc, les fantômes accompagneront les Haïtiens dans la reconstruction. Longtemps après que l'odeur des cadavres pris sous les décombres aura cessé de hanter les vivants, les âmes des défunts rôderont encore. Tout travail de deuil commence par la présence fantômatique du défunt. A la fois, dans la crainte qu'elle inspire et dans le réconfort de cette encore proximité. Car cette proximité, même fantômatique, n'est pas encore tout à fait l'absence.

Le deuil passe aussi par un rituel. Mais, dans un pays ainsi ravagé, quels égards accorder aux défunts, quels rituels leur consacrer ? Les houngans heureusement font preuve de bon sens et fixent les priorités. Ainsi Jean-Alex Marc, houngan à Tabarre, un faubourg de Port-au-Prince, reconnaît l'urgence : "la grande catastrophe du 12 janvier balaie toute normalité. Adaptons-nous. Le corps, après tout, n'est qu'enveloppe. Débarassons-nous des cadavres pour la sauvegarde de tous. C'est l'esprit qui importe. Nous ferons les cérémonies plus tard" (Le Monde, 23 janvier 2010).

Le 5 janvier, les lwas, ou loas (c'est-à-dire les esprits), avaient été convoqués pour une grande communion, le "couché yanm". Ce soir-là, ils étaient venus mais ne s'étaient pas comportés à leur habitude : "ils ne parlaient pas, ne mangeaient pas, ne festoyaient pas. Ils pleuraient. C'était bouleversant" (Le Monde, 23 janvier 2010). Mais le message des esprits était resté incompris. Seulement quelques jours plus tard, lors du tremblement de terre, les houngans ayant organisé cette communion comprirent le message, l'avertissement des lwas qui, bien sûr, savaient déjà.

lundi 18 janvier 2010

Get On The Good Foot

Il n'est pas trop tard pour commencer l'année 2010 du bon pied. Le cœur lourd de la tragédie haïtienne, une leçon de danse prodiguée par Maître James Brown n'est pas de trop pour retrouver de l'allant. Sa démonstration de boogaloo, funky chicken, mashed potatoes, camel walk et robot enchaînés vaudra tous les longs discours.
Alors, juste Get Down !


jeudi 14 janvier 2010

Haïti maudit ?

Il ne faut jamais galvauder un mot, l'utiliser pour gonfler une banalité, ou céder à la facilité de l'hyperbole. Certains ne peuvent heureusement être utilisés qu'à titre exceptionnel, ce qui fait leur force. Hélas, ce si rare "maudit" est celui qui me vient à l'esprit pour décrire Haïti, alors que le pays vient d'être frappé par ce terrible tremblement de terre.

C'est l'accumulation de catastrophes naturelles, leur fréquence, leur gravité, qui me conduit à utiliser ce mot qui n'appartient pourtant guère à mon vocabulaire (si ce n'est au sens figuré, lors de certains matches de football, je dois bien le confesser). C'est aussi la situation politique et économique de ce pays qui souligne encore son emploi. Le "pays le plus pauvre du Monde". Haïti, ce pays des fatras, ces décharges à ciel ouvert, où les enfants vont grappiller leur maigre manger, ce pays où l'on vend des galettes d'argile pour repas. C'est aussi le contraste entre sa misère et la force de sa culture et de son Histoire qui incite justement à dire qu'il est maudit. Et pourtant, là non plus, ce n'est pas le mot juste, à moins de croire à une quelconque damnation ou fatalité. Haïti n'est pas maudit, c'est autre chose, ne me demandez pas...

Ce bout de terre caraïbe, cette moitié d'île, possède pourtant un attrait fantastique. Une Histoire qui, si elle a inspiré les grands, Aimé Césaire (La Tragédie du Roi Christophe) ou Alejo Carpentier (Le Royaume de ce Monde), devrait tout bonnement être inscrite dans la mémoire des Mondes Atlantiques, qu'ils soient noirs, blancs ou créoles. Toussaint Louverture et le Roi Christophe devraient figurer dans tout livre scolaire voué à l'édification de nos jeunesses, au même titre que Christophe Colomb, Abraham Lincoln ou... Héliogabale.

Sa spiritualité, le Vaudou, trop souvent parodiée en "sacrifice de poulet", est celle d'une diaspora mais aura conquis, de sa nouvelle base haïtienne, d'autres territoires. Par la porte d'en face, la Nouvelle Orléans, elle aura envahi les imaginaires. Pourtant, le Vaudou est d'une complexité qui mériterait une plus profonde considération. Alfred Métraux, au même titre que Roger Bastide pour le candomblé brésilien, a su en révéler par l'étude la richesse. Dans ce classique de l'ethnologie, Le Vaudou Haïtien (1958), que j'ai entre les mains, pour la première fois depuis de longues années, je commence par relire la quatrième de couverture où les propos de l'auteur rappelle son importance :

"Le vaudou appartient à notre monde moderne, sa langue rituelle dérive du français et ses divinités se meurent dans un temps industrialisé qui est le nôtre; ne serait-ce qu'à ce titre, il relève de notre civilisation".

Si c'est le dernier point que nous tenons à souligner (oui, le vaudou appartient à notre monde moderne et relève de notre civilisation), moi le mystique mécréant ose contredire Monsieur Métraux quand il suggère que nos sociétés auraient éteint ses divinités. Loin de là. Car elles sont les énergies qui sous-tendent le monde matériel, elles pourvoient toujours à l'élan vital du peuple démuni et à l'étincelle qui allume les nouvelles formes culturelles. Ce qu'illustre le Mumbo Jumbo d'Ishmael Reed, son Jes'Gew.

Toute nouvelle musique qui pulse et qui envoûte, née au cœur des civilisation atlantiques du vingtième siècle, doit quelque chose de son mystère au vaudou, en tire une influence diffuse. Le plus grand album de soul de notre nouveau millénaire ne s'intitule-t-il pas laconiquement Voodoo ? Cet album de l'An 2000, signé D'Angelo, est à ce jour indépassé. De notre siècle, il est la première pierre, ou même plus, le poto mitan inaugural, si je puis-dire. Quant à D'Angelo, il n'a pas depuis sorti de nouvel album. Serait-il lui-même "maudit" ? En attendant, pétard, quelle quintessence de funk que ce que vous pouvez voir ci-dessous !!!



Mais tout cela est bien loin de la tragédie actuelle qui frappe Haïti. Et n'exprime finalement que notre propre impuissance à l'évoquer. Je ne manquerai pas, dans les jours qui viennent, de modestement participer à l'élan de générosité qui s'impose pour envisager la reconstruction sur le long terme de ce pays. Je repense à ces proches qui, en se mariant il y a quelques mois, décrétèrent que leur appartement était déjà bien équipé et demandèrent à leurs invités de faire un don à une association d'aide aux enfants haïtiens, plutôt que de leur offrir un cadeau de mariage.

En attendant d'avoir choisi à qui il serait le plus judicieux de donner un infime coup de main, je me souviens de ces quelques bornes qui auront contribué à ma culture livresque ou groovesque sur la question haïtienne. Ce ne sont que quelques bribes de chansons, des romans, une part de ma représentation d'Haïti. Mais ce sont mes seuls liens avec ce pays où je ne poserai probablement jamais le pied. Alors, oui, je me souviens déjà de ces trois albums que j'aurais écouté en boucle à leur époque : le Pa Presé (1997) de Beethova Obas, le Flanm ((1989) d'Emeline Michel et le Vodou Adjae (1991), de Boukman Eksperyans.

Boukman Ekseperyans, d'abord. J'ai découvert ces acteurs essentiels de la scène Mizik Rasin haïtienne en voyant la photo qui illustre leur premier album, Vodou Adjae, reproduite plus haut. Cette image confère une intensité et une gravité inédites à celui-ci. Est-ce une sorte de baptême vaudou, dans l'eau de la rivière, les fidèles vêtus de blanc ? Dans la composition de cette image, la femme qui en est la figure centrale, les bras écartés, incarne presque un archétype de l'imploration fervente, à la manière des grands tableaux de l'histoire de l'art religieux. La musique de Boukman Eksperyans, quant à elle, est emblêmatique de la scène Rasin et de sa mizik, qui comme son nom l'indique plonge aux racines du pays, version profane de rythmes vaudous mêlés aux influences internationales et à une instrumentation moderne. Apparue en 1987, après l'exil de Duvalier, cette scène Rasin s'inscrivait dans une émancipation du vaudou, rendu à son expression authentique après avoir été instrumentalisé par le régime, au même titre que le kompa, style dominant d'Haïti, dont l'influence est essentielle sur le développement des musiques des Antilles françaises, Martinique et Guadeloupe. Nourrie de percussions, portée par une basse rampante, tendue d'un message social fort, la musique de Boukman a pourtant pris quelques rides. La faute à cette guitare et ces quelques nappes synthétiques qui sonnent trop horriblement world. Aujourd'hui, l'enregistrement d'une telle musique saurait, j'en suis persuadé, lui garder sa force brute, sans chercher à trop la lisser pour qu'elle en devienne plus accessible aux oreilles occidentales biberonnées au son de la FM.

Dans les heures suivants le tremblement de terre, sans cesse me revenait en tête ces quelques mots : "les racines des tambours haïtiens enragés"... Avec leur musique chantée de la voix d'une beauté "divine" (au sens figuré bien sûr, si les guillemets ne suffisent pas) : Emeline Michel.

Quelques années avant Boukman, en 1989, l'album Flanm d'Emeline Michel, aura lui aussi tourné sur ma platine jusqu'à l'usure des sillons. Là encore, la production sonne datée, trop lisse, mais la voix d'Emeline Michel, la tonalité jazzy de l'album et les compos de Beethova Obas continuent d'en faire un disque qui m'est cher.

Ce n'est que quelques années plus tard que ce dernier allait imposer, sous son nom propre, sa bossa créole. Quand il est sorti, en 1997, Pa Presé n'a pas quitté ma platine pendant plus d'un mois. Ecoute exclusive, en boucle. Nonchalante et sensuelle, la musique de Beethova Obas demeure la seule tentative francophone qui puisse titiller les maîtres brésiliens sur leur terrain de prédilection. J'avais même utilisé pendant longtemps le refrain à la coule en "boubou boubou boubouboubou bouboubou" du morceau-titre comme fond musical sur mon répondeur. Tout ça à une époque où il fallait faire le grand écart entre les boutons de la chaîne et ceux du répondeur. Je me revois pendant que j'enregistrais mon message d'accueil, 16 secondes maximum, les bras écartés, les doigts de chaque main tentant de déclencher parfaitement synchrone les deux appareils, et recommencer un certain nombre de fois mon ouvrage, chaque fois insatisfait soit de ma voix, soit du temps de déclenchement de l'un ou l'autre. Mais une fois calé, bon sang, je n'ai jamais eu de message plus réussi, "boubou boubou boubouboubou bouboubou, bienvenue, vous êtes bien au bla bla bla... boubou boubou boubouboubou bouboubou", trop cool.

J'imagine que cela puisse paraître choquant, à l'heure de cette tragédie, d'en revenir à quelques insignifiants souvenirs personnels. Mais, distance et inconnu obligent, cela reste la seule façon dont je puisse m'associer à la peine collective, en gardant à cœur ce que cette culture a d'élan vital, ne serait-ce qu'à travers ce que certaines œuvres ont pu faire vibrer en moi.

"O Haïti é aqui, o Haïti não é aqui", Haïti est ici, Haïti n'est pas ici. Le premier morceau à me venir à l'esprit lorsque j'appris la terrible nouvelle ne fut même pas l'œuvre d'artistes haïtiens. Il s'agit de la chanson de Caetano Veloso et Gilberto Gil, "Haïti", sortie lors des 25 ans du Tropicalisme. Les voix plus rappées que chantées de Caetano et Gil, le violoncelle de Moreno en arrière-fond, les percussions de Carlinhos Brown qui accentuent la tension du propos, tout cela démontrait que le Tropicalisme, ses auteurs inspirés, au sommet de leur art, n'était pas que racines mais portait toujours de beaux fruits.

Haïti y est une métaphore de Bahia et, par extension, d'un monde d'oppression où la couleur de peau renforce la dureté du sort subit. A l'époque, en 1993, cette chanson avait une telle force d'évocation qu'elle demeure encore aujourd'hui un des grands achèvements de Caetano Veloso, auteur des paroles. Caetano qui, s'il est un vrai poète n'a, par contre, pas toujours été l'analyste politique le plus avisé qui soit, réussit à concilier ici ces deux exigences. A la façon d'un exemple qui démontrerait la justesse d'analyse du Surveiller et Punir de Michel Foucault, "Haïti" montre comment la répression policière est instrumentalisée pour devenir un moyen de contrôle social, afin de maintenir le peuple dans la crainte.



"Quando você for convidado pra subir no adro

Da fundação casa de Jorge Amado

Pra ver do alto a fila de soldados, quase todos pretos

Dando porrada na nuca de malandros pretos

De ladrões mulatos e outros quase brancos

Tratados como pretos

Só pra mostrar aos outros quase pretos

(E são quase todos pretos)

E aos quase brancos pobres como pretos

Como é que pretos, pobres e mulatos

E quase brancos quase pretos de tão pobres são tratados

E não importa se os olhos do mundo inteiro

Possam estar por um momento voltados para o largo

Onde os escravos eram castigados

E hoje um batuque um batuque

Com a pureza de meninos uniformizados de escola secundária

Em dia de parada

E a grandeza épica de um povo em formação

Nos atrai, nos deslumbra e estimula

Não importa nada:

Nem o traço do sobrado

Nem a lente do fantástico,

Nem o disco de Paul Simon

Ninguém, ninguém é cidadão

Se você for a festa do pelô, e se você não for

Pense no Haiti, reze pelo Haiti

O Haiti é aqui

O Haiti não é aqui

E na TV se você vir um deputado em pânico mal dissimulado

Diante de qualquer, mas qualquer mesmo, qualquer, qualquer

Plano de educação que pareça fácil

Que pareça fácil e rápido

E vá representar uma ameaça de democratização

Do ensino do primeiro grau

E se esse mesmo deputado defender a adoção da pena capital

E o venerável cardeal disser que vê tanto espírito no feto

E nenhum no marginal

E se, ao furar o sinal, o velho sinal vermelho habitual

Notar um homem mijando na esquina da rua sobre um saco

Brilhante de lixo do Leblon

E quando ouvir o silêncio sorridente de São Paulo

Diante da chacina
111 presos indefesos, mas presos são quase todos pretos

Ou quase pretos, ou quase brancos quase pretos de tão pobres

E pobres são como podres e todos sabem como se tratam os pretos

E quando você for dar uma volta no Caribe

E quando for trepar sem camisinha

E apresentar sua participação inteligente no bloqueio a Cuba

Pense no Haiti, reze pelo Haiti

O Haiti é aqui

O Haiti não é aqui"
(Caetano Veloso, "Haïti", Tropicalia 2)

Ce qui donnerait en français quelque chose comme ça :
"Quand on t’a invité à rejoindre le patio de la Fondation Casa de Jorge Amado pour voir par-dessus une file de soldats presque tous Nègres qui frappent à la nuque des racailles nègres, des voleurs mulâtres et d’autres encore, presque Blancs, qui sont maltraités comme des Nègres juste pour montrer aux autres presque-Nègres qu’ils sont presque tous Nègres et comment on maltraite les Nègres et les mulâtres pauvres et les presque-Blancs, presque-Nègres tant ils sont pauvres.
Et qu’importe si les yeux du monde entier sont à cet instant rivés sur la place où les esclaves étaient punis et aujourd’hui le battement de tambour, le battement de tambour aussi pur que les garçons en uniforme d’une école secondaire un jour de parade et la splendeur épique d’un peuple en formation nous attire, nous éblouit et nous stimule : plus rien n’a d’importance. Ni les lignes des maisons ni la lentille de Fantástico, ni le disque de Paul Simon : personne, personne n’est un citoyen. Si tu vas au festival du Pelô et si tu n’y vas pas pense à Haïti, prie pour Haïti.
Haïti c’est ici ! Haïti, ce n’est pas ici !
Et si tu as vu à la télé un député en panique qui peinait à le dissimuler avant un quelconque quelconque plan d’éducation quelconque qui paraît simple, qui paraît simple et rapide et qui risque de représenter une menace de démocratisation de l’enseignement de l’école primaire.
Et si ce même député préconise l’adoption de la peine de mort et le vénérable cardinal dit qu’il voit tant d’humanité dans un fœtus mais pas dans un marginal et si tu cherches le vieux signe rouge, le bon vieux signe rouge habituel tu vois un homme pisser au coin de la rue dans un sac poubelle brillant de Leblon et quand tu écoutes le silence souriant de São Paulo avant le massacre… 111 prisonniers sans défense mais les prisonniers sont quasiment tous des Nègres, ou des presque-Nègres, ou des presque-Blancs presque-Nègres tant ils sont pauvres, et les pauvres sont comme des rebus, et tout le monde sait comment on maltraite les Nègres, et quand tu vas faire un tour de la Caraïbe, et quand tu y vas baiser sans capote et ainsi y apporter ton intelligente contribution à l’embargo cubain : pense à Haïti, prie pour Haïti.
Haïti c’est ici. Haïti ce n’est pas ici."
(traduit par Didico, @ Bossa-Nova Forum Actif).

Haïti n'est pas ici. Nous sommes épargnés de la tragédie qui a frappé ce pays meurtri. Haïti n'est pas ici, à eux le malheur, à nous l'indifférence. Haïti n'est pas ici, à nous les discours sur l'identité nationale qui ferme les portes, comme pour faire semblant de n'avoir rien vu rien entendu de la rumeur du Monde.

Haïti est ici, pourtant, "le vaudou appartient à notre monde moderne (...), relève de notre civilisation". Haïti est ici, si nous envisageons une écologie dont les fondements seraient enracinés dans une spiritualité ancestrale.
Haïti est ici, car comme l'écrit Roger Bastide dans Les Amériques Noires, "les civilisations se sont détachées des ethnies qui les portaient, pour vivre d'une vie propre, pouvant même attirer non seulement des mulâtres et des métis d'Indiens, mais encore des Européens" (p. 16-17).
Haïti est ici quand il devient courant de gouverner par l'intimidation.

Haïti est ici si nous ne l'oublions pas.

samedi 9 janvier 2010

Tony Allen et Jimi Tenor, not just once but twice

Il est de saison d'établir un palmarès de l'année écoulée. Quel est l'album, quels sont les albums majeurs, de 2009 ? Loin de moi l'intention de proposer un classement de 1 à 10 (et pourquoi pas une colonne pour le goal average tant qu'on y est !). Juste revenir sur un ou deux faits marquants...

Sous cet angle, un album se détache, celui issu de la rencontre entre Tony Allen et Jimi Tenor dans le cadre de la série Inspiration Information impulsée par le label Strut (petit label mais beau catalogue). Le principe est de faire se rencontrer deux artistes et de leur proposer d'enregistrer le fruit de leurs échanges musicaux. Inaugurée par un album où Amp Fiddler allait se confronter à Sly & Robbie, la série Inspiration Information a déjà signé une des plus belles résussites de 2009, l'album enregistré par Mulatu Astatke avec le groupe The Heliocentrics.
Le volet n°4 de ce projet est la rencontre entre le Finnois et le Nigérian. Ce n'est peut-être pas le meilleur disque de l'année. Ce n'est pas celui que nous avons le plus écouté, la palme revient à ceux de Lucas Santtana, Sem Nostalgia, et Mayra Andrade, Stória, stória..., ayant tourné en boucle tout l'été. Mais cette rencontre vient couronner une année où chacun de ces deux artistes, Jimi Tenor et Tony Allen avait déjà sorti chacun un album des plus inspirés.

Placer un coup de projecteur sur leur projet commun est donc aussi une façon de les féliciter pour l'ensemble de leur œuvre de cette seule année 2009. Ainsi, Tony Allen avait-il sorti son Secret Agent (World Circuit) et Jimi Tenor poursuivi sa collaboration avec Kabu Kabu en publiant 4th Dimension (Sähkö-Puu Records), déjà en immersion dans le bain des rythmes afrobeat.

S'il est moins délicieusement barré que la 4ème dimension de Jimi Tenor, l'album Inspiration Information est, en contrepartie, porté par le plus extraordinaire des batteurs qui soit, l'irremplaçable Tony Allen, celui qui "joue comme quatre". Et par rapport à son propre essai, on aimera ici plus de spontanéité et un son plus brut que celui de Secret Agent.

Tony Allen étant annoncé le 10 mars prochain à la salle Victoire, j'ai comme l'impression que nous reparlerons très prochainement de lui dans ces colonnes...

En regardant l'image fixe ci-dessous, vous pourrez vous faire une idée de la mixture, avec le titre "Selfish Gene"...



vendredi 8 janvier 2010

Sly, toujours High On The Funk

C'est assez frappant, quand y pense, de voir combien Sly a toujours cherché à s'élever, comme le montre les nombreuses photos le montrant saisi dans son saut. En l'air.

Sly a toujours été un malin, un type très intelligent mais le Dr. Funkathus soupçonne pourtant dans cette posture plus une manifestation de son inconscient que la mise en scène récurrente d'un concept d'élévation. Rappelons qu'à l'époque de cet album High On You, en 1975, cela fait déjà quelques années que le comportement de Sly était pour le moins erratique. Déjà, l'abus de certaines substances coupait Sly d'un pan de la réalité. Dès l'époque de There's a Riot Goin' On, en 1971, il était courant qu'il soit en retard pour les concerts, voire même absent.

Dans ces images, il est fait abstraction de la chute. Elle est le moment d'après, immédiatement d'après, mais que l'on ne voit pas. Et pendant longtemps, des années, on n'a d'ailleurs plus du tout vu Sly Stone. Une disparition qui alimentait toutes les rumeurs et fait désormais la légende du personnage.

Cette disparition a pris fin. Sly est revenu dans le monde des vivants et dans l'industrie du spectacle. Après le documentaire Coming Back for More, c'est un livre Thank You, The Story of Sly & The Family Stone, écrit par les jumeaux Edwin et Arno Konings, qui est annoncé.

Mais la nouvelle la plus étonnante, aussi la plus réjouissante, est que Sly a signé un nouveau contrat avec une maison de disques, le label Cleopatra Records, qui annonce un album pour l'été. Affaire à suivre...

PS : en fait, il n'est pas toujours fait abstraction de la chute. Le verso de la pochette de l'album High On You le montre d'ailleurs à quatre pattes. Toujours avec le sourire.

jeudi 7 janvier 2010

Le climat et les grooves conceptuels de Marvin Gaye et Anthony Joseph

GdF #4.3
Goutte de Funk @ Divergence-FM
4 décembre 2009

Play-List :
Marvin Gaye, "Right On", What's Going On (1971)
Marvin Gaye, "A Funky Space Reincarnation", Here, My Dear (1978)
Marvin Gaye, "I Want You", I Want You (1976)
Marvin Gaye, "You Can Leave, But It's Gonna Cost You", Here, My Dear (1978)
Marvin Gaye, "Mercy Mercy Me (The Ecology)", What's Going On (1971)
Curtis Mayfield, "We The People Who Are Darker Than Blue", Curtis (1970)
Lou Donaldson, "If There's A Hell Below (We're All Going To Go)", Cosmos (1971)
Rotary Connection, "I Am The Black Gold Of The Sun", Hey Love (1971)
Anthony Joseph & The Spasm Band, "Robberman", Bird Head Son (2009)
The Last Poets, "Blessed Are Those Who Struggle", Delights of the Garden (1977)
Anthony Joseph & The Spasm Band, "Kneedeepinditchdiggerniggersweat", Leggo De Lion (2007)
Gil Scott-Heron, "Where Did The Night Go", I'm New Here (2010)
Gil Scott-Heron, "The Revolution Will Not Be Televised", Pieces Of A Man (1971)
Mos Def, "Bedstuy Parade", The New Danger (2004)
Anthony Joseph & The Spasm Band, "Secret Underlung", (Inédit Vibrations n°) (2008)
Ju-Par Universal Orchestra, "Beauty & The Beast", Moods & Grooves (1976)

Pour cette émission de décembre, le Dr. Funkathus vous a concocté un programme en deux parties, la première consacrée principalement à Marvin Gaye, la seconde à un poète très funky qui sera dans quelques jours sur les scènes montpelliéraines, Anthony Joseph. Deux artistes dont les albums peuvent trouver une unité conceptuelle sans jamais perdre le groove. Et parmi les concepts, l'écologie et la question du climat peuvent servir de correspondance un peu tirée par les cheveux entre leur travaux respectifs...

Du 7 au 18 décembre, se tiendra le sommet de Copenhague sur le changement climatique organisé par les Nations Unies. Programmé pour succéder au protocole de Kyoto, entré en vigueur en 2005, il est présenté comme une des rares occasions où les principaux dirigeants de la planète puissent coordonner leurs efforts afin d'un tant soit peu ralentir les émissions de gaz à effet de serre et freiner le réchauffement climatique. Un des premiers artistes soul à avoir parlé d'écologie est d'ailleurs Marvin Gaye... Alors que la question du réchauffement rassemble, le froid arrive dans nos contrées, c'est alors le moment privilégié de l'année pour se resserrer sur l'essentiel, retrouver le réconfort de quelques classiques, ceux de Marvin Gaye justement...

Marvin, car si 2009 est l'année du cinquantenaire de Motown, on en a déjà beaucoup parlé ici, ce sont aussi les vingt-cinq de la mort de Marvin Gaye, assassiné par son père, les trente de celle de Minnie Riperton et les dix ans de celle de Curtis Mayfield... Encore des morts, toujours des morts, des membres éminents du Funkin' in Heaven & Hell All Stars Club. Des artistes rares dont l'œuvre demeure un doux foyer où trouver le réconfort par ces rudes nuits d'hiver...

What's Going On mais aussi I Want You et Here, My Dear : des albums-concept
On peut même se permettre d'écouter des extraits de ce classique indémodable qu'est What's Going On, et Dieu sait pourtant que c'est le genre d'album que l'on a déjà beaucoup écouté... Outre le titre "Mercy Mercy Me the Ecology", qui donne le thème de l'émission de ce soir, le choix d'un autre titre en guise d'introduction nous amène à "Right On", un de mes morceaux préférés sur l'album, avec son raclement de güiro qui pose le rythme, un balancement tout en sensualité latine...

What's Going On est souvent cité comme le chef d'œuvre de la soul music, une borne qui figure dans toutes les anthologies des meilleurs albums de ces cinquante dernières années. What's Going On est aussi présenté comme le mouvement d'émancipation d'un artiste à l'égard de Motown, un Marvin Gaye adulte souhaitant désormais avoir le contrôle artistique de sa musique. Ce mouvement était suivi par un Stevie Wonder attentif qui n'allait pas tarder à emboîter le pas à Marvin Gaye et réclamer, lui aussi, son indépendance artistique à Berry Gordy. Cette période du début des 70's, quand la machine Motown semblait avoir une sensible baisse de régime, est qualifiée de Redemption Songs in the Age of Corporation par Nelson George, dans son ouvrage devenu référence The Death of R&B. Cela correspond à la prise de conscience sociale d'artistes revendiquant leur indépendance dans un environnement devenu dominé par la seule logique commerciale.


Marvin Gaye est un artiste clé de la Motown. Il est également une personnalité forte, complexe, tiraillée entre des aspirations et pulsions contradictoire. "Je crois que tout ce que je fais me vient de ma passion pour la vie, de ma curiosité et de ma capacité à m'investir. Je dois me plonger dans les profondeurs de la dépravation pour remonter vers les sommets de la spiritualité. Il n'existe aucun autre moyen pour devenir un artiste de qualité, mon ami" (Les Inrocks n°25, 1990).


Lié à la famille Gordy par son mariage avec Anna, sœur de Berry, de dix-sept l'aînée de Marvin, il est aussi marqué par la difficulté des rapports avec son père, Marvin Gay Sr. Enfant aîné d'une fratrie, il est victime des mauvais traitements que celui-ci lui inflige, mis en scène avec une jouissance sadique, et accentués par ses tentatives de protéger ses cadets. Ce père bourreau est pasteur mais mène une double vie de travesti. Aussi quand Marvin Jr. ajoutera un "e" à la fin de son nom de famille, c'est à la fois pour imiter son idole Sam Cooke, qui fit de même à son Cook de naissance, mais aussi et surtout pour dissiper les allusions à une quelconque homosexualité.

En 1970, Marvin Gaye est déjà un vétéran de Motown. Mais cette période est douloureuse. Il est très marqué par la mort de sa partenaire artistique Tammi Terrell, emportée par une tumeur au cerveau, avec laquelle il enregistra de nombreuses chansons. Cela faisait alors un moment que Marvin Gaye n'avait rien enregistré quand il se lança dans le projet qui allait devenir ce classique absolu de la soul, son album de référence, What's Going On.

Marvin se cherchait, hésitait, ne savait plus quelle direction donner à sa vie. Il avait même pensé laisser la musique de côté pour se consacrer au sport. Il comptait même se lancer dans une carrière professionnelle dans le football américain au sein du club des Detroit Lions. Recalé sans même que le club lui ait accordé un essai, il entreprit alors, sans grand enthousiasme au début, de travailler sur une chanson que lui proposaient ses amis d'alors, Al Cleveland, un des songwriters de l'écurie Motown, et Renaldo "Obie" Benson, un membre des Four Tops. La chanson : "What's Going On". Puis, c'est le déclic, Marvin Gaye abandonne les thèmes romantiques qu'il avait interprété jusqu'alors pour l'évocation de problématiques "adultes" et socialement concernées : misère, criminalité, guerre du Vietnam (inspiré par la correspondance de son frère Frankie qui y passa trois ans), pollution et écologie.

Il est question d'écologie sur What's Going On et, en cela, il est un précurseur. Pour dire à quel point les problématiques environnementales étaient absentes des préoccupations d'alors : il paraît que c'est lorsque Marvin remit les bandes à Motown, qu'à la lecture des titres, Berry Gordy, pour la première fois, découvrit le mot "écologie" et dut s'encquérir de sa signification.

"Oh, mercy mercy me
Oh, things ain't what they used to be
No, no
Where did all the blue sky go?
Poison is the wind that blows
From the north, east, south, and sea
Oh, mercy mercy me
Oh, things ain't what they used to be
No, no
Oil wasted on the oceans and upon our seas
Fish full of mercury
Oh, mercy mercy me
Oh, things ain't what they used to be
No, no
Radiation in the ground and in the sky
Animals and birds who live nearby are dying
Oh, mercy mercy me
Oh, things ain't what they used to be
What about this overcrowded land?
How much more abuse from man can you stand?
My sweet Lord
My sweet Lord
My sweet Lord
"

Le reste appartient à l'Histoire. Elle retiendra qu'il s'agit du premier album Motown où les musiciens soient crédités sur la pochette du disque, cette pochette magnifique avec le visage de Marvin sous la pluie, tout aussi célèbre que la musique. L'Histoire retiendra également qu'il s'agit du premier concept-album de la soul.

En matière de concept-album, Marvin Gaye n'allait pas s'arrêter là. En 1976, I Want You est inspiré par sa liaison avec Janis Hunter. S'il reprend des compositions de Leon Ware, que ce dernier sortira plus tard sous le titre de Musical Massage, Marvin se les approprie pour célébrer l'extase sexuelle qu'il connaît alors, extase qu'il considère aussi comme une expérience spirituelle, extase qu'il vit avec une jeune fille de 17 ans sa cadette. Il a alors 37 ans et Janis... 19. L'amour chez Marvin semble marqué de ce signe des 17 ans d'écart. C'est encore la même différence d'âge qui existe entre lui et sa femme, Anna Gordy, sœur de Berry, de 17 ans l'aînée de Marvin.

Anna Gordy était considérée comme une des femmes ayant le plus d'entregent sur la scène musicale de Détroit. Avec sa soeur Gwen, elles fréquentaient les clubs de jazz et c'est par leur intermédiaire que Berry put faire connaissance avec de nombreux musiciens alors qu'il n'était encore qu'un aspirant songwriter. Anna et Gwen jouaient les entremetteuses et leur présentaient le petit frère en n'oubliant pas de dire : "il compose des chansons".

Ce mariage entre Anna et Marvin fut des plus houleux, chacun des époux ayant un fort caractère. Quoiqu'il en soit, leur divorce allait inspirer à Marvin un autre album-concept. Le juge décida que celui-ci devrait verser, en outre d'une pension alimentaire, les recettes des ventes de son prochain album. Déterminé à l'enregistrer à la va-vite afin d'être débarrassé de cette corvée, Marvin choisit finalement d'en faire une œuvre personnelle. Il profite de cette obligation pour dresser un bilan sans concession de leur amour. Cet album de "commande" sort en 1978 sous le titre Here, My Dear. Avec émotion et sincérité, il confia ainsi à la cire des pans de leur intimité, ce qui ne fit bien sûr qu'ajouter au courroux d'Anna. Par exemple, le titre "You Can Leave, But It's Gonna Cost You" reprend les menaces qu'elle lui laissait : tu peux partir mais ça va te coûter cher.

"She said... (Yeah) You can leave, But it's going to cost you... (Yeah)
She said ... You can leave, But it's gonna cost you dearly. (...)
That young girl Is going to cost you. Ooh. Ooh baby.
If you want happiness, You got to pay. Ooh baby
"

C'est également un extrait de cet album qui, en ce moment, sert à essayer de nous vendre du parfum. Le titre est un vrai bijou de funk cosmique : "A Funky Space Reincarnation", un petit bijou sur lequel Charlize Theron joue les égéries de ce luxe.

Hommage à Curtis et Minnie

Curtis Mayfield est mort il y a dix ans, le 26 décembre 1999. Il jouit du privilège d'être un de ces rares artistes que l'on appelle simplement par leur prénom tant leur place est unique (certes, des Curtis, des Marvin ou des Otis célèbres, ça ne court pas non plus les rues).


Marvin Gaye rappelait que, délibérément, à aucun moment sur What's Going On, il n'utilise le terme "Black" tant il voulait que la portée de l'album soit universel et touche tout le monde. Si le sens est clair, semblable attitude d'éviter le terme "Black", pourrait être relevée chez Curtis Mayfield quand il donne ce titre magnifique à une chanson : "We The People Who Are Darker Than Blue". Et qu'importe la couleur, sur cet album un autre titre nous dit de ne pas nous inquiéter, s'il y a un enfer dans les profondeurs, nous irons tous : "(Don't Worry) If There's a Hell Down Below We're All Going to Go". Que nous écoutons ce soir dans la version redoutable qu'en a donnée Lou Donaldson sur son album Cosmos.

Autre artiste majeure dont la disparition mérite d'être commémorée en 2009 : Minnie Riperton, décédée en 1979. Bien que ne possédant pas la notoriété de Marvin, une chanson de Minnie Riperton, "Les Fleur", a été entendue récemment dans un spot de pub (que je n'ai jamais vu, ceci dit)... Sa voix inoubliable confère un peu d'épaisseur à des vêtements qui n'en ont aucune et qui finiront à la poubelle au bout de trois lessives. Pour lui rendre hommage ce soir, nous avons choisi un titre enregistré avant qu'elle n'entame sa carrière solo, avec son groupe Rotary Connection : "I Am the Black Gold of the Sun", un morceau d'anthologie où la guitare classique de l'intro brouille les pistes quant à ce qui va suivre. Produite par Charles Stepney, qui travaillera par la suite avec Earth Wind & Fire, la musique de Rotary Connection est souvent qualifiée de psyché-soul.

Minnie Riperton, si vous l'ignorez, c'est la plus atypique des divas soul, une voix hors-norme, formée au chant lyrique, couvrant 5 octaves. D'ailleurs, il serait assez faux de la considérer comme une chanteuse soul. Minnie Riperton, c'est plutôt les couronnes de fleurs des champs pour orner son afro que la moiteur enfumée d'un club. C'est aussi une vie trop courte, la faute à un cancer du sein qui l'emporta à 31 ans. Plutôt que d'insister sur les larmes de Quincy Jones et Stevie Wonder portant son cercueil, pour détendre l'atmosphère, on se souviendra, avec superficialité, de l'anecdote du lion. Elle fut ainsi (légèrement) blessée par un lion sur un tournage promotionnel qui figurait la pochette de son album Adventures in paradise reproduite ci-contre. Mais le lion que vous y voyez n'est pas celui qui a renversé Minnie. Je m'enfonce dans des abîmes de superficialité avec ce genre de précision, me direz-vous, tout ça pour ne pas parler de son destin tragique. Peut-être est-ce pudeur de ma part. Mais si vous étiez un lion, vous n'aimeriez pas que l'on vous confonde avec un autre lion, surtout s'il n'est pas sympathique. Vous pouvez voir les images de l'incident dans l'extrait vidéo ci-dessous (attention, c'est très bref), ainsi que les commentaires de Minnie lors d'une émission de télé présentée par Sammy Davis Jr. D'après ce que lui auraient dit les dompteurs après coup, le félin voulait seulement jouer avec elle. Ouf, plus de peur que de mal.



Anthony Joseph et le groove de Kunu Supia

La question du climat au cœur du Sommet de Copenhague nous rappelle combien notre Terre est petite, minuscule planète dans l'espace infini de l'univers.

Le groove est un sillon, comme celui du laboureur qui, la saison venue, creuse la terre pour ensuite l'ensemencer. Le groove est un sillon qui tourne, qui tourne round... Bon, la métaphore du laboureur s'arrête là, en général il préfère la ligne droite. Mais, vu du ciel, à Nazca, dans le désert péruvien, ces figures géantes, invisibles de la surface, ne sont-elles pas le sillon d'un groove cosmique dont on ne devrait pas modifier la course ? Hypothèse hautement funk-a-logique, certains y voient un message laissé aux créatures extra-terrestres, voire un signe qu'elles auraient laissé sur notre sol, afin qu'elles puissent les voir depuis leur OVNI.

A propos d'OVNI, Anthony Joseph, que nous aurons plaisir à découvrir sur scène avec son groupe The Spasm Band le week-end prochain, est un poète reconnu mais aussi l'auteur d'un très curieux roman, The African Origins of UFOs (Ed. Salt, Cambridge, 2006). Les origines africaines des OVNIs, intrigant programme...

L'ambition de l'auteur, originaire de Trinidad et installé à Londres, est "to illuminate the history of the African diaspora by retro-constructing a creation myth" (comme l'écrit Lauri Ramey dans l'introduction). L'ouvrage s'appuie sur une structure complexe qui mêle trois temporalités, passé, présent, futur, entremêlées et réparties en vingt-quatre chapitres, soit huit chapitres consacrés à chacune de ces temporalités. Ce structure est inspirée des travaux de Timothy Leary qui divisait la conscience humaine en vingt-quatre phases d'évolution de trois niveaux chacune. Chaque temporalité possède sa propre esthétique, son propre style. Le passé est évoqué par The Genetic Memory of Ancient Ïerè, le présent par Journal of a Return to a Floating Island (où l'on reconnaîtra l'influence de Césaire et son Cahier d'un retour au pays natal), et le futur par Kunu Supia. Précisons que "the past reflects the future, the future mirrors the past, and the present resonates across boundaries of time and space" (intro, ibid.).

C'est cette dernière partie qui nous intéresse particulièrement ici car elle nous entraîne dans une science-fiction funky. En effet, l'action se déroule en 3053 sur la planète Kunu Supia. Nous retrouvons sur celle-ci les problématiques du réchauffement climatique actuelle. La Terre a été détruite par les inondations et les survivants se sont réfugiés sur cette planète. Mais la particularité de Kunu Supia est d'avoir un climat particulièrement brûlant où seules les peaux les plus foncées peuvent survivre. Il s'est donc installé un véritable marché de contrebande de la mélanine de synthèse. Les chapitres consacrés à Kunu Supia baigne dans une ambiance de "genre", entre film noir, sci-fi et parodie de blaxpoitation, la vraie poésie du funk en plus.

Sur son premier album avec le Spasm Band, Leggo de Lion, Anthony Joseph a repris certains passages du roman. Ainsi, le titre "Kneedeepinditchdiggerniggersweat" correspond au premier chapitre consacré à Kunu Supia dans le livre. En voici un extrait, il y est question de la musique hypnotique qui se joue là-haut...

"The naked island funk was steady lickin' hips with polyrhythmic thunderclaps! Does the Berta butt boogie? Do bump hips? Flip'n spin'n bonp'n finger pop'n/subaquantum bass lines pumping pure people-riddim funk like snake rubber twisting in aluminium bucket, reverberating 'round the frolic house with a heavy hearbeat, causing black to buck and shiver-
WOOEEE! WOOEEE!-

The very groove caused coons to stumble loose and slide on Saturnalian pommade until their conks collapsed. The sound possessed more swing than bachelor galvanise in hurricane, more sting than jab-jab whip, more bone than gravedigger boots and more soul than african trumpet bone. It was pure emotive speed that once improvised harmolodic funk to Buddy Bolden's punk jazz on the banks of Lake Pontchartrain, double bass still reverberating through space-time like long lost Afronauts on orbiting saxophones. And the solid sound did shook Spiritual Baptist shacks with rhythm, till the Sankey hymns they sung became cryptic mantras that slid like secrets through water" (p. 4).


Si vous ne lisez pas l'anglais, pour vous donner une idée de la chose, on pourrait dire que ça sonne aussi fort que, disons, du William S. Burroughs ré-écrit par un George Clinton des grands jours.

Que cette complexité du texte ne vous fasse pas perdre de vue l'essentiel, quand il se lance en musique Anthony Joseph balance dans le spoken-word fiévreux, accompagné du Spasm Band. Sorte de funk vaudou, porté par les percussions, leur musique est aussi hypnotique que celle de Kunu Supia, même si on ne comprend pas les paroles. S'il est un intello, c'est d'un intello dansant qu'il s'agit.

Après ce premier essai, le groupe a sorti un deuxième album cette année, Bird Head Son. Un album pour lequel il a disposé de plus de temps et de moyens pour l'enregistrement, s'offrant même quelques invités de marque : Keziah Jones, Joe Bowie, David Neerman. Là encore, en parallèle à la sortie du disque, Anthony Joseph publiait un nouveau livre, éponyme, dont quelques textes seront une nouvelle fois mis en musique. Si The African Origins of UFOs n'a pas été traduit en français, j'ai cru lire quelque part que Naïve, qui a sorti l'album en France, envisageait de traduire Bird Head Son. A suivre...

Pour se faire une idée, un extrait de leur concert aux Trans' de Rennes, fin 2008, pour une interprétation de leur titre "Buddha".



On compare fréquemment Anthony Joseph à Gil Scott Heron, ce pionnier du spoken-word sur fond de jazz-funk. J'ai moi-même fait ce rapprochement la première fois que j'ai entendu Anthony Joseph, pour les intonations, la ferveur dans la voix.

Egalement auteur d'un roman, The Vulture, Gil Scott Heron, à la différence de son cadet, a donné un ton beaucoup plus directement politique à son œuvre. Celle-ci a fait de Gil Scott Heron une figure majeure de la musique noire américaine. Après des débuts sur le label Flying Dutchman de Bob Thiele, il a été assez prolixe tout au long des années 70, sortant des albums tous les ans. S'il a continué à sortir des disques par la suite, sa carrière restera associée à cette première époque. On se souvient de lui comme d'un pionnier du rap.

Gil Scott Heron a continué à tourner et se produire régulièrement sur scène, notamment en Europe. Je me souviens l'avoir vu sur la scène du New Morning en 1997 et avoir eu l'heureuse impression de constater que ce n'était pas juste une légende fatiguée mais un musicien généreux qui donnait un concert. Certes, il avait bien marqué. La consommation addictive de certains produits laisse des traces. Traits émaciés, dentition crénelée... Les relations de Gil Scott Heron avec la drogue le conduisirent même en prison au tournant du millénaire. Sorti en 2002, il a repris la route. Mieux, il s'apprête même à sortir son premier album depuis de 15 ans, album au titre ironique : I Am New Here. Il nous titille la curiosité en offrant un premier extrait en téléchargement libre, le très bref "Where Did the Night Go". Nulle nostalgie, un son contemporain, bien sombre. Un homme pas calmé, entre insomnie, bière, la nuit s'est faite blanche... Pour terminer l'année, en attendant la suivante puisque l'album est prévu pour février 2010...

De Gil Scott Heron, on se souvient qu'un des titres les plus connus se terminait sur ces mots : "the revolution will not be televised, the revolution will be... live". Je me suis toujours interrogé sur cette affirmation, en porte-à-faux avec les théories sur la société du spectacle et du simulacre. Cri d'optimisme du poète au nez et à la barbe des Guy Debord, Jean Baudrillard et autres chantres de l'aliénation des masses tant redoutée par l'Ecole de Francfort ?

Y a-t-il une "insurrection qui vient" ? Si elle devait advenir, il faudrait effectivement que la préparation du grand jour se fasse dans le plus grand secret, insoupçonnée des services de renseignements et, par conséquent, des médias, comme le suggère Gil Scott Heron. Dans les sociétés totalitaires, la contestation est impérativement secrète, que ce soit en Iran aujourd'hui, derrière le rideau de fer autrefois. Les sujets dissidents doivent alors ruser pour se reconnaître et échanger. Des codes, des mots de passe sont nécessaires. Depuis mes treize ou quatorze ans, et la lecture du roman d'Alki Zei, Le Tigre dans la vitrine, dont l'action se déroule dans la Grèce des colonels, à moins que ce ne soit dans une autre lecture, celle de quelques Rubriques à Brac gotlibienne, j'ai un doute, le mot de passe typique entre résistants est "le fond de l'air est frais". Depuis cette fin d'enfance, j'ai ce souvenir, des résistants qui se montre patte blanche en disant "le fond de l'air est frais". Un truc bien anodin, qui trompe bien son monde, le genre de propos échangés à la boulangerie... Je sais, c'est idiot mais, dès que j'entend parler d'un régime totalitaire, j'imagine ses dissidents se reconnaître subtilement à coups de "le fond de l'air est frais". Notez, "le fond de l'air est frais", c'est déjà un bon début pour lutter contre le réchauffement climatique.

dimanche 3 janvier 2010

A Giant Green Ant in Paris

Alors, moi, le natif de Ménilmontant, qui n'avais pas passé quelques jours à Paris depuis deux ans, qu'est-ce que je trouve quand je remonte ? Une fourmi verte géante sur les murs de la capitale, a Giant Green Ant, ça sonne mieux en anglais, quelque part entre les rues des Cascades et de l'Ermitage, là, près d'où "j'ai laissé mon âme".


Serait-ce un symbole de la boboïsation (terme que j'exècre mais qui, ici, dit bien les choses telles qu'elles sont) du quartier ? Le bobo n'est pas une cigale, loin de là. Mais, heureusement, il a quand même une conscience assez écolo. Son air avenant dit combien il fait bon être son voisin, s'il nous en laisse seulement la possibilité.

Car si l'envie me prenait un jour de revivre sur Paname, là où j'ai grandi et quasiment toujours vécu, je doute d'en avoir les moyens, ou alors au prix d'incroyables sacrifices en termes de qualité de vie. Au retour de ces quelques jours, je suis soulagé d'avoir trouvé au moins sur les murs les traces d'une vie artistique sauvage et gratuite, tel des survivances. Comme si ces traces, parce qu'elles sont éphémères, révélaient que l'âme populaire du quartier n'avait pas encore été complètement effacée. Qu'elle vibrait toujours.

J'ai toujours été sentimental dans mon attachement à ces lieux, mon quartier, mon bout de Paname, mon nombril du Monde. Ménilmontant, Belleville, je n'avais jamais vécu ailleurs, avant. Sans avoir jamais regretté un seul jour d'avoir quitté Paris pour Montpellier, c'est toujours ce quartier qui me définit, qui m'a donné la confiance et la fierté de ce que je suis. Depuis vingt ans, par leurs transformations, chacune de ces rues arpentées en tous sens appelait déjà à des souvenirs, souvenirs des lieux et de morceaux de vie leur étant attachés. Le temps qui passe et l'éloignement intensifie la sensation. Qu'importe. Même sans l'acuité d'un Pérec, n'importe quel gars de Ménilmontant ou de Belleville, je suis sûr, quand il se balade dans son quartier, se refait son propre En Remontant la rue Vilin, à sans cesse être interpellé par ce qui était là avant. Et se souvient.

Je n'ai même pas eu le temps de sortir du quartier. Même pas eu le temps d'aller acheter une barquette de "salade de fromage" à l'épicerie du Caire, rue de Belleville. Par contre, plus haut, la baguette de chez Desfoux m'a semblé en baisse (mais c'est vrai que le dimanche, elle a toujours été moins bonne qu'en semaine). Et ce n'est plus qu'en simple visiteur que j'ai embrassé ma ville du regard.

vendredi 1 janvier 2010

2010 High On The Funk

Bonne Année et Meilleurs Vœux !

Un seul mot d'ordre : en 2010, n'oubliez pas d'être High On The Funk !!!


Certes, à force d'être très high, Sly a fini par être beaucoup down...
Bon, on la refait.

Bonne Année et Meilleurs Vœux ! (Alternate Take)

Que 2010 soit aussi hip que Betty Davis...